CHAPITRE 2 : DE L’IDENTITE DU LECTORAT

2-1°/- La notion de lecteur

Mener une réflexion sur la construction du lecteur d'un journal nous oblige à nous arrêter, tout d'abord, sur la notion de lecteur. A la fois simple et complexe, cette notion engage à une démarche d'analyse plus approfondie pour comprendre de ses contours (afin de les niveler) pour mieux se l'approprier et l'appliquer à une problématique qui pose la question du fonctionnement des médias et de la presse en particulier.

A partir des réflexions d'U. Eco et d’E. Véron, les théories de lecteur modèle et de lecteur fidèle nous guideront pour essayer de comprendre la place qu'occupe le destinataire dans la production de l’émetteur. U. Eco titre son œuvre: «  Lector in fabula »; le lecteur dans la narration est une préoccupation fondamentale dans l'analyse d'un texte, surtout lorsqu'il s'agit d'une satire, comme c'est le cas des journaux qui nous occupent. L'instance de production « hèle » à chaque instant le récepteur supposé de son message. Le lecteur, inscrit, de façon latente ou expressive dans le texte, est sollicité régulièrement: c'est la « coopération interprétative ». Cela étant, commençons par définir les concepts d’E. Véron et d'U. Eco, non sans procéder à une précision : comme nous l'avons vu, l'analyse de l'instance réceptrice est faite à partir du pôle de l’émission.

Lorsque nous parlons de lecteur, nous postulons, bien entendu, un discours écrit. Comme le souligne C. Chabrol dans son article 156 . Il ne s'agit pas d'opposer « l'oral » à « l’écrit » (nous avons vu à quels principes idéologiques renvoie cette dichotomie), mais plutôt de nous arrêter à ce type de discours que nous qualifierons de sociaux, ou monologiques, dialogiques, non pas dialogual qui a pour particularité la coprésence des partenaires de la communication. Cette même raison de simplification et de distinction conduisait U. Eco à utiliser le concept de « lecteur » au lieu de destinataire et employer indifféremment « émetteur » et « auteur » pour désigner le producteur d'un texte. Pour C. Chabrol, la question de l'étude de la réception ne se pose pas de façon cruciale aux échanges langagiers du quotidien, comme c'est le cas dans les discours sociaux. Dans les premiers types de discours, les partenaires de la communication sont en présence l’un et l’autre et l'échange verbal est construit sur le mode dialogique qui permet régulièrement une « réponse immédiate ». L’adaptation constitue, ici, le facteur discriminant qui permet de fonder la ligne de partage entre les deux types de discours.

Donc, dans les discours monologiques (par opposition aux dialogiques), on est dans un cadre qui propose une communication médiate sans aucune possibilité d’adaptation interlocutive. Dans ce cas présent, nous avons affaire aux discours médiatiques. Malgré la mise en place de système d’apparente interaction, les médias construisent eux, seuls, leurs contenus, et ce n’est que par souci de fidélisation que le mirage de la rétroaction existe. Leurs énoncés reposent sur toute une série de paris psycho-sociosémiotiques qui demandent à être « reçue », précise C. Chabrol 157 .

E. Véron 158 notait déjà que l'achat du journal constitue de facto une preuve de consommation: Le comportement qui consiste à acheter un journal exprime une préférence clairement établit sur son contenu et par conséquent constitue un choix qui tend à faire en sorte de valider le point de vue proposé : acheter un journal, c’est en même temps manifester son accord, établir son adhésion à l’image proposée. Il est évident que la complicité des deux instances de production et de réception s’accordent sur la façon dont le réel est retranscrit à travers les lignes du médium que constitue le journal. C’est pourquoi, il sera primordial pour l’instance émettrice de connaître son lectorat, afin de proposer un univers le plus prêt et le plus fidèle possible de l’horizon d’attente du lecteur. Cependant, comme le fait remarquer C. Chabrol, cela ne suffit pas à tout expliquer si l'on tient compte de notions telles que l'instinct, le besoin, la motivation ou la réponse à un stimulus, etc. En tous les cas, comme l’a démontré E. Véron, il existe une sorte contrat entre le journal et son lecteur.

Pour E. Véron, le « contrat de lecture » est une lecture proposée par l'énonciateur à son destinataire 159 . Pour lui,

‘«la relation entre un support et son lectorat repose sur ce que nous appellerons le contrat de lecture. Le discours du support, d'un côté, ses lecteurs, de l'autre, sont les deux 'parties' entre lesquelles se noue, comme dans tout contrat, un lien, ici la lecture. Dans le cas des communications de masse, bien entendu, c'est le média qui propose le contrat».’

E. Véron soulève la question de la relation entre le support et son lectorat ou plus exactement, il se demande à quel niveau, dans le discours, on peut trouver les traces du contrat de lecture . Selon lui, la réponse à cette question se trouve dans la théorie de l'énonciation 160 ,

‘« il s'agit tout d'abord de distinguer dans le fonctionnement d'un discours (de n'importe quel discours) deux niveaux: l'énoncé et l'énonciation. Le niveau de l'énoncé est celui de ce que l'on dit (dans une approximation grossière: le niveau de l'énoncé correspond à l'ordre du « contenu »), le niveau de l'énonciation concerne les modalités du dire. Par le fonctionnement de l'énonciation, un discours construit une certaine image de celui qui parle (l'énonciateur), une certaine image de celui à qui l'on parle (le destinataire) et par conséquent un lien entre ces 'places' ».’

