CHAPITRE 3: PROFIL (S) DE LECTEUR (S)

3-1°/- La relation des événements

Nous parlons, consciemment, de relation à ce propos, puisque nombreux sont les journaux, notamment Le Lynx (a travers l’article de T. Diallo) qui ont ressenti le besoin de rendre compte de l’actualité dans une logique chronologique. Comme le montrent bien C. Jamet et A-M. Jannet 173 , l’absence d’intrigue, un défilement sans nœud et sans dénouement, permet de construire un effet de direct. La précision temporelle permet de crédibiliser le discours journalistique. Il s’agit quasiment de décrire l’événement tel qu’il s’est déroulé, en faisant abstraction le plus possible de tout artifice narratif. Mais la presse satirique, nous l’avons bien noté dans la première partie de cette thèse, ne peut faire l’économie de commentaire. Si l’événement de départ est inconnu du lecteur, le journaliste se fera un devoir de le rappeler. Cependant, son discours s’agrémentera d’autres discours presque étrangers à l’événement de base. C’est dans le lien entre ces deux niveaux discursifs (la connaissance de l’événement de base et les commentaires) que va se profiler l’image du lecteur. Les attentats du 11 septembre 2001 constituent un événement récent sur lequel nous aimerions nous arrêter pour voir autour de quelles références chaque journal a construit son discours et de ce fait a profilé l’image de son lectorat. Dans un premier temps, il serait important de noter que pour tous ces journaux, un minimum de vingt quatre heures séparent l’événement de la date de leur parution : pour Le Cafard Libéré , c’est le numéro du 12 septembre qui en parle ; le Journal du Jeudi survole la question dans son éditorial du 13 et ne lui consacre sa une qu’une semaine plus tard, c’est à dire le 20 septembre ; quant au Lynx , ce sera le numéro du 17 septembre, puisqu’il ne faut pas oublier que les attentats ont eu lieu un mardi, alors que Le Lynx paraît les lundi. En ce qui concerne les deux journaux panafricains de notre corpus, on ne parlera de l’événement que très tard. Ainsi, le choix sera-t-il, pour eux, de faire une analyse sur les conséquences, par exemple en rapport avec la riposte américaine, en Afghanistan. Ce qui veut dire, pour nous, puisque nous nous intéressons à la question même des attentats, que nos observations se limiteront aux trois premiers journaux, à savoir les satiriques nationaux, en commençant par le sénégalais.

Le Cafard Libéré titre sa une (cf. annexes) : « Attentat monstre contre le World Trade Center de New York : Le monde est amer icain ».Quant à la caricature de Odia, elle représente le président américain, habillé en cow-boy, se tenant la tête et hurlant : « C’est apocalypse now !! chez moi in USA ! ; en face de lui, courant à son secours, on reconnaît A. Wade qui lui lance : « Khana tu n’as pas déclenché le plan « Saï-Saï » à temps !? » L’autre discours linguistique, qui sert de titre à la caricature annonce : « Etats-Unis d’Amérisque : C’est l’Indépendance « Dée ».

Deux niveaux de référence, chacun lié à la culture des deux protagonistes de la scène figurée, sont repérables dans cette une : le premier, c’est l’univers de Georges Bush. La titraille est le premier discours qui renvoie au premier personnage, puisqu’elle situe le lieu de l’événement. Le jeu de mots et le jeu de couleurs du titre sont la première complicité dans laquelle se trouvent le journal et son lecteur. En effet, le fait d’exhumer le mot « amer » de l’adjectif « américain » construit une connivence entre les deux instances de communication. C’est dans la même logique que se situe le titre de la caricature, ainsi que la bulle qui figure le cri du président américain. « Indépendance Day » (« Jour d’Indépendance ») qui s’écrit ici avec une orthographe erronée (d’où les guillemets), renvoie à la fois à la culture américaine en la croisant avec la culture sénégalaise (deuxième niveau de référence). Autrement dit, le second mot qui constitue la fin de l’expression s’écrit exactement comme le mot que l’on retrouve très souvent à la fin des phrases marquant l’étonnement dans certains pays africains. Justement, la caricature du second personnage se conçoit avec la langue locale. Le mot « khana », du wolof, utilisé pour lancer une interrogation ou une incompréhension inscrit indiscutablement le lecteur dans la culture sénégalaise ; de même que l’expression « Saï-Saï » qui veut dire bandit ou malfrat. Ainsi, A. Wade s’étonne-t-il du fait que G. Bush n’a pas mis en place un plan anti-délinquant avant que les terroristes ne frappent. En outre, pour corroborer notre hypothèse selon laquelle ce lecteur là ne peut être que de culture sénégalaise, seule la caricature du président américain porte son nom (que l’on voit sur le chapeau), comme pour dire que la reconnaissance de Wade se fera sans recourir à un discours linguistique. Cependant, ce lecteur doit aussi avoir une connaissance au-delà de la culture sénégalaise pour percevoir l’ironie de Bush en cow-boy. De la même manière, ces références doivent l’aider à relever les allusions cinématographiques, puisque « Apocalypse Now » et « Independance Day » sont deux films à succès, sortis des laboratoires hollywoodiens. D’ailleurs, la référence au cinéma hollywoodien est devenu, quasiment le seul angle d’attaque de ces événements :

‘« Hollywood a inventé et produit des fictions du genre « Président d’un jour » ou encore « Independance Day ». Ce mardi 11 septembre 2001, une main criminelle a répandu l’apocalypse sur New York et Washington. Du jamais vu ! ».’

