CHAPITRE 5 : ESPACES D’ORALITURE

Dans ce chapitre nous souhaitons nous pencher sur la question qui sert de fil rouge à cette étude. Comment la presse satirique africaine intègre-telle l’oralité dans son écriture ? L’écriture ou disons plutôt la langue utilisée dans ces journaux qui est à la source de notre intérêt pour ces médias. On le sait : dans un système de production de sens, il y a à prendre en compte un impératif, majeur à notre avis : l’espace. Le lieu de diffusion d’une langue, et par extension la population qui se reconnaît à travers elle, sont des composantes fondamentales qui orientent la ligne conceptuelle du message. Autrement dit, lorsque nous élaborons un énoncé, nous ne pouvons écarter une réflexion sur son destinataire, si nous voulons, en tous les cas, que ce langage ait une quelconque chance d’être compris. Cette exigence, primordiale, ne saurait se passer d’une connaissance préalable de cet espace dont nous faisions mention plus haut qui convoque une notion plus complète : la culture.

Intégrer son environnement culturel, en l’occurrence l’oralité, dans les règles de construction de son discours, c’est ce que fait la presse satirique africaine, et c’est ce qui constitue sa richesse. Se situant entre la technologie occidentale de la presse et l’art et la technique du griot, les médias satiriques africains semblent ouvrir une alternative pertinente au mode de narration de l’information en Afrique. Au croisement de l’écriture et de l’oralité, la presse satirique africaine construit à la fois un langage original et proche de son lectorat, constitutif d’une identité. Cette inventivité et cette proximité lui permettent de se bâtir une solide audience, capable d’actualiser tout le contenu de son discours. Car, dans cette langue inventive, tout n’est pas dans l’apparent, le patent ou le dénoté. L’essentiel de la stratégie énonciative, communicative du locuteur (le journaliste dans le cas qui nous intéresse) se joue dans le discours sous-jacent.

En effet, cette langue aussi est un univers d’implicites, puisque porteuse de ses conditions de conception. En d’autres termes, qu’ils soient fabriqués par les journaux eux-mêmes, ou repris de la rue, les mots produisent à eux seuls une véritable polyphonie, c’est à dire qu’ils disent plus qu’une valeur dénotative. Pour les comprendre, on ne peut les dissocier des conditions qui ont favorisé leur conception et leur énonciation. Et puisque nous sommes de plein-pied dans la satire, cette langue est très souvent empreinte d’humour. Justement, la reconstitution de cette chaîne complexe de sens n’est-elle pas la preuve patente que le discours médiatique ne peut être globale ? Il est singulier, parce qu’adapté à une cible particulière et précise. Ces journaux s’expriment dans la « langue du peuple ». C’est en ce sens surtout, à notre avis que le journaliste camerounais E. Ngangué (Les Cahiers du Journalisme, N°9, Automne 2001) conçoit la presse satirique africaine comme la voix de l’avenir. Pour lui, le succès, parfois foudroyant, que connaissent ces journaux est lié, outre leur ton humoristique, à l’emploi d’une langue proche du grand public. Il écrit :

‘« Alors que la presse d’information générale se caractérise par un verbiage parfois pompeux, où des journalistes sérieux et compétents écrivent sur des sujets aussi « ennuyeux » que la politique ou l’économie, la presse satirique, elle, a très souvent pris le parti de s’exprimer dans le langage de ceux qui la lisent : la langue populaire. Loin des analyses et des commentaires parfois abscons que déblatèrent à longueur de lignes les journalistes dits « sérieux », [les satiristes seraient-ils moins sérieux ?] les satimédias […] ont opté pour des choses plus pratiques. Il est ainsi du « camfranglais » (mélange de langues camerounaises, d’anglais et de français parlé dans les villes du Cameroun) qui caractérise les bulles du Messager-Popoli, de la combinaison français et wolof qu’on retrouve dans Le Cafard Libéré, Lambji et Cactus ou du noutchi (argot abidjanais) pour Gbich ! Les uns et les autres sont aussi à l’écoute de nouvelles expressions inventées par les populations, lorsqu’ils ne sont pas à l’origine de la création de concepts lexicaux qui rapidement entrent dans le parler populaire ».’

Donc, la caractéristique stylistique majeure de ces médias est d’être en osmose avec son public potentiel. Le monde politique africain avec ses caricatures de politiciens, l’économie qui est liée à lui comme par un cordon ombilical, ce sont là des univers aussi ennuyeux que trop sérieux. Le ton décalé de ces journaux pétri d’une dose de langue du terroir permet de les décrisper. Journalistes et lecteurs créent des lieux où se retrouver, des jeux de mots qui deviennent de jeux de complicités où la cible fait les frais de l’inventivité et de la créativité des uns et des autres.

C’est encore la preuve que le discours médiatique est un jeu de co-construction où l’énonciateur et le lecteur tracent ensemble un sentier commun pour arriver à la même destination ; ce que nous voyons, de manière précise, dans ce dernier chapitre de cette étude. Pour l’instant, nous allons nous intéresser à cette parole écrite. De ce fait, nous allons étudier trois niveaux pour montrer la complexité de ce discours : la structure de la narration, la contradiction révélée par la rencontre oralité et écriture, et enfin, la façon dont le local apparaît dans le discours des personnages. Rappelons néanmoins que le premier lieu de l’oralité de ces journaux se trouve dans la une : quoi de plus oral que le dialogue entre différents personnages qui apparaissent dans cette page ? Nous avons fait le choix de ne pas traiter cette première page d’autant que nous avions consacré une étude à sa structure discursive 197 .

La réflexion qui suit s’organise autour de deux personnages qui serviront de fils conducteurs : le Vié Koutoubouet Goama. Comme nous le verrons, ils sont la voix de l’oralité dans ces journaux ; c’est par eux et c’est vers eux que se combine la technique de l’oralité et de l’écriture. Cette combinaison offre un résultat riche dont nous allons tout d’abord étudier la structure.

Notes
197.

Etude des règles de construction du discours linguistique et iconique au Lynx, mémoire de Maîtrise sous la direction de D. Bourgain, ICom, 1999 ; toutes les unes sont néanmoins répertoriées en annexes.