2-2°/- Le lecteur modèle

A notre avis, i1 est aujourd'hui trivial d'affirmer qu'un texte, quel qu'il soit, porte en lui, non seulement les traces de son auteur, mais aussi celles de son lecteur. Il s'établit entre les deux instances (productrice et réceptrice) une relation qui, pour l’actualisation du discours dans sa globalité, ne peut faire abstraction de celui qui est à l’origine du discours. L’interprétation est un processus complexe qui nous engage à nous arrêter sur la façon dont l’auteur dissémine dans son texte les balises qui sont autant d’ouverture par lesquels le destinataire prend possession du contenu du discours. A l’image d’U. Eco 163 , nous pensons qu’

‘«un texte tel qu il apparaît dans sa surface (ou manifestation) linguistique représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire… parce qu'il est à actualiser, un texte est incomplet»’

U. Eco affirme cela pour deux raisons, essentiellement, :

‘«la première ne concerne pas seulement les objets linguistiques que nous avons décidés de définir comme texte mais n’importe quel message, y compris des phrases et des termes isolés. Une expression reste pur flatus vocis tant qu’elle n’est pas corrélée, en référence à un code donné, à son contenu conventionné : en ce sens, le destinataire est toujours postulé comme l’opérateur (pas nécessairement empirique) capable d’ouvrir le dictionnaire à chaque mot qu’il rencontre et de recourir à une série de règles syntaxiques préexistantes pour reconnaître la fonction réciproque des termes dans le contexte de la phrase » 164 .’

Chaque message postule une compétence grammaticale (connaissances des règles syntaxiques) du pôle de la réception et de la reconnaissance. Un discours est émis pour qu’il soit lu et reconnu. De ce fait, il ne peut éluder les capacités interprétatives du récepteur, surtout dans le cas du texte satirique dont l’essentiel du jeu langagier se trouve dans le non-dit. Autrement dit, c'est ce qui n'est pas manifeste en surface, dans l'expression visible du texte; et c'est justement ce pan caché qui doit être actualisé au moment de la lecture du message. Ainsi, un texte demande-t-il, plus que n'importe quel autre type de message des « mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur ». C'est cette fonction, ce travail d'un constant éveil du lecteur que M. Bakhtine pourrait nommer 'attitude responsive active' 165 . Le lecteur est constamment sollicité pour l'actualisation des contenus du texte. Au moment où il lit, sa lecture est un constant va - et - vient entre le texte et ses différentes compétences acquises au fil de ses expériences, accumulées dans et par la société qui l'entoure.

Le texte n’est jamais donné comme un tout complet qui attendrait sagement d’être investi par un lecteur passif. C’est un tissu où des espaces blancs alternent avec des interstices à remplir et l’auteur les a laissé tels, tout en prévoyant qu’ils seraient remplis 166 . Le texte est un mécanisme absolument incomplet (tant qu’il n’est pas lu). Sa valeur significative repose sur le pari des compétences du lecteur qui lui introduira le chaînon manquant de sens. Outre dans les cas des discours didactiques, par exemple, un texte se construit, de manière définitive, au moment de la réception. C’est seulement dans sa fonction didactique qu’il livre la totalité de son contenu, contrairement à sa fonction esthétique où une plus grande liberté est accordée à l’initiative interprétative du lecteur, même si, en général, le locuteur aura pris soin de baliser ce parcours interprétatif.

En définitive,

‘«un texte postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre capacité communicative concrète mais aussi de sa propre potentialité significatrice. En d'autres mots, un texte est émis pour quelqu'un capable de l'actualiser même si on n'espère pas (on ne veut pas) que ce quelqu'un existe concrètement ou empiriquement ».’