Ce qui marque l’esprit des journalistes, et par conséquent celui des lecteurs, c’est effectivement le caractère inédit de l’événement (n’est-ce pas ce qui fait information, c’est à dire ce qui vient rompre le flux normal du quotidien ?). Mais les journaux satiriques, au-delà de ce qui fait information à porter à la connaissance de son lectorat (d’autres médias les ont précédé, de toutes façons), c’est leur capacité à commenter cette actualité, en y éparpillant des parts ironique et des sous-entendus : c’est à ce niveau que se joue la complicité. Ces références peuvent aussi être des repères historiques, comme lorsque Yaya Sakho rappelle :

‘« Certains diront que l’Amérique, au gigantisme territorial et militaire et à l’apogée économique jamais atteint dans l’histoire du monde, en a vu d’autres catastrophes. Notamment l’assassinat du Président Abraham Lincoln ou encore le canardage en direct du charismatique John F. Kennedy avant celui du Révérend Martin Luther King et puis dans un passé récent, l’attentat spectaculaire d’Oklahoma City ».’

Ces faits passés, rapportés aux événements présents montrent bien (au-delà de la constitution d’une temporalité qui fait que la presse s’ancre souvent à la fois dans un passé et se projetant s’ouvrir vers le futur) que la satire a besoin de référence pour se lier intimement avec son lecteur. Il ne s’agit pas de dire que tout lecteur possède ces savoirs investis dans le discours, mais bien de préciser que l’on peut relever tous les niveaux d’implicite, une partie du message nous échappe et l’on se trouve en passe de devenir une cible potentielle : ne pas comprendre l’ironie, souvent, c’est sentir une agression qui n’en est pas une et donc se retrouver hors de l’enclave dont on parlait plus haut. Les références, ce sont les savoirs supposés de l’auteur par rapport à son destinataire. C’est la raison pour laquelle Ahmed Tidjane Cissé, dans la Chronique Assassinedu Lynx , en date du 17 septembre, parle de la guerre de Kipour lorsqu’il fait le lien avec la Palestine et Israël, ou encore du « jeudi noir » d’octobre 1929. De même, lorsque le chroniqueur parle de Dame Thémis, il conçoit bien son lecteur dans sa capacité à connaître la mythologie grecque pour se rappeler qu’on est bien entrain de parler de la déesse de la justice ou de Sabra et Chatila. Mais, puisque la satire se construit d’abord pour une audience locale, comme nous l’avons vu avec Le Cafard Libéré , Le Lynx (dont la une se décline aussi en jeu de mot avec les « Etats Unis », devenus « Etats Inouïs », grâce à l’inimaginable ; et avec l’expression « bouche bée » transformée en « bush bée » ; ici, la moquerie passe l’incapacité des satellites américains à arrêter les desseins de Ben Laden : cf. annexe) aussi ramène l’événement étranger sur son sol africain et national. C’est ainsi qu’on pouvait lire sous la plume de Cissé :

‘« Les semaines et les mois à venir seront certainement riches d’enseignements pour le monde nanti et les acteurs de la violence sous toutes les formes en Négritie ».’

La référence à l’Afrique par ce mot, « négritie », inventé dans les colonnes du satirique, par le chroniqueur, fonde un discours qui suppose que le lecteur soit dans la confidence. Ce traitement de l’actualité étrangère par l’angle national atteint son point culminant dans l’éditorial de Souleymane Diallo. Pour le fondateur du Lynx , l’événement est important si l’on tient compte du mois pendant lequel il se déroule : septembre. Entre l’arrestation et la déportation de l’ Almamy Samory Touré, le 29 septembre 1898, le départ du « méchant colon », le 28 septembre 1958, l’incursion des rebelles, le 1er septembre 2000, la défaite de ces mêmes rebelles, le 1er septembre 2001, pour S. Diallo, ce mois appartenait à la Guinée (toutes les références sont nationales) pour ses malheurs jusqu’à ce que les Etats Unis lui usurpent cette particularité :

‘« Le mois de septembre n’a pas réussi à se faire monopoliser par la Guinée. On aura pourtant tout essayé. On a commencé à essuyer quelques défaites, malgré notre bonne foi et notre obstination. Peut être que les Etats Unis d’Amérique et le reste du monde nous sont venus à la rescousse. Ce n’est pas parce que nous avions commencé à compter l’histoire à rebours qu’ils doivent en rafler toute la mise. Il nous faut de même une petite remise. Mais quand les grands s’emparent d’une partie de cette histoire-là, il est difficile aux petits de procéder à une remise à l’ordre ou à niveau ».’

