CHAPITRE 4: HISTOIRE (S) D’ECRITURE

4-1°/- Le mythe de l’Afrique sans écriture

Au commencement était le verbe, ou disons la parole ! Commençons ce chapitre par le médiat que, quasiment, tous les discours scientifiques occidentaux s’accordent à reconnaître au continent africain (au moins, celui-là est reconnu). Dans la deuxième partie de cette étude, lorsqu’il s’est agi de présenter le corpus de notre réflexion, nous avions justement compris qu’il était impossible de parler des médias modernes en faisant l’impasse sur une situation historique du premier médiat, reconnu pour ses fonctions d’historien et de généalogiste, entre autres, qu’est le griot. Ce dépositaire de la parole, figure emblématique de la communication traditionnelle en Afrique, reste un des personnages majeurs de la hiérarchie sociale.

‘« Je suis griot. C’est moi Djéli Mamadou Kouyaté, fils Bintou Kouyaté et de Djéli Kedian Kouyaté, maîtres dans l’art de parler. Depuis des temps immémoriaux les Kouyaté sont au service des princes Keita du Manding : nous sommes les sacs qui renferment des secrets plusieurs fois séculaires. L’art de parler n’a pas de secret pour nous ; sans nous les noms des rois tomberaient dans l’oubli, nous sommes la mémoire des hommes ; par la parole nous donnons vie aux faits et gestes des rois devant les jeunes générations ».’

Ces mots sont tirés du roman de D. T. Niane 177 qui, pour raconter la légende de Soundjata, se met à l’écoute d’un griot dont il ne sera que le « fidèle » transcripteur : écouter, pour retranscrire le discours du « maître de la parole ». Nous n’allons pas revenir, ici, sur les fonctions de ce personnage. Il faut néanmoins rappeler, comme le démontre si bien, L-J. Calvet 178 que le griot dispose d’une compétence spécifique, qu’il rappelle à chaque fois qu’il est appelé à s’exprimer. Une sorte de droit à la parole qui s’appuie sur ses capacités de généalogiste hérité d’une longue lignée familiale, qui devient ainsi le gage de la véracité et de la pertinence de son propos, à l’image de l’historien qui fait référence à sa bibliographie. Cette compétence sera remise en question avec l’arrivée de la colonisation.

Notons, tout d’abord, que l’impérialisme occidental justifie sa démarche, entre autre, sur un postulat religieux, biblique : le mythe de la malédiction de Cham ; ce fils de Noé, qui fuira vers le sud et dont les africains seraient les descendants. Ainsi, serait-il important et chrétien, et même divin, de construire une mission, dont la tâche salutaire sera la civilisation et l’évangélisation de ce peuple sauvage et barbare. Mais, il faut s’employer à le civiliser dans les limites d’une civilisation qui conserve la supériorité du Blanc sur le Noir. D’ailleurs, même cette différence là n’est pas une donnée religieuse, puisque supériorité et infériorité sont, une fois de plus, des concepts pétris d’idéologie.

C’est pourquoi, nous pensons que l’opposition entre tradition orale et écrite n’est pas aussi simple qu’elle paraît. Les sociétés occidentales qui se prétendent civilisées et évoluées, à l’opposé des sociétés africaines considérées comme sauvages et primitives, injectent dans la dichotomie entre oralité et écriture, un implicite idéologique qui tend à légitimer, entre autres, le discours civilisateur à la base des conquêtes coloniales. L’Afrique se situerait dans le passé de l’humanité, parce que nous serions en présence d’une société communiquant avec les esprits. Cette pensée montre le préjudice que l’occident fait subir aux africains en pensant que l’Afrique, sans apport extérieur, ne fait pas partie de l’histoire du monde 179 . C’est une nature brute et pure. L’Europe elle, est une société « civilisée », parce que détenant la capacité de « perception » de la réalité. (Nataf, 1973, rappelé par S. Battestini, p.70). Autrement dit, ici, dans les pays occidentaux européens, la raison est surtout synonyme d’écriture. Elle permet une construction des rapports humains fondés sur la séparation, entre d’un côté, une élite qui détiendrait cet outil qu’est l’écriture, et de l’autre, des paysans englués dans la bassesse de l’oralité. A travers cette catégorisation sociale qui fait de l’écriture l’outil de discrimination, on comprend alors le mythe de Thot qui admet qu’

‘«elle [l’écriture] ne sera partagée, avec le commun, que dans la mesure où elle sert le pouvoir et qu’elle sera suffisamment contrôlée, afin qu’aucune parcelle de pouvoir ne soit diffusée parmi les gouvernés » 180 .’

