5-2°/- Le paradoxe syntaxique

La parole et l’écriture ont chacune ses règles propres de fonctionnement. Ce sont deux pratiques de transmission des idées qui se différencient par l’application d’un certain nombre de normes spécifiques à chacune d’elles. On nous l’a souvent répété : on ne peut pas écrire comme on parle. A partir de là, on peut aisément deviner les contradictions (qui font sinon l’originalité, la particularité) qui découlent des propos de Goama ou du Vié Koutoubou. Comment traduire, ou plutôt comment écrire cette parole proférée dans une langue approximative française, en utilisant l’alphabet latin ? Lorsque les deux univers se croisent au sein du même discours, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. Nous avons repéré dans le discours du vié Koutoubou quelques remarques que l’on voudrait pointer ici. Sur les six mois de numéros, sept ont retenu notre attention par l’orthographe singulière des propos. Nous allons commencer par le numéro 504 du 19 novembre 2001 qui, pour nous, semble avoir une règle de syntaxe et surtout d’accords régulièrement reprise dans les paroles de Koutoubou :

‘« Koutoubou ! Carton Jaune à croissant, on dit c’est lune de ramadan ! Qui vient gaillardement sur la tête des gens maintenant-là ! Non mais… Didon, tu peux pas venir petit à petit, après référendum cuit… couic ? A tension, hein ! Mon vié ! ».’

Dans le Carton Jaune paru le 30 juillet 2001, on peut lire :

‘« Koutoubou ! Carton Jaune à Sauris « kalabantès » on dit c’est Gnènê ! Qui vont jusqu’à croquer fils de notre grande Radio Télécoco, pour gâter nos images ! Non mais… Petits didons, vous savez pas qu’on a dératisé le coin ? A tension, hein ! Mon vié ».’

Le 20 août 2001, il déclarait :

‘« Koutoubou ! Carton Jaune à bidasses et Cie godasses, Police, et tout ! On dit c’est « sööri » pour notre sécurité ! Non Mais… Gros didons, quand clans de voyous s’amusent sur nous dans quartiers vos z’yeux-là sont où ? A tension, hein ! Mon vié »’

Autre numéro, autre carton, le 10 septembre 2001 :

‘« Koutoubou ! Carton Jaune à pluie-façon, qui fait son malin avant de venir ! Et quand ça vient on dit c’est diluvienne ! Qui vient jusqu’à inonder Haute-Guinée : Kankan, Mandiana et Cie. Non Mais… Didonne, tu sais pas venir à gouttes conté comme référendum ! A tension, hein ! Mon vié ».’

Le 17 septembre 2001, actualité internationale oblige :

‘« Koutoubou ! Carton Jaune à FBI, CIA et Cie, on dit c’est petits policiers Américains qui voient rien venir jusqu’à… Non Mais… Didons, World Trade Center-là, c’est pas haut ? Et vos yeux-là, c’est où même ? A tension, hein ! Mon vié ! ».’

Le 15 octobre 2001, retour au quotidien guinéen :

‘« Koutoubou ! Carton Jaune à vendeurs de Madina, on dit c’est opérateurs « comiques » et consorts… Qui va jusqu’à donner gros milliards à la Cocoteraie pour référendum. Non Mais… Didons, votre cadeau-là, faut pas récupérer après sur nous, gô ! « Mainan », on va bien regarder prix-là ! A tension, hein ! Mon vié ! ».’

Enfin, au 26 novembre 2001, les religieux étaient la cible du sage :

‘« Koutoubou ! Carton Jaune à Mollahs, on dit c’est Ligue Islamique de Guinée ! Qui ne disent rien sur augmentation de prix de pèlerinage ! Non Mais… Didons, c’est quel intérêt vous défendez maintenant ? A tension, hein ! Mon vié ! ».’