Pour nous résumer, nous dirons donc que l'interprétation d'un texte est un exercice intellectuel où, même si un certain chemin de liberté est accordé par l'auteur, il s'agit tout de même d'un chemin orienté. I1 est évident que ce n'est pas n’importe quelle interprétation, mais une parmi des possibles. De même, l'auteur ne projette pas quelque part un individu concrètement identifiable. I1 profile, imagine un lecteur au sens large du terme. I1 le suppose par rapport à un certain nombre de compétences qui permettent la lecture, la compréhension de son texte. L'adhésion au message véhiculé est une quête continuelle de l'instance de production. Les traces disséminées à l'intérieur du texte sont autant de signes qui construisent le lecteur, qui permettent de prévoir le lecteur.

D'autres facteurs sont certainement à prendre en compte, des éléments qui font de la communication un enjeu complexe, un processus d'interactions déterminants dans les rapports quotidiens. Les codes sont devenus plus complexes pour qu’eux seuls soient les ingrédients qui fondent les échanges langagiers ou médiatiques. C'est à ce titre qu' U. Eco (p.68) fait remarquer qu’il peut y avoir une différence entre les codes du destinataire avec ceux de l'émetteur. La notion de code est un système complexe de règles qui va bien au-delà d’une simple compétence linguistique. Pour comprendre un message, cette seule connaissance de la langue n’est pas suffisante. Au-delà de la maîtrise de la langue, il y a tout un savoir culturel à mobiliser, la prise en compte de tout un système de signes liés à la situation de communication pour mieux se saisir des contenus. Derrière les règles linguistiques à connaître, il y a les complexes de présupposés, l'actualisation des contenus implicites qui sont indispensables pour la saisie complète du texte. L’actualisation complète d’un message, d’un signe verbal, par exemple, outre la compétence linguistique doit convoquer, de la part du récepteur, une compétence diversement circonstancielle, une capacité certaine à mobiliser des présuppositions.

Nous soulevions, précédemment, les problèmes que pouvait poser l'interprétation (« interprétation aberrante » selon les termes d'U. Eco). Ce problème a vite fait d’être résolu dans la communication interpersonnelle par les formes extra-linguistiques (gestuel, ostensif), les procédés de redondance et de feed-back. Ce qui n’est évidemment pas le cas dans les médias. De même, dans les échanges verbaux, la co-présence des partenaires de la communication permet donc une réadaptation de son discours en fonction de ce que l’on perçoit de l’autre. Plusieurs systèmes de codes sont ainsi mis en œuvre dans l’échange. Cela écarte la thèse d'une communication purement linguistique : la communication est, bien entendu, une activité sémiotique où des significations sont en complémentarité les unes par rapport aux autres 167 .

L’élaboration d’un texte doit prendre en compte les impératifs de l’interprétation. L’auteur d’un etxte doit intégrer, dans sa stratégie d’énonciation, la prévision des mouvements interprétatifs de son destinataire. Dans le cas de nos journaux, par exemple, le mécanisme d’écriture doit obligatoirement se fonder sur les possibilités d’interprétation, si les journalistes ne veulent pas que leurs textes soient perçus comme de la provocation, d’où l’obligation, pour eux, de connaître l’horizon d’attente de leur lectorat. Leur capacité à anticiper sur la réception fait partie des qualités à cultiver.I1 y a ainsi chez l'auteur un véritable travail d'anticipation de la lecture de son produit, pour limiter toute signification qui sortirait de son cadre déjà balisé. Mais cette stratégie d'anticipation ne se construit qu’à partir de références communes, la prise en compte d’un certain nombre de savoirs résultants d'une connaissance, sinon parfaite, du moins conséquente de son public.

Autrement dit, si l’auteur ne se réfère pas à des savoirs qu’il suppose partager avec son destinataire, il ne peut espérer que son message soit décodé dans le sens qu’il a voulu. Il doit donc s’assurer que les situations, les présupposés et les sous-entendus à partir desquels il fonde sa critique sont les mêmes que ceux de son destinataire. Ainsi, peut-il espérer que son destinataire « coopère » à l’actualisation de son discours comme il l’avait imaginé au départ. Dans le cas de l’humour, par exemple, si ces lieux de références ne sont pas les mêmes, il sera facile de se retrouver dans la position d’un Dieudonné qui, en décembre dernier, se retrouvait accusé d’antisémitisme, alors qu’il venait de faire un sketch sur Israël 168 . C’est l’écart entre l’idée qu’il se faisait lui-même de sa saynette et de son public qui pose ici question : la mauvaise anticipation condamne le récit à être perçu comme quelque chose de mauvais. Pour espérer être à l’abri d’une telle surprise, il vaut mieux connaître son public.