Cette division de la société s’inscrit dans cet univers de mépris qui sous-tend la démarche que rappelle Molino (1991) :

‘« A cette société divisée correspond une culture aussi divisée : les gens d’en bas, esclaves, paysans, ouvriers, sont des sauvages, ils sont en dehors de la civilisation qui se confond avec la ville et avec l’élite […] Ainsi se creuse et s’approfondit l’opposition entre la culture des gens d’en bas, culture orale, culture populaire, ignorée et méprisée, et la culture d’en haut, culture écrite, culture savante consciente et assurée de sa valeur… » 181

Comme on peut donc le constater, la signification du mot « écriture » va bien au-delà de la définition dénotée pour connoter grossièreté, vulgarité, inculture, etc. L’Afrique est alors inférieure à l’Europe, puisqu’elle n’a pas d’écriture, au sens où l’entend l’Européen. Celui-ci doit la convertir, la civiliser, l’éduquer et surtout l’exploiter. Son modèle est archaïque en comparaison avec la Renaissance européenne. Nous y voilà ! Le savoir désormais ne peut se constituer que par la maîtrise de l’alphabet latin. La confrontation entre C. Lévi Strauss et un Nambikwara montrait bien que pour le premier, le second est analphabète, parce qu’il ignore le système de communication et d’interprétation occidental qu’est l’alphabet latin ; lui est alphabétisé puisqu’il maîtrise cet outil, malgré le fait qu’il est incapable de décoder les signes de la brousse pour retrouver son matériel laissé à un endroit. Pour l’auteur de l’Anthropologie structurale,

‘« après avoir éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-ci : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu’ils se sont assignés, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d’une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable du projet »(353, cité par S. Battestini, p.81).’

Donc, la tradition orale serait synonyme de

‘« sociétés perdues au fond de la jungle ou sur les sommets de montagnes inaccessibles, ayant des coutumes bizarres, des vêtements bigarrés, un artisanat plutôt qu’un art… » 182

Pourtant, il faut rappeler, à l’image de Garaudy (1978), que ces peuples ne sont pas aussi barabres qu’on veut le faire croire. Par exemple,

‘« les tissus de coton et de fibres de palmes de Congo et de Guinée étaient aussi résistants et aussi fins que les tissus d’Europe ; les cuirs tannés et décorés des Haoussas (Nigeria) étaient déjà appréciés en Europe […] la métallurgie du cuivre du Katanga et de la Zambie, du fer en Sierra Leone était de qualité supérieure à celle qu’on y importa ensuite par la force […] et tous les gisements actuels de cuivre et d’or étaient déjà en exploitation [271] ».’

Ainsi, tout le discours à la fois précolonial et colonial se construit-il dans une perspective de dénégation de toute forme de raison et de progrès aux sociétés africaines. Piétiner toutes les données historiques liées au langage, au progrès, au développement et à l’organisation politique et sociale qui fondent les sociétés africaines pour mieux légitimer les conquêtes, est le pendant idéologique qui détermine cette démarche négationniste. S. Battestini montre, de manière captivante, comment l’idéologie conquérante de l’occident est à la base du refus de reconnaissance de toute forme d’écriture à l’Afrique. Le panneau dans lequel nombre de scientifiques, notamment africains d’ailleurs, tombent, est ce relais d’une Afrique sans écriture, sous l’emprise d’une oralité aux failles mille fois dénoncées, en terme de souvenir et de mémoire. C’est en réalité la colonisation qui efface toute trace des systèmes d’écriture que l’on connaissait sur le continent, comme le script nsibidi au Nigeria 183 .

L’Afrique n’a pas à rougir de ses systèmes de conservation de son histoire. Il est évident que l’Europe ne possède nullement le système qui serait le modèle pour toutes les civilisations. L’humanisme d’inspiration gréco-romaine n’est certainement pas le seul modèle possible, d’autant plus que ce modèle est né de l’influence venue d’ailleurs, et notamment du continent africain (de l’Egypte, comme le montrait Cheick Anta Diop lors du colloque de Caire en 1976, à l’aune des témoignages des personnalités comme Hérodote, Platon et ou encore Pythagore, etc.). Il est donc reconnu que

‘« les descriptions classiques des écritures, ensembles classés de définitions, ont, jusqu’à maintenant, largement ignorés les données scripturaires de l’Afrique. C’est à peine si les historiens de l’écriture ont noté les influences , pourtant évidentes, du phénicien antique sur le script tifinagh des touareg d’à présent, ou du démotique égyptien ancien sur l’écriture copte utilisée de nos jours, ou encore du grec et du devanagari sur l’amharique, de l’arabe sur les innombrables ‘ajami (système permettant la transcription des langues d’islamisés en s’inspirant de l’arabe), des hiéroglyphes sur le méroïtique, des scripts égyptiens sur les écritures du monde occidental et certaines écritures africaines ».’

Ce qu’il faut retenir, sur ce plan, en tous les cas, c’est l’occultation de procédés de fixation de l’histoire, comme l’écriture Vaï, l’alphabet Nko découvert récemment en Haute Guinée, ou encore l’alphabet éthiopien. L’occident ne veut voir en l’Afrique que ce qu’il souhaite y voir. Une Afrique, indéfiniment réinventée, au gré des idéologies naissantes et fluctuantes, au gré des concepts dont le manque d’objectivité n’est plus à démontrer : la sémiologie nous a appris que tout signe se lit et s’interprète non seulement en tenant compte de sa nature, mais surtout de la culture du récepteur et des préoccupations de celui-ci. La relativité de l’interprétation devient tributaire de la finalité du sujet observant. Cette contrainte est certainement à la base de l’invention de plusieurs afriques dans le discours scientifique et médiatique. Régulièrement, tour à tour, on nous projette, à travers toutes sortes de médias, une Afrique et des Africains sans progrès, sans capacité créative et sans originalité, ravagés par la famine et la guerre civile. C’est enfin ce fameux « miracle grec » qui viendrait pousser ces hommes vers la lumière. L’occidental qui observe et décrit l’Afrique, comme le dit Battestini (p.94), et qui le traduit dans sa langue et ses cadres de références, assimile inexorablement l’homme noir à un marginal. La démarche scientifique est tellement drapée d’un filet exempt de toute contestation (c’est d’ailleurs pour cela qu’on a recours à elle pour justifier les idéologies racistes) qu’il est besoin de rappeler qu’

‘« il n’y a pas de vérité absolue, il n’y a que des vérités spécifiées théoriquement et pratiquement, donc historiquement […] Tout texte scientifique, même trivial, résulte d’une « mise en scène ». Mise en scène des concepts, des résultats et aussi mise en scène, c’est à dire processus de production de connaissances » 184 .’

A l’instar de l’observation de S. Battestini, nous pensons que de tous les continents, jamais aucun n’a connu autant de séries de mensonges, de falsifications de son histoire, d’omissions conscientes ou non sur sa civilisation, ou d’inventions à propos de sa culture que l’Afrique. C’est un continent aux multiples facettes, d’une telle complexité, de systèmes tellement étriqués que seule la sémiotique peut prétendre être la discipline capable de saisir ces mouvements.

Les langages et les systèmes symboliques qui traversent l’histoire de l’Afrique et construisent ses rites et les coutumes des communautés, les systèmes de signes qui sont à la fois dans l’univers métaphysique et dans le « monde sensible », sont autant de moyens de communication dont la compréhension suppose, obligatoirement, la connaissance, et peut être sinon l’appartenance, du moins l’immersion dans ces structures sociales et culturelles. Si l’histoire de la chasse était racontée par le lion, le récit ne serait pas le même, disent les anciens. Une Afrique sans écriture ? C’est une affirmation extérieure aux Africains qui n’avait pour objectif que la domination de leur continent.

Nous finirons par cette critique de S. Battestini, qui affirme, à juste titre, que

‘« ces intellectuels africains occidentalisés adoptent le point de idéologique européen et en font un drapeau, comme on se rend en agitant une chemise en lambeaux. Ils affirment l’importance du papier, de la bibliothèque, de l’encre, quand ils s’appuient sur l’écrit pour magnifier la pensée et l’oralité. Puisque sans écriture, on glorifiera l’oral et la mémoire de ceux qui n’écrivent pas. L’Africain d’aujourd’hui abondera dans le sens contraire absolu, car c’est l’Afrique qui, pour lui, a créé l’écriture avec la première civilisation qui inspirera celle des Grecs. Il faut lire, à cet égard, tout Cheikh Anta Diop, Obenga (1973), et en Amérique, Van Sertima et ses amis. La contribution de l’Afrique à l’histoire de l’humanité doit être reconnue, mais c’est une contribution parmi les autres, ni supérieure, ni inférieure. Il y a des peuples en Afrique qui ne connurent pas d’écriture au sens ordinaire du terme, mais il y a aussi des peuples qui écrivirent bien avant les Européens. Il est aussi faux de parler de l’Afrique comme un « continent sans écriture » que d’affirmer que l’Afrique a tout inventé dans ce domaine ».’

Toutefois, aucune société ne peut vivre repliée sur elle-même. Le continent africain ne pouvait pas être à l’abri de cette loi, lorsqu’il vit débarquer sur ces côtes les navires « des gens de l’autre côté de la rive ». De sa tradition orale reconnue et de son écriture symbolique, l’Afrique réinvente l’écriture : « l’oraliture ». Cette nouvelle forme de communication apparaît, de manière claire et revendiquée, avec les écrivains de la littérature issue des indépendances.

Notes
177.

Niane, 1960, p.9

178.

Calvet, 1984, pp.4-8

179.

Battestini, 1997, p.73

180.

Battestini, 1997, p.72, citant Derrida, 1972 : dans La dissémination, Derrida rapporte le mythe de Thot en se fondant sur les écrits de Platon (88)

181.

Cité par S. Battestini, 1997, pp.74-75

182.

Calvet, 1984, p.117 ; nous reprenons ici les mots de Calvet nons sans préciser que cet extrait rappelle seulement l’opinion de cette idéologie et qu’elle n’est pas la sienne.

183.

Batestini, 1997, p.67

184.

Battestini, 1997, pp.69-70