4.3.3 Discussion de la première expérimentation

D’un point de vue général, les résultats obtenus par OSCAR confirment nos hypothèses principales.

  1. Les conducteurs expérimentés devraient élaborer de meilleures représentations mentales de la situation, avoir une meilleure Conscience de la Situation (Endsley, 1995, 2000; Spérandio, 1984; Underwood et al., 2002). Etant donné que nos modifications portent sur des éléments pertinents de la situation, ils devraient mieux les détecter.

Effectivement, quelles que soit les conditions expérimentales (simple tâche ou double tâche) les conducteurs non expérimentés en conduite urbaine obtiennent des performances de détections moins bonnes que les conducteurs expérimentés (groupe de référence). Ceci suggère que l’expérience de conduite est un élément clef pour élaborer une représentation mentale adéquate à la situation réelle de conduite courante (ie : une meilleure compréhension et une meilleure conscience de l’environnement de conduite).

  1. Les traitements cognitifs non automatisés devraient être altérés par la diminution des ressources cognitives disponibles (Shiffrin & Schneider, 1977). De ce fait, si l’élaboration d’une représentation mentale met en jeu des processus contrôlés sa qualité devrait être moins bonne en double tâche qu’en simple tâche (Parkes & Hooijmeijer, 2000). Par conséquent, les performances de détections devraient être moins bonnes en double tâche qu’en simple tâche.

En effet, nous avons vu que l’introduction d’une seconde activité (ie : le calcul mental) a eut un impact négatif sur les performances de détections des modifications de nos deux populations. En d’autres termes, l’élaboration d’une représentation mentale de la situation de conduite requière des ressources cognitives même pour des conducteurs expérimentés.

  1. Cependant, nous pouvions envisager que les conducteurs expérimentés soient moins gênés par la double tâche. En d’autres termes qu’ils arrivent mieux à gérer leurs ressources cognitives. En effet, nous avons vu que l’expérience permet d’acquérir des automatismes qui sont moins coûteux que des processus contrôlés (Logan, 1988; Shiffrin & Schneider, 1977). Par ailleurs, nous avons également appris que les conducteurs expérimentés savent mieux s’adapter à la complexité d’une situation routière (Crundall & Underwood, 1998). Fondamentalement, effectuer du calcul mental requière des ressources cognitives. Par conséquent, si d’autres activités cognitives nécessitant des ressources (ie : impliquant des processus contrôlés) sont menées simultanément elles seront affectées par la double tâche. En revanche, la tâche secondaire n’aura pas d’impact sur les processus automatiques.

Les résultats globaux d’OSCAR mettent effectivement en évidence que l’impact de la double tâche est significatif pour le groupe de référence et pour les conducteurs non expérimentés. Cependant, ils permettent également de voire que l’altération provoquée par la double tâche est plus importante pour les conducteurs non expérimentés que pour les conducteurs expérimentés qui constituent le groupe de référence. Cela signifie que l’expérience de conduite a un effet positif sur le contrôle d’une activité secondaire et sur le partage de l’attention en situation de conduite.

Compte tenu des données disponibles dans la littérature nous ne pouvions pas poser d’hypothèses plus précises sur les différences que nous pourrions observer en fonction de l’expérience. Cependant, à l’origine de notre travail, nous nous sommes demandé si les deux populations de conducteurs allaient éprouver des difficultés pour les mêmes types de modifications. Tout au plus, nous pouvions envisager que les conducteurs expérimentés auraient de meilleures performances que les novices pour les modifications faisant appel à des capacités d’anticipation (ie :zone 3 et 4) (Crundall & Underwood, 1998; Fieux, 1999; Mourant & Rockwell, 1972; Neboit, 1980). Aussi, les travaux de Shinoda et al (2001) suggèrent que nous pouvions attendre un impact de la double tâche différent en fonction de la nature des éléments modifiés.

Néanmoins, l’impact de la double tâche nous renseigne sur le degré de priorité de l’information sélectionnée dans l’environnement puis intégrée dans le modèle mental du conducteur. Seules les informations les plus pertinentes ou les plus saillantes pourront être prises en compte car elles relèvent de processus bottom-up (ie : attention passive). Par rapport aux performances d’OSCAR cela signifie que l’impact de la double tâche est inversement proportionnel au niveau de pertinence ou de saillance de l’information. En d’autres termes, les effets non significatifs de la double tâche nous indiquent un haut niveau de pertinence, de priorité ou de saillance de l’information concernée. Par ailleurs, si cette absence d’impact de la double tâche concerne à la fois le groupe de référence (conducteurs expérimentés) et les conducteurs non expérimentés, cela signifie que la dimension concernée ne dépend pas de l’expérience de conduite (ie : processus bottom-up). En revanche, si nous n’observons pas d’impact significatif de la DT uniquement pour l’une des populations, cela signifie que cette dimension est liée à l’expérience de conduite (ie : processus top-down, attention active).

De ce point de vue, deux résultats ont été révélés par cette expérimentation. Le premier concerne la nature des éléments modifiés, le second concerne leur distance. Les comparaisons de performances entre simple tâche et double tâche, en fonction de la nature des éléments modifiés nous ont montré pour les deux populations :

Ainsi, il apparaît que ces deux dimensions ne mettent pas en jeu les mêmes types de processus. En effet, l’impact significatif du manque de ressources cognitives montre que l’intégration des éléments de signalisation nécessite des ressources cognitives. En d’autres termes, cela implique des processus contrôlés, une attention active (Shinoda et al., 2001). En revanche, le maintien des performances pour les modifications « événements » et pour les deux populations montre que ces traitements sont automatisés. L’intégration des événements semble donc être due à une plus grande saillance des événements par rapport aux éléments de signalisation (ie : attention passive, processus bottom-up).

Par ailleurs, si nous considérons pour chaque population la performance à OSCAR en fonction de la nature des éléments modifiés pour chaque situation expérimentale nous observons qu’en fonction de l’expérience les conducteurs ne semblent pas donner la priorité aux mêmes éléments de la situation. En effet, en simple tâche les conducteurs expérimentés obtiennent de très bonnes performances pour les deux types de modifications mais sont meilleures lorsqu’elles portent sur la signalisation. En double tâche, ces sujets obtiennent des performances équivalentes pour les deux types de modifications. En revanche, en simple tâche, les conducteurs non expérimentés obtiennent des performances équivalentes quelle que soit la nature des modifications. En double tâche, les novices obtiennent de meilleures performances lorsque les modifications portent sur des événements que lorsqu’elles portent sur de la signalisation.

  Simple tâche Double tâche
Conducteurs expérimentés Signalisation > événements Signalisation = événements
Conducteurs non expérimentés Signalisation = événements Signalisation < événements

De ce fait, il résulte qu’en double tâche, d’une part, les performances des conducteurs expérimentés sont toujours meilleures que celles des non expérimentés, pour les modifications sur la signalisation et pour les modifications sur les événements. Mais, d’autre part, alors que les conducteurs expérimentés peuvent toujours prendre en compte les deux types d’informations nous remarquons que les conducteurs non expérimentés sont totalement focalisés sur les éléments événementiels. Ainsi, le manque d’expérience de conduite combiné au manque de ressources cognitives conduit les conducteurs peu expérimentés à élaborer une représentation mentale qui ne repose plus que sur les éléments les plus saillants de la situation et sur les processus les moins coûteux : bottom-up. C’est-à-dire que les conducteurs manquant d’expérience et dépourvus d’une partie de leurs ressources cognitives négligent les éléments de la situation de conduite dont le traitement est le plus coûteux.

En outre, nous avons également obtenu des résultats liés à la double tâche et la distance des éléments spécifiques à chaque population. En effet, pour les conducteurs expérimentés la double tâche n’altère pas de manière significative les performances pour la zone 3 (entre 25 et 50 m) alors que pour les conducteurs non expérimentés elle n’a pas d’effet significatif pour la zone 1 (à moins de 15m). Dans les deux cas, l’absence d’impact de la diminution des ressources cognitives montrent que ces zones sont prioritaires pour les sujets. Ces résultats soulignent donc une différence liée à l’expérience de conduite concernant le point de fixation utilisé pour scanner la scène. Pour les jeunes conducteurs, l’exploration perceptive est prioritairement centrée sur le devant de la scène, juste devant le véhicule, alors que pour les conducteurs expérimentés elle se situe plus loin (25-50m). Ces résultats d’OSCAR corroborent les études faites sur les capacités d’anticipation des conducteurs qui se développent au cours de la pratique de conduite que nous avons cité plus haut (Mourant & Rockwell, 1972; Neboit, 1980).