Chapitre 2
Le phénomène de l’effet de la position du regard dans les mots

2-1 Position du regard dans les mots et efficacité de la reconnaissance

2-1-1 Enregistrements des mouvements oculaires

Les mouvements des yeux durant la lecture sont caractérisés par une succession de saccades et de fixations. Les saccades permettent de progresser dans le texte et les fixations sont nécessaires pour extraire l’information. Déjà, Erdmann et Dodge (1898) avaient souligné que les fixations du regard étaient localisées presque exclusivement sur les mots plutôt que sur les espaces inter mots et, en grande majorité vers le centre des mots. Ces premiers travaux ont reçu de considérables attentions par la suite. En particulier Dunn-Rankin (1978) et Rayner (1979) ont montré que dans des conditions « normales » de lecture de textes, les lecteurs tendent à fixer préférentiellement une position légèrement à gauche du centre des mots, du moins pour les lecteurs anglais et français.

O’Regan (1981) a le premier suggéré qu’il était fortement avantageux de fixer légèrement à gauche du centre d’un mot afin de le reconnaître avec la plus grande efficacité. Il a ainsi proposé que des fixations supplémentaires, témoignant de l’échec de l’identification du mot lors de la première fixation, devraient être nécessaires si la fixation initiale dans le mot est éloignée de cette position qu’il a appelé la « position du regard convenable ». Cette prédiction a été confirmée par la suite par plusieurs auteurs (McConkie, Kerr, Redix, Zola & Jacobs, 1989 ; O’Regan, Lévy-Schoen, Pynte, & Brugaillère, 1984 ; Radach & Kempe, 1993, Underwood, Clew & Everatt, 1990 ; Vitu, 1991 ; Vitu, O’Regan & Mittau, 1990). Ainsi, la probabilité de re-fixer un mot, dans des conditions de lecture écologiques, est minimale lorsque le regard se pose initialement vers le centre du mot et augmente de manière systématique à mesure que l’œil dévie de cette position « convenable ». Des données comparables ont été obtenues en lecture de mots isolés. La durée totale de fixation d’un mