5.4- Discussion sur ICARE

Dans un premier temps, nous avons vu que les évolutions apportées à notre protocole initial, n’ont pas introduit de biais expérimental. En effet, globalement les performances recueillies pour deux échantillons comparables (ie : groupe de référence OSCAR et groupe ICARE) sont équivalentes. Toutefois, nous avons pointé que dans deux cas un effet négatif de la double tâche avait été mis en évidence avec ICARE alors que le protocole OSCAR ne laissait apparaître que des tendances. Il s’agit des modifications sur les événements et des modifications de la zone 4.

Dans un second temps, nous avons présenté toutes les données chiffrées qu’il nous a été possible d’exploiter grâce à ICARE, bien que nos échantillons ne nous permettent pas toujours d’effectuer des calculs statistiques.

Premièrement, nous avons vu que la diminution des ressources cognitives ne semble pas avoir le même impact pour tous les objets de la catégorie événements, ni pour tous les éléments de la catégorie signalisation. En ce qui concerne l’impact de la DT sur les piétons et sur les voitures les résultats présentés semblent montrer que les sujets accordent un aspect prioritaire aux piétons, usagers de la route vulnérables, par rapport aux voitures dont les performances de détections sont, elles, altérées par la double tâche. En outre, les résultats que nous possédons pour les objets de la catégorie signalisation nous fournissent quant à eux une piste intéressante : catégoriser les objets selon leur fonction et non plus selon leur nature. Dès lors, il est apparu qu’en double tâche les sujets accordent très peu d’importance aux éléments de signalisation de type flèche au sol et sens interdit (ie : fonction de navigation). Néanmoins, nos séquences comportant peu de modifications sur ce type de signalisation, ce résultat n’est présenté qu’a titre indicatif. Il fournit une piste intéressante de recherche.

Deuxièmement, nous avons vu qu’ICARE permet d’apprécier la justesse des réponses données par les sujets. Cette cotation nous a permis de souligner que, quelles que soient les conditions expérimentales, la grande majorité les réponses données par les sujets correspondent exactement à la modification que nous avions effectuée.

Ayant choisi d’utiliser les mêmes séquences vidéos que pour OSCAR afin de comparer les performances des sujets en utilisant ces deux protocoles, les nouvelles fonctionnalités que nous avons mises en place n’ont pas pu être totalement exploitées car certains échantillons ce sont révélés trop petits. C’est par exemple le cas des niveaux de justesse des réponses des sujets. Pour que ces données soient vraiment intéressantes, il faudrait d’une part administrer ICARE à plus de sujets, et d’autres part, comparer les performances de ces sujets expérimentés à d’autre population de conducteurs. Ainsi, nous pourrions voir si pour toutes les populations la répartition des réponses justes est la même entre les différents niveaux de justesse que nous avons définis. ICARE permettrait alors d’évaluer la qualité des réponses fournies par différentes populations. Nous pouvons par exemple imaginer qu’en double tâche les réponses de conducteurs non expérimentés soient plus souvent incomplètes que pour des conducteurs expérimentés.

Par ailleurs nous avons vu que les non détections de modifications pouvaient avoir plusieurs causes qui variaient en fonction des ressources cognitives disponibles. Ces données soulignent un résultat somme toute logique. En effet, la proportion de réponses « je ne sais pas si la scène a été modifiée » est quasiment nulle en simple tâche alors qu’elle avoisine les 10% en double tâche. De la même manière, nous avons observé une augmentation de la proportion des réponses « oui, la scène a été modifiée » pour de mauvaises raisons (ie : suivies de changements non attendus). En revanche, les proportions de réponses « non, la scène n’a pas été modifiée » ne fluctuent pas de manière significative entre simple tâche et double tâche. Ces trois résultats nous indiquent que la dégradation globale des performances par la double tâche ne résulte pas uniquement du fait que les sujets ne voient pas que nous avons modifié les scènes. En effet, ces données indiquent que la diminution des ressources cognitives rend les sujets moins sûrs d’eux lorsqu’ils doivent juger de l’adéquation de la scène modifiée au réel (scène finale de la vidéo). En d’autres termes, leur représentation mentale de la situation ne leur permet pas de se prononcer avec autant de certitude. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer ce phénomène. L’une est d’ordre cognitif alors que la seconde touche plus la métacognition des sujets. Premièrement, les représentations mentales que les sujets élaborent en double tâche sont trop floues, trop lacunaires ou plus rapidement labiles pour leur permettre de la comparer mentalement à la scène finale que nous leur proposons. Cependant, comme notre échantillon est composé de conducteurs expérimentés et que nos modifications touchaient toujours à des éléments pertinents de la situation nous pensons que leur expérience leur a permis d’intégrer cognitivement ces éléments. De ce fait, nous ne pensons pas que pour ces sujets cette explication soit la principale. Deuxièmement, notre vécu d’expérimentateur nous permet d’envisager que la double tâche a également eu un impact sur le jugement que les sujets portaient sur leurs propres capacités à comprendre convenablement la situation.