Ainsi, le contrat de lecture expose, d'une certaine façon, les identités des instances en présence dans le discours. En même temps qu'il montre qui assume la production du discours, il profile une image de celui à qui s'adressent les énoncés.

L’auteur, se construit, dans l’élaboration de son discours, non seulement une place, mais aussi d’une certaine façon, un destinataire. Par conséquent, dans cette construction, s’établit une certaine relation entre ces deux places. La notion de contrat de lecture est le lieu reconnaissance des contraintes qui unissent, dans le même temps et dans le même espace, un média et son lectorat. Le consommateur, à l’image des procédés en cours dans les marques commerciales, le média est dans l’obligation de gérer, au mieux cette relation, l’entretenir et faire en sorte qu’il évolue dans un marché médiatique de plus en plus encombré. Le contrat aura atteint son objectif d’autant plus qu’il aura réussi à fidéliser un lectorat, à créer, impulser et à préserver un « habitus de consommation ». Ainsi, le lecteur ne lira pas un journal, mais « son » journal, parce qu’au préalable, il se sera construit un lien entre eux. Ce contrat met en œuvre un certain nombre d’attente de la part du destinataire.

En somme, celui-ci sera attaché au journal parce qu’en l’achetant il sait qu’il a été fabriqué à son image. La construction et la préservation de l'habitus de lecture chez un consommateur vont aboutir au « lecteur fidèle » qui, selon E. Véron est fidèle à un titre de presse

‘«parce qu'il sait précisément d'avance quel type de discours il va trouver». ’

Rappelons que la notion de lecteur est relié à celle de lecture que nous emploierons dans l'acception que propose E. Véron 161 :

‘«activité signifiante», «processus socioculturel de 'prise' du sens d'un texte, d'un discours (ou plus général d'un média) ».’

La notion de lecture désigne, à notre avis, cette distinction entre production et reconnaissance. Nous posons cette différenciation juste pour rappeler la relation entre auteur et lecteur d'un texte. I1 est important d’aborder ce problème, puisque notre analyse se situe dans la prise en compte des conditions de production et de réception du discours, dimension très ancrée dans l'étude d'E. Véron 162 qui affirme, à juste titre, que production et reconnaissance constituent deux problématiques, certes liées, mais qui ne sont pas moins distinctes. Analyser un discours, c’est alors

‘« se placer dans deux positions qu'il ne faut pas confondre: soit en production, soit en reconnaissance, par rapport à un ensemble discursif donné. L'analyse de l'idéologique d'un discours est celle du système de rapport entre le discours et ses conditions de production (elle se place donc en production); l'analyse du pouvoir d'un discours concerne les rapports de celui-ci à ses 'effets' (elle se place donc en reconnaissance)».’

C'est à dire que quand nous envisageons une analyse sous l'angle de la production, cela

‘«revient à catégoriser le discours analysé dans un type, dans la mesure où l'on reconstruit les règles de production qui rendent compte de ses caractéristiques, et celles-ci se retrouvent dans d'autres discours appartenant à la même catégorie ». Quand l'analyse est faite sous l'angle de la reconnaissance, « il s'agit de reconstituer les règles de 'lecture' ou d'interprétation de ce discours».’

Puisque nous admettons que production et réception sont liées, cette perspective ne fait que confirmer notre démarche originelle: élaborer une réflexion sur le lecteur des journaux composant notre corpus en partant du pôle de production. Nous réajustons, ici, pour les besoins de notre étude, naturellement, la perspective concurrentielle que soulève E. Véron pour la simple raison que notre intérêt s’inscrit dans une logique comparative du traitement d’un événement : les attentats du 11 septembre 2001, à New York. Ce qui nous interpelle dans l'approche d'E. Véron, c'est le fait que le support de presse soit obligé de modeler son discours, sous une certaine façon, pour attirer et conserver son lectorat. Nous envisageons ainsi la lecture comme processus interprétatif qui prend en compte la dimension socioculturelle.

Pour achever la définition des concepts que nous utilisons, nous allons nous pencher sur la notion de « coopération textuelle » proposée par U. Eco. Nous pensons que la presse satirique africaine, nous ne le répéterons pas assez, n'est pas composée de journaux qui peuvent être lus et compris par n'importe qui, d'où l'intérêt de s'arrêter, un instant, sur une notion majeure dans une réflexion sur la lecture, celle de lecteur modèle.

Notes
156.

Le lecteur : fantôme ou réalité? Etude des processus de réception, Didier Erudition, 1988, p.161

157.

Le lecteur  : fantôme ou réalité ? Etude des processus de réception, in P. Charaudeau (dir.), La presse Produit, Production Réception, Didier Erudition, 1988, p.163

158.

Presse écrite et théorie des discours sociaux : production, réception , régulation, in P. Charaudeau (dir.), La Presse Produit Production Réception, Didier Erudition, 1988

159.

Véron, 1985, p.206

160.

Véron, 1985 p.207

161.

idem, p.203

162.

idem, pp.109-110