Au-delà de la structure narrative similaire que nous avons étudiée précédemment, et des absences d’articles, nous voudrions nous arrêter sur un mot ou plutôt une expression qui, dans le parler local guinéen, a tendance à prendre une valeur de sujet ; Dis-donc que Le Lynx écrit exactement comme on l’entend phonétiquement : Didon. Si dans le langage quotidien du pays, cette expression s’est lentement constituée en sujet, le journal détourne à son tour cette première récupération pour la réorienter en adjectif. Donc, si nous regardons de plus près, elle se retrouve adjectif qualificatif, s’accordant en genre et en nombre avec le sujet qu’il accompagne. Voyons cela :

Sur le premier exemple cité, la rédaction du Lynx écrit « didon », parce que le mot se rapporte à « croissant » ; pour le deuxième extrait, « petits didons » pour « souris kalabantés » (kalabanté signifie quelqu’un qui n’a pas froid aux yeux, sans égard) ou « gnénê » (souri, en soussou) : dans ce cas-ci, il est à noter que c’est le nombre qui est retenu (pluriel) puisque le genre n’est que masculin dans cette langue, comme dans d’autres d’ailleurs dans ce pays ; c’est cette même logique qui est reprise dans l’extrait numéro trois : les « gros didons » s’accordent avec « bidasses et Cie godasses, Police et tout » ; dans l’exemple du 17 septembre, le pluriel est repris parce que relié à « FBI, CIA et Cie… petits policiers Américains » ; de même que pour les « didons » se rapportant à « vendeurs de Madina… opérateurs « comiques » et consorts… », ou ces « didons » renvoyant aux « Mollahs » ; dans l’exemple du 10 septembre, « didon » s’accorde à « pluie » et devient donc « didonne ». Le même procédé se retrouve à la une du 20 août, sous le titre « Affaire SGS, BPMG, BCRG. Remboursement Manou militari ! » (cf annexes) : Dans cette page, l’observation du Vié Koutoubou donne cette exclamation :

‘« Koutoubou ! Non, mais… Didonne. Escorte-là, c’est fort, gô !... »’

Comme nous pouvons le voir, le mot s’accorde avec le sujet qui est ici escorte. Ainsi, le journal invente-t-il une écriture plus proche de la parole ; néanmoins, il reprend quelques règles connues de la grammaire française qu’il réaménage à la manière satirique. Par ce réajustement, il construit un discours qui lui est propre en intégrant l’humour qui est une des composantes majeures de son genre. En effet, on ne peut s’empêcher de sourire de ces détournements syntaxiques qui émaillent le discours de la presse satirique en Afrique. Le Journal du Jeudi entre aussi dans cette démarche, à mi-chemin entre un respect dû à la langue véhiculaire de son message et une prise en compte de la parole désarçonnante de son Goama national.

Dans la livraison du 26 juillet, Goama, après avoir titré « Sakin son porbileme » (Chacun son problème), lance :

‘« A simaine passée, moi ze sontais dimandé si les niveaux rézions ne sonteraient pas inauguiré niveau apagtheid … on sont fait dicoupace tenant compte des rialités. Quelles rialités ?... Pasqué les pelh sontent enschemble… C’est in bon nouvielle pasqué si que les christiens (monpères épis merca) épis les mislimans pevaient dicouvrer enchemble, les zense sonteraientse abciepter mitiellment. Sigtout les mercas qui croyent que si ti n’as pas anviec é, ti as anviec Satan… Si c’est coumça, nous miême on va bandonner Wogdogo épis pagti sègcer samp à Kadro poug clutiver… » 205 .’

Nous avons, volontairement, pris soin d’écrire en gras certaines parties de ce texte pour pointer les parties sur lesquelles va s’articuler notre analyse. Ce passage est à l’image de ce que nous retrouvons, semaine après semaine, dans les réflexions de Goama. C’est pourquoi, il serait redondant de citer tous les numéros où l’on peut voir les remarques que nous entendons relever. En reprenant, d’ailleurs, les exemples cités dans le sous-chapitre consacré à la structure narrative, le lecteur peut déceler les mêmes observations que dans cet extrait.

Deux remarques fondamentales, relevant directement des règles grammaticales et de conjugaisons de la langue française, sont à retenir : la première, comme on l’a vu chez Koutoubou, c’est l’accord en genre et en nombre de l’adjectif avec le sujet auquel il se rapporte. A début de notre extrait, on voit bien que l’adjectif [passé] s’accorde bien avec le sujet [semaine] quand bien même l’orthographe du sujet n’est pas correcte [simaine]. La seconde règle appliquée est liée au temps des verbes conjugués, soit par l’accord avec les pronoms personnels précédant les verbes, soit par respect à cette règle élémentaire qui stipule que quand deux verbes se suivent, le second se met à l’infinitif. D’une part, [sonteraient] prend « ent » parce que le sujet est [les niveaux rézions], ou [les zense], de même que [sont ent ] ayant [les pelh] pour sujet ou [pevai ent ] pour  [les mislimans]. D’autre part, outre le passé composé qui est bien respecté dans le passage [ne sonteraient pas inauguir é ], on peut constater l’infinitif des seconds verbes parce qu’ils sont précédés d’un autre verbe ou d’un adverbe, dans la dernière phrase du passage que nous citons : [on va bandonn er ], [ pagti sègc er ], [ poug clutiv er ].