Lors de l’élaboration d’ICARE nous avions envisagé cette hypothèse, c’est pourquoi pour chaque changement que le sujet décidait d’effectuer nous lui demandions d’estimer sa certitude sur sa réponse par un pourcentage (100% sûr – 0% pas sûr du tout). Bien que nous ayons contraint les sujets à estimer chacune de leur réponse, nous n’avons pas exploité ces données. Effectivement, pour la plupart des sujets cette estimation était très difficile à établir sur une si grande échelle. Nous pensons que les pourcentages ne sont pas le moyen le plus efficace pour que les sujets puissent s’estimer. C’est pourquoi, une des améliorations à apporter à ICARE serait d’offrir aux sujets un moyen plus systématisé d’estimation (eg : cases à cocher en 3 ou 5 niveaux de certitude). Par ailleurs, nous avions également voulu saisir en temps réel « la connaissance du lieu » de la séquence. Lors des pré-expérimentations d’ICARE nous avions une case à cocher qui permettait d’indiquer si les sujets connaissaient ou non le lieu. Lors des quatre séquences de prétests, nous indiquions systématiquement aux sujets que si pendant la vidéo ils reconnaissaient le lieu de prises de vue, ils devaient nous l’indiquer. Aussi, à la fin de chaque séquence, avant de lancer la suivante, nous reposions la question aux sujets. Malgré cela, à plusieurs reprises, les sujets sont revenus sur leurs réponses, soit au bout de plusieurs séquences ils nous informaient qu’ils connaissaient le lieu d’une des séquences précédentes, soit à l’inverse après coup, ils nous indiquaient qu’ils n’étaient plus sûrs d’avoir reconnu l’endroit d’une des séquences précédentes. Nous nous sommes aperçu rapidement que cette question introduisait un biais expérimental car certains sujets regardaient les vidéos avant tout pour essayer de reconnaître l’endroit de la prise de vue. De ce fait, nous n’avons pas systématisé cette question lors de l’expérimentation d’ICARE. Nous demandions juste aux sujets de nous indiquer les lieux qu’ils empruntaient très régulièrement. Comme cela a été rare, nous n’avons pas traité ces données.

Ainsi malgré les évolutions opérées sur le protocole, il connaît encore quelques limites. Premièrement, il serait très intéressant de mettre en place un moyen pour que les sujets arrivent à estimer la certitude de leurs réponses. Cette estimation pourrait porter à plusieurs niveaux : soit à chaque niveau de sélection d’un objet, soit pour chaque réponse. Néanmoins, il nous semble intéressant de distinguer d’une part, la certitude pour chaque réponse donnée et d’autre part, la certitude pour la globalité de la séquence une fois corrigée. Par ailleurs, il serait également intéressant de connaître la certitude des sujets sur leur toute première réponse : « Oui » ou « non » la scène a été modifiée. Ces mesures avaient été envisagées dans ICARE cependant nous n’avons pas trouvé le bon moyen des les récupérer. Deuxièmement, l’indice de reconnaissance des lieux est aussi une donnée importante à récupérer. Nous avons vu lors de l’expérimentation « dessins » que la familiarité des lieux ne conduit pas à la production des mêmes dessins pour des sujets d’expérience comparable et pour les mêmes situations expérimentales. La comparaison des réponses fournies par des sujets familiers ou non des lieux peut donc être un champ d’investigation intéressant. Aussi, comme les prises de vue utilisées pour nos deux protocoles pouvaient être des lieux connus par nos sujets puisque certaines séquences ont été tournées autour de l’INRETS, et que certains de nos sujets travaillaient à l’INRETS, nous souhaitions tenir compte de ce critère. Cependant, nous n’avons pas trouvé la bonne méthode pour recueillir cette information sans biaiser notre expérimentation. En effet, le fait de poser systématiquement la question revenait presque à mettre les sujets en situation de recherche d’itinéraire ou tout au moins reconnaissance de lieux. Troisièmement, il serait souhaitable d’accroître la base de séquences vidéo afin d’augmenter les catégories de modifications en fonction des objets modifiés. Une solution palliative à ce problème serait de soumettre ICARE à un très grand nombre de sujets. Cependant certaines catégories de situations seraient toujours sous représentées. Enfin quatrièmement, il sera indispensable de travailler la rigueur de l’univers 3D, ainsi que son rendu. L’objectif final étant que des sujets puissent manier ICARE seul, sans avoir de difficulté pour situer les objets dans la scène, ce qui est encore le cas pour certaines séquences. Une fois ces évolutions apportées à ICARE nous pensons que de nouvelles perspectives applicatives seraient envisageables notamment dans le domaine de la formation. En effet, les seuls outils disponibles en France sont distribués aux auto-écoles ou bien en libre accès sur internet. Ils visent tous l’obtention du test du Code de la Route et se limitent donc à son apprentissage. En revanche, nous avons découvert plusieurs outils étrangers destinés à la formation et/ ou à la sensibilisation des conducteurs. A l’étranger les industriels, les organismes publics et les universités s’associent afin de mener des études sur la formation des jeunes conducteurs. En général, ces études sont initiées par des universitaires ou des chercheurs d’instituts publics ; et donnent lieu dans un second temps à des collaborations visant le développement d’outils. C’est par exemple le cas de l’équipe de l’Université de Nottingham.