Par ailleurs, pour construire son lecteur, l'auteur dispose de moyens qui vont du choix de la langue (excluant par conséquent ceux qui ne la parlent) au choix d'un type d'encyclopédie, mais aussi le choix d'un patrimoine lexical et stylistique. Finalement, la question est: qu'est ce que prévoir son lecteur ? Pour U. Eco,

‘«prévoir son lecteur modèle ne signifie pas uniquement espérer qu'il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire [nous sommes en plein dans la problématique de cette thèse]. Un texte repose donc sur une compétence mais de plus, il contribue à la produire» 169 .’

L'auteur, dans sa démarche d'écriture peut alors construire son lecteur en tant qu'instance dotée d'un certain nombre de compétences dont la mise en œuvre permettrait de lire correctement le récit qui lui est proposé et suivre ainsi toute la complexité des messages. L'émetteur charge son message d'une interprétation presque précise; cela étant, il n'est nullement préserver des digressions et des libertés que peut prendre son récepteur. Un chemin balisé, pourrait-on dire, n'exclut pas que des esprits plus féconds, mus par l'aventure, en sortent pour emprunter d'autres itinéraires : l’auteur doit être dans une stratégie à la fois de fermeture et d’ouverture de son texte. Certains auteurs, pour la construction de leur lecteur modèle procèdent avec prudence: ils peuvent s'adresser tour à tour à des destinataires précis. Ils choisissent un 'target', une 'cible' (concept plus connu chez les publicitaires). Mais une cible a la propriété d'être peu coopérative: elle attend d'être touchée. Les auteurs qui optent pour une telle démarche

‘«feront en sorte que chaque terme, chaque tournure, chaque référence encyclopédique soient ce que leur lecteur est, selon toute probabilité, capable de comprendre. Ils viseront à stimuler un effet précis; pour être sûrs de déclencher une réaction d'horreur, ils diront: il se passa quelque chose d'horrible» 170 .’

Mais U. Eco précise qu'un texte écrit pour un public populaire qui tombe dans les mains d'un consommateur de kitsch, pour son interprétation, risque de virer. Un texte 'fermé' peut ainsi devenir « une machine à engendrer des aventures perverses » . La distinction entre le texte ouvert et le texte fermé semble être un écart sans trop de consistance. I1 n'est ni ouvert ni fermé en soi, il est dans l'un ou l'autre cas selon le destinataire qui le tient entre ses mains.

Il faut également noter que toute la stratégie énonciative de l’auteur, tout le cheminement qu'il développe devra servir à atteindre un sel but : faire en sorte que le public adhère à son discours. C’est pourquoi 171 (p.75):

‘«pour nombreuses que soient les interprétations possibles, il fera en sorte que l'une rappelle l'autre, afin que s'établisse entre elles une relation non point d'exclusion mais bien de renforcement mutuel».’

