5-3°/- L’ancrage local

Les paroles du Vié Koutoubou constituent un univers traversé de repères locaux. Son discours est un environnement quasiment fermé que l’on ne peut pénétrer que si l’on partage préalablement, avec le personnage, des références communes. Celles-ci sont de deux ordres : références à des lieux ou des noms (souvent des surnoms) connus, utilisation de concepts inventés ou empruntés aux langues nationales. Pour le premier cas, on peut citer en exemple les « Cartons Jaunes » à la SGS (Société Guinéenne de Surveillance), au Gouverneur de la ville de Conakry surnommé M’Bemba Calvaire (cf. chapitre sur la signification des surnoms), au Ministre de la jeunesse et des sports appelé SAK des scores, au Ministre des Finances, Cheick-la Galère (idem). La référence au palais présidentiel de Sékhoutouréya et à la Radio Télévision Guinéenne (Radio Télécoco) constitue autant de reprères physiques qui établissent une complicité tacite entre Koutoubou et son lectorat. Il y a une présupposition quant aux connaissances préalables du lecteur. Ce sont ces compétences qui permettent de le situer clairement dans la société guinéenne : il s’agit bien d’un lecteur sinon Guinéen, du moins qui est suffisamment immergé dans la société pour pouvoir comprendre le discours. Le niveau extra-énonciatif ne peut être à la portée du premier lecteur qui pose les yeux sur les paroles de Koutoubou : l’immersion dans ce monde d’implicites (comme nous le verrons de manière détaillée dans le dernier chapitre) suppose une maîtrise d’un certain nombre de codes culturels qui ne peuvent provenir que du fait de vivre dans cette culture. C’est encore plus manifeste dans les secondes références, autrement dit : les emprunts aux langues nationales.

Quand Koutoubou reprend l’expression de la rue « s’amusement-là » ou lorsqu’il fait le jeu de mot « méa coule pas » à propos de la SEEG (Société d’Exploitation des Eaux de Guinée), il attend, à notre avis, moins que son lecteur soit guinéen que dans les cas suivants : « Kalabantés, Gnènê, Pouyan, Gnakhassi, Gnafou-Gnafou, Sabar, Sööri, Gbengbê so aya ma, Woba-Woba », vocables tous issus du Soussou (langue la plus parlée dans la capitale, principal lieu de diffusion du Lynx ), qui attendent patiemment d’être traduits pour être compris. Le verrouillage linguistique constitue l’ultime mode de rencontre et de connivence entre locuteur et lecteur. Il faut donc parler le Soussou pour comprendre le discours. Cependant, la compétence linguistique n’est que le point de départ de l’actualisation du contenu, car, bien au-delà de la langue, certains de ces mots ou expressions (comme « Gbèngbê so a aya ma ») sont reliés à des contextes. Donc la compétence linguistique se doit d’être doublée d’une compétence encyclopédique et politique qui permet de reconstituer toute la chaîne complexe de l’implicite.

En ce qui concerne l’utilisation de la langue locale, Le Cafard Libéré est certainement le grand spécialiste parmi les journaux qui font l’objet de la présente étude. Souvent apparaissant à la une, dans les bulles des dessins de Odia, le Wolof constitue la langue de base qui permet au caricaturiste de souffler la dose humoristique. On peut le constater à travers la construction des différentes unes de ce journal (cf. annexes)

Donc, plusieurs premières pages, dans le discours des protagonistes des scènes représentées, (au Lynx , ce sont essentiellement des observations du vieux Koutoubou ) reprennent la même construction (cf annexes). La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi utilise-t-on le wolof (au Lynx le Soussou), si on prend soin, en même temps de traduire en français (ceci cependant n’est observable qu’au Cafard Libéré ), par des renvois, les propos des personnages ? Comment se joue la proximité avec le lecteur ? Pour notre part, nous pensons que se dégage de l’emploi de ces langues locales la conclusion suivante : ce sont elles qui permettent de mieux faire passer l’humour et c’est en elles que se cache le facteur déclencheur du rire. En fait, les mots qui sont utilisés dans ces conditions sont très souvent choisis pour leur part humoristique. Tout se passe comme si les traduire en Français leur faisait perdre leur valeur. Cela est d’autant plus clair que nous savons qu’une blague racontée dans la langue autre que celle dont elle est issue originellement, perd de son caractère humoristique et devient une histoire sans conséquence. Le déplacement d’une langue à une autre est un glissement qui fait perdre la subtilité et fait qu’on cesse de rire d’un trait d’humour. C’est à juste titre que les jeux de mots et les histoires drôles seront qualifiables de mots d’esprit. L’esprit du mot, comme nous l’avons fait remarquer ailleurs, c’est à dire à la fois le sens du mot et sa subtilité, est tributaire à la fois du public, et de la langue originelle dans laquelle il est construit. Tout le monde a connu l’expérience d’une blague ratée, qui a cependant fait rire son voisin (partageant la même langue que le locuteur) et qui s’avère lettre morte dès qu’on la traduit dans une autre langue : traduire, c’est prendre la parole sur une tribune qui se fait tribunal pour rappeler que les règles de jeux (contruction-réception) ont changé.

L’efficience, la finalité de l’humour, sa fonction conative sont détournées, dès lors que nous franchissons ce seuil linguistique. Enfin, rappelons que si nous parlons de finalité du discours humoristique, satirique, nos propos portent, en filigrane, la notion de lecteur que nous avons examinée : comment construit-on son lectorat ?  Quels procédés discursifs les journaux satiriques africains mettent-ils en œuvre pour construire une image de leur lecteur ? Nous venons de le voir, à travers les discours de Goama et de Koutoubou. Mais, nous l’avons remaraqué aussi, de manière précise, ces stratégies particulières, en étudiant les sobriquets rattachés aux cibles, mais aussi en suivant le discours produit par chaque journal pour rendre compte des attentats du 11 septembre. C’est à partir de la conception, c’est à dire à partir de l’information elle-même que se fonde l’image du lecteur. L’identité du lecteur ne peut s’envisager en dehors de celle du média :

‘« L’information structure l’identité de ses publics en leur donnant des savoirs dont ils soutiennent les opinions et les engagements qui structurent leur pratique sociale et leur activité institutionnelle. […]L’information produit de l’identité en structurant, de cette manière, la culture de ceux à qui elle s’adresse, c’est à dire en leur donnant les médiations symboliques de leur sociabilité et de leur interprétation du monde. L’information structure l’identité de ses destinataires en rendant possible, pour eux, l’interprétation des faits et des événements qui jalonnent le monde, et, par conséquent, en leur permettant de se l’approprier. » 206 .’

C’est dans cette logique que se trouve la presse satirique : une identité qui se fonde au travers d’une information impertinente, un discours décalé sur le monde pour construire à la fois l’identité de son lectorat et son identité propre. C’est à partir de cette structuration particulière de son information, qui croise les ingrédients fondateurs du discours satirique avec une langue réinventée, émaillée des cultures locales, que se construit l’identité des ces journaux.

Notes
206.

Lamizet, 2002, p.161