Nous avons présenté quelques uns des résultats de cette équipe dans la partie 3.4. Suite à ces différentes études sur les différences entre les conducteurs expérimentés et les jeunes conducteurs, Chapman et al (2002) ont mis en place une session d’entraînement pour les jeunes conducteurs. Les auteurs proposent cette intervention dans le but d’apprendre aux jeunes conducteurs leurs déficiences en recherche visuelle d’information. Les conducteurs ont été testés trois fois dans la première année qui suivait l’obtention de leur permis. Les tests se déroulaient en situation de conduite réelle et les sujets devaient également remplir des questionnaires. Au départ 143 jeunes conducteurs étaient inscrits, pour diverses raisons (déplacement géographique) il n’en reste plus que 103 au final. A chaque session de test, chaque participant a visionné une série de 13 films, chacun aura donc vu 39 séquences dans un ordre aléatoire. Pour chaque séquence, ils doivent détecter les dangers potentiels. Le test comporte également une partie de conduite sur route où les sujets sont équipés d’un occulomètre. Entre chaque test, un entraînement est proposé aux jeunes conducteurs. Des films présentant des dangers potentiels sont projetés aux sujets. Dans un premier temps la vitesse de présentation est réduite de moitié, les aires d’intérêt général sont cerclées en bleu, et les aires dangereuses en rouge. Chaque film est projeté une seconde fois, à vitesse réelle, et accompagné d’un commentaire d’expert expliquant pourquoi chaque aire est cerclée. Les séances d’entraînement n’ont été proposées qu’à la moitié des sujets, l’autre groupe représentant un ensemble témoin qui n’a subi que les phases de test. Les résultats ne mettent pas en évidence de changement de stratégie de recherche visuelle spontanée pour le groupe témoin. Les mesures des temps de fixation et de l’étendue du champ visuel (axes horizontal et vertical) sont constantes. Ce qui suggère que l’acquisition des stratégies repérées chez les conducteurs experts ne semble pas se faire au cours de la première année de conduite. En revanche, les auteurs notent une influence de leur courte intervention sur les stratégies visuelles (sur vidéo) des conducteurs ayant suivi les séances d’entraînement. De plus, certains de ces effets sont toujours visibles six mois plus tard. Les auteurs concluent que les stratégies visuelles des conducteurs s’acquièrent spontanément de manière lente, mais qu’une intervention ‘’pédagogique’’ permet d’accélérer leur acquisition tant pour des situations de conduite dangereuses que pour des conditions sans risque. Ceci permet d’entrevoir des possibilités d’entraînement sécuritaire (via la vidéo) afin de fournir aux jeunes conducteurs des stratégies visuelles spécifiques. Des travaux de Underwood et Al, mettent en évidence plusieurs points intéressants pour notre problématique :

Ces conclusions associées à nos résultats expérimentaux nous ont permis d’envisager des débouchées en terme de formation et/ou de sensiblisation pour nos travaux. C’est pourquoi nous avons tenu à explorer ce champ d’application afin de connaître les produits actuellement disponibles sur le marché.