L’ironie du journaliste passe par un détour national : un peuple de Guinée à qui on vole ses prérogatives de souffrances :

‘« Septembre a surgi de l’histoire des Etats-Unis pour occuper la conscience universelle. On risque de nous le piquer une bonne fois pour toutes. On l’avait choisi pour prendre Samory en symbole. L’Occident s’est installé dans nos contrées. En septembre 1958, il a commencé à plier bagages… En septembre 2001, tout a si mal marché que nous n’avons même pas eu le temps de fêter entièrement notre chance d’avoir chassé les rebelles. C’est l’Amérique qui entre en jeu. Peut être l’aboutissement logique d’un certain septembre. De grâce que l’Amérique et le monde ne nous prennent pas notre mois béni… ».’

Faire parti du lectorat suppose la perception de l’ironie qui rappelle que ce mois est loin d’être béni pour les guinéens, eu égard aux événements égrenés par le journaliste. Mais cela veut surtout dire que le lecteur connaît suffisamment l’histoire guinéenne, pour savoir notamment que Samory fut le plus grand résistant à la pénétration coloniale en Afrique Occidentale Française. Il faut aussi qu’il sache que le départ du colon est lié à un certain référendum gaulliste qui fut couronné par le choix de la Guinée à proclamer son indépendance le 2 octobre 1958. Aussi, est-il indispensable de connaître l’histoire américaine pour actualiser la référence implicite au septembre noir, autrement à l’attaque de Pearl Harbor, qui engagea les Etats-Unis dans la deuxième guerre mondiale. Ce même savoir sur l’Amérique permet de comprendre ce titre de l’article de D. Glez, paru dans le Journal du Jeudi , du 20 septembre : War Trade Center évoque, évidemment l’idée de guerre qui sous-tend ces attaques terroristes, mises en lien avec le lieu où elles se sont déroulées : le World Trade Center. La substitution des deux mots permet au journaliste de faire jouer l’esprit d’association de son lecteur. Celui-là même qui, en même temps, reconnaîtrait les références logées dans l’éditorial du 13 septembre.

En effet, dans cet article (dont le titre est la « La « barak » s’effondre » : jeu de mot évident entre la baraka (bénédictions) et la baraque (les tours) pour dire à la fois la destruction des tours et la perte de l’humanité ; jeu de mot aussi à la une du 20 septembre : on peut lire sur le tee-shirt de J. Carter : « God Blesse America ». La référence au fameux « Beni soit l’Amérique » porte la marque de l’ironie par la substitution du verbe français « blesser » au verbe anglais « bless ».), JJ projette son lecteur au delà du rappel de Tiken Jah Fakoly (chanteur ivoirien de Reger, reconnu ces dernières années grâce à son album « Françafrique »), à travers une structure qui part de la situation nationale. Autrement dit, la sagesse, qu’il reconnaît à l’Africain en général, et au Burkinabé en particulier, constitue le point d’accroche à partir duquel il construit son analyse des attentats américains :

‘« Le pardon est un acte de raison. Seule la folie tire son essence de la passion. Notre pays, malgré les différents courants antagonistes, souvent violents, qui l'ont endeuillé, a jusque-là su raison garder. Il faut s'en féliciter car, sur l'échelle de la tradition africaine, la sagesse est la première vertu. Et puisqu'il faut à présent tout considérer sous l'angle de la globalisation et de la mondialisation, sachons nous situer dans le concert tonitruant des grandes et petites nations de ce monde. Du reste, on se demande si la grandeur d'une nation est seulement fonction de sa puissance économique et militaire. Après les terribles attentats qui ont paralysé la première puissance mondiale mardi dernier, on peut affirmer que la sagesse n'est pas la denrée la mieux partagée,en ce moment sur le globe ».’

Comme on a pu le constater le profil du lecteur n’est pas spécialement focalisé sur un savoir exclusivement national. Il suppose une connaissance débordant largement le cadre culturel local pour une compétence plus encyclopédique. Cela se voit notamment dans l’actualisation des titres qui sont des lieux privilégiés de discours implicites et de références appréhendables en dehors de l’énoncé. Les titres ne sont pas seulement des résumés d’articles. A la fois l’aboutissement de l’écriture journalistique et point de départ de la lecture 174 , c’est surtout le lieu à partir duquel le destinataire « entre » dans l’information. Sa conception doit intégrer un impératif majeur : il est fait pour attirer l’attention du lecteur, d’où, pour la satire, le besoin et l’intérêt de sa manipulation.

Notes
173.

C. Jamet, A-M. Jannet, Les Stratégies de l’information, 1999, pp. 109-110

174.

C. Jamet, A-M. Jannet, La mise en scène de l’information, L’Harmattan, 1999, pp. 105-106