CONCLUSION GENERALE

Vers une théorie de la satire africaine 

Nous voici au terme de cette réflexion. L’intérêt que nous avons porté, ces quatre dernières années, à la presse satirique africaine, est à la fois l’aboutissement d’un questionnement primaire pour comprendre ce qui fonde le succès de ces journaux, et une manière, pour nous, de participer aux efforts de construction de nos pays. L’interrogation intellectuelle constitue encore un univers peu exploré, lorsque l’on s’intéresse à l’Afrique. Notre travail aura démontré les limites des études consacrées à ce continent. Nous espérons, néanmoins, que le nombre grandissant des étudiants issus de cette partie du monde, encore méconnue, contribuera à démultiplier les sujets qui nous touchent, plus ou moins directement. Pour notre cas, nous souhaitons que cette réflexion puisse questionner la notion de l’identité, au moment où mondialisation et globalisation tentent d’enfermer le monde dans un modèle quasi-unique et nivelé par les pays occidentaux.

L’étude de l’identité pose indiscutablement celle de la culture. Tout au long de cette thèse, nous aurons remarqué que le lectorat se fonde, essentiellement, autour de la langue utilisée dans ces journaux. L’appartenance à cette culture signifie la détention d’une clef, la maîtrise d’un savoir partagé avec les autres membres de cette communauté de lecteurs.

B. Lamizet 207 le montre assez bien : c’est la culture, par ses pratiques et ses formes, qui permet d’inscrire le sujet dans un lien avec les autres qui revendiquent et expriment une appartenance commune. L’identité est alors une médiation qui construit notre sociabilité, et la culture fait partie de ces lieux symboliques de cette sociabilité. C’est en ce sens que l’on peut parler de médiation culturelle. Définir la culture comme une médiation symbolique de l’appartenance sociale 208 , c’est assurer qu’il s’agit bien d’un lieu où le sujet prend conscience de son appartenance à une société avec laquelle il partage, entre autres, une langue.

‘« La problématique de l’identité permet de rendre raison de façon complexe de la différence saussurienne entre langue et parole : la langue permet de reconnaître l’identité, à la différence de la parole, médiation symbolique de l’existence. La différence saussurienne entre langue et parole représente, à un premier degré, la différence entre la dimension collective et institutionnelle de la langue, qui représente un savoir et une institution, et la dimension singulière de la parole, qui représente l’appropriation de ce savoir et de cette institution par le sujet de la langue qui lui confère une réalité pratique dans la relation à l’autre, hic et nunc » 209 .’

La langue fonde donc la dimension collective de l’identité, alors que la parole s’inscrit dans une expérience individuelle du sujet. C’est justement là tout le problème de la distinction fondatrice de Saussure entre langue et parole lorsque nous l’envisageons en application à l’Afrique et notamment à notre objet d’étude. En effet, la langue utilisée dans ces journaux découle de l’appropriation individuelle d’une première langue qu’est le français, associé à des langues africaines. La mention « lire à haute voix » ou l’usage de vocables locaux dans l’écriture de cette presse, montrent bien le passage « par la case parole » avant de terminer par une nouvelle langue : en somme, il s’agit, au départ, d’une parole qui fonde, ici, la dimension collective de l’appartenance, même si cette parole s’avère être une langue nouvelle à l’arrivée.

C’est ainsi qu’au terme de cette étude, on peut entreprendre une théorie d’une écriture spécifique à la satire africaine qui se structure de la manière suivante : au commencement, les règles de la satire universelle, telles qu’elles sont définies dans notre première partie. Ensuite, une prise en compte des règles syntaxiques et grammaticales de la langue française. Enfin, une intégration de l’oralité qui fonde en définitive une identité de lecteur. Celui-ci est un sujet reconnu dans une quadruple articulation. C’est d’abord un sujet conscient de la mise en œuvre d’une distanciation humoristique dans la satire. C’est ensuite un lecteur pré-informé pour comprendre les allusions et les sous-entendus, reconnaître les personnages ou les événements qui font l’objet de la satire, pour mieux interpréter le discours. C’est aussi un lecteur qui doit nourrir obligatoirement de l’antipathie pour la cible pour pouvoir s’identifier au satiriste (empathie). C’est enfin un lecteur appartenant à la culture locale du journal.

Cela est important dans la mesure où cette écriture africaine demande à être précisée : l’oraliture que nous avons qualifiée de langue africaine est une théorie toute relative. Autrement dit, même si pour chaque journal, il y a une intégration de l’oralité dans son écriture, celle-ci est à l’image du pays dans lequel est distribué le média. La langue utilisée par exemple dans Le Lynx n’est pas celle du Cafard Libéré , ni celle du Journal du Jeudi  ; et cette langue ne peut en aucune façon apparaître dans les pages du Marabout ou du Gri-Gri International. Dans les deux derniers d’ailleurs, il n’existe aucune référence de ce type, ou dans les rares occasions croisées, ces concepts, marqués culturellement, sont explicités dans une parenthèse. Il y a donc une sorte de lissage de la langue, d’autant plus que ces journaux s’adressent à un lectorat disséminé sur tout le continent et même à des Français (c’est la raison pour laquelle le MEG’alors de JJ devient MERD’alors dans les pages du Marabout  : le Moré dans sa confusion entre le « G » et le « R » n’a plus sa place dans l’objectif d’un lectorat africain et international). Il existerait donc une écriture, propre certes à toute l’Afrique, mais dont l’appropriation, les déliniasons, les aspérités sont une affaire singulière dans chaque pays.

Enfin, il faut rappeler que cette langue permet à la presse satirique africaine de construire l’essentiel de son discours humoristique, vecteur majeur de son succès. Cela nous pousse d’ailleurs à poser la question de son intérêt et de son incidence sur la vie politique qu’elle dénonce. A cette question d’impact, M. Ongoundou nous avait répondu :

« La presse, c’est comme une goutte d’eau qui tombe sur le rocher. On ne va aller au marteau piqueur. On conquiert de tout petits espaces. On le voit, la voix des urnes, par exemple, ne marchent pas. Est ce pour autant qu’il faille arrêter l’opposition  ? ».

L’optimisme du Directeur de Publication du Gri-Gri montre néanmoins qu’il reste encore un long chemin à parcourir. Perçue d’un côté comme des amuseurs publics dont la parole n’aurait aucune conséquence, de l’autre, comme une l’aternative aux médias traditionnels avec leurs contenus compliqués, la presse satirique africaine joue aujourd’hui un rôle majeur dans la désacralisation du pouvoir en Afrique. Mais, la question que l’on peut naturellement se poser est celle de savoir si sa constitution comme un espace inviolable et surtout comme un espace de légimation politique ne contribue-elle pas à saper son propre effort d’assainissement de la gestion publique du continent. On se retrouverait alors, comme le dit la sagesse populaire guinéenne, dans la position du ramasseur d’arachides qui fait son travail, tout le temps, à reculons.

Notes
207.

2002, p.9

208.

idem, p.67 (cf. Lamizet, 1992, p.46, 83, 162)

209.

idem, p.333