En fait, nous admettons, à la lumière de ces théories, l'hypothèse qui envisage le texte comme un artifice où syntaxe, sémantique et relations pragmatiques se nouent et dont les prévisions interprétatives font partie du mécanisme génératif. Dans le cas de l’oraliture, par exemple, le texte déploie plusieurs niveaux de construction : la langue française, alliée aux langues africaines produit un texte souvent empreint d’implicites qui sont autant de références qui construisent le lectorat. Il est primordial que le lecteur soit issu de cette culture du pays pour espérer venir à bout des messages. Le texte est finalement un système de 'joints' et de 'noeuds' au niveau desquels se jouent l'attente et la stimulation de la coopération du lecteur. Ecrire un texte, c’est produire un monde complexe de systèmes de codes à l’intérieur duquel on dissémine (et dissimule) quelques clefs indispensables à sa lecture. C’est à ce niveau de suppositions des compétences du lecteur que s’articule la complicité entre les deux instances de production et de réception du discours. Retenons alors que dans la relation qui s’établit entre nos supports de presse et leur lectorat, il y a une constante négociation qui prescrit des clauses d'un contrat. Le journal est tenu de le respecter au risque de se faire désavouer, sinon par le public entier, du moins par une partie qui ne se retrouve dans 'son' canard. I1 est aussi à retenir que dans son processus de 'génération', le texte porte, en filigrane, l'image de son destinataire. Ce dernier n'est pas concrètement identifiable dans la masse, on l'a dit, mais la production discursive de l'auteur porte les traces qui permettent de le caractériser; en tous cas, il est présent et représenté dans le texte. Le destinataire aura devant lui un texte avec lequel il a diverses possibilités de lecture, d'interprétation.

‘« ... un texte, une fois séparé de son émetteur (ainsi que l'intention de l'émetteur) et des circonstances concrètes de son émission (et donc de son référent entendu) flotte (pour ainsi dire) dans le vide d'un espace potentiellement infini d'interprétations possibles. Par conséquent, aucun texte ne peut être interprété selon l'utopie d'un sens autorisé défini, original et final Le langage dit toujours quelque chose de plus que son inaccessible sens littéral lequel est déjà perdu dès le début de l'émission textuelle» 172 .’

Il peut donc exister un décalage entre le code de l'émetteur et celui du récepteur, problème dont nous parlions plus haut. Pour la satire, il plus que nécessaire que les partenaires de la communication partagent les mêmes références si l’on ne veut pas risquer que le discours soit traiter comme une agression gratuite. La satire est un produit d’une société destinée à un lectorat précis. Prenons par exemple les journaux issus des trois pays représentés dans notre corpus : les références au wolof dans Le Cafard Libéré , montre bien bien que le lecteur doit être d’abord sénégalais, ou au moins maîtriser le wolof. De même, comme nous l’avons remarqué dans le cadre de l’identifiant d’Abdoulaye Wade, seule l’appartenance à la culture sénégalaise pouvait permettre de saisir la signification exacte du surnom. Au Lynx , les références au Soussou participent du même souci de construction d’un lecteur guinéen. Enfin, pour le Journal du Jeudi , les paroles de Goama (que nous étudierons dans le dernier chapitre) ne peuvent prétendre s’adresser à n’importe quel lecteur. Les discours de ce personnage s’adressent essentiellement au burkinabé qui connaît un minimum le moré, langue à partir de laquelle est élaboré le discours. C’est en ce sens donc que la satire ne peut s’adresser à n’importe qui de la même manière. L’appropriation de ses messages passe par un système de codes commun entre le satiriste et son lecteur et c’est là toute l’importance de cette dernière partir de notre thèse. Nous avons voulu prendre un événement commun à tous les journaux pour voir comment chacun a rendu compte de cette actualité, en tenant compte des règles propres au genre et du public qui est le sien. La narration de cet événement, ainsi que tous les discours qui apparaissent dans ces journaux constituent un espace où se jouent des références communes entre le journal et son lectorat. Lire et comprendre ces journaux, c’est mettre en œuvre des savoirs culturels qui font par conséquent de cette presse un lieu de médiation.

Notes
163.

Eco, 1985, p.64

164.

Eco, 1985, p.64

165.

Bakhtine, 1984, pp.274-278

166.

ECO, 1985, pp.66-67

167.

Eco, 1985, p.68

168.

Cela pose évidemment une autre question : celle des limites de l’humour ; peut-on rire de tout ? Voilà une piste de réflexion que nous entendons mener à la suite de cette thèse.

169.

idem, p.72

170.

Eco, 1985, p.73

171.

Eco, 1985, p.75

172.

U. Eco, 1992, p. 8