Il ne sera pas inintéressant de faire remarquer que dans ces discours, au-delà de la construction d’une langue originale qui déstructure les règles de la langue française, il existe un impératif auquel ces journaux ne peuvent se soustraire : faire en sorte que le lecteur reconnaisse les notions utilisées. On emploie une orthographe approximative des mots qui permet, malgré tout, au lecteur de les reconnaître, et de reconstituer de ce fait le message.

Cette façon d’écrire joue ainsi, à la fois, sur le respect de l’orthographe française (moyen qui permet donc de suivre plus facilement le fil du discours) et sur l’écriture des mots en suivant les digressions du parler africain et les glissements phonétiques. Si le lecteur peut reconnaître les mots qu’il lit , il ne serait pas superflu de tempérer la position qui tendrait à qualifier cette langue de populaire. Si cette dernière notion signifie quelque chose qui est connu et aimé par le plus grand nombre, nous pensons que l’oraliture est populaire. De même, si la notion s’oppose à l’élitisme ou à la bourgeoisie, nous acceptons le raisonnement. Cependant, tout cela n’est pas aussi simple car, nous sommes convaincu, par ailleurs, que l’opposition populaire/élite, opérante en Europe, est beaucoup plus complexe dans le cas qui nous intéresse : autrement dit, cette langue utilisée dans ces journaux est sûrement plus proche de la rue, mais cette population reste en même temps relativement sinon cultivée, du moins assez alphabétisée. Nous sommes en train de parler de presse et donc de lecture. Or, malgré les conseils du Journal du Jeudi (à lire à haute voix , dit-on), il n’en demeure pas moins que cette langue est avant tout à lire . Donc, les couches populaires dont il s’agit, ici, ne sont pas aussi populaires qu’on veut nous le faire croire , même s’il serait romantique de penser le contraire. Au final, tout se passe comme si le journal s’adressait à deux lecteurs coexistants au sein de la même personne : un lecteur-élite, mais suffisamment proche d’un autre, l’homme de la rue, pour pouvoir déchiffrer la totalité du code, parce que dans celui-ci s’entrecroisent et s’entremêlent plusieurs systèmes qui sont autant de formes à décoder.

Cette écriture particulière qu’on retrouve dans les pages de ces journaux est le reflet de l’écoute de la société dans laquelle ils sont diffusés. La satire ne peut prétendre à une existence pleine si elle n’intègre pas l’image du public auquel elle s’adresse. L’efficience (contestable ou non) des mots et des dessins de la satire se perd dans le doute, de manière définitive, si elle ignore la règle de base : celle qui fait d’un discours satirique celui d’une société précise et non celle de n’importe quelle autre. Qu’elles soient sous-entendues dans l’énoncé ou dans l’énonciation, les références sont les caractéristiques fondamentales qui structurent la démarche du texte satirique. L’idéologie, mieux, la culture, est le pivot central qui soutient l’édifice et sans elle, tout s’écroulerait. C’est ce qui nous pousse, à présent, à regarder de plus près comment les paroles de Koutoubou, essentiellement, (Goama est moins concerné, son ancrage se joue essentiellement dans sa langue même) font des clins d’œil à la société qui l’entoure. Pour comprendre cette théorie, nous l’avons observé, dans le dernier chapitre, nous passons indiscutablement par une extension du concept de lectorat, à travers l’analyse du discours sur les attentats du 11 septembre 2001, à New York.

Notes
205.

La semaine passée je demandais si les nouvelles régions n’inauguraient pas un nouvel apartheid... On a fait les découpages en tenant compte des réalités. Quelles réalités ?... parce que les peulhs sont ensemble… C’est une bonne nouvelle parce que si les chrétiens et les musulmans pouvaient se découvrir, les gens pourraient s’accepter mutuellement. Surtout les mercas qui croient que si tu n’es pas avec eux, tu es avec Satan. Si c’est comme çà, on va abandonner Ouagadougou et partir chercher un champ à cultiver à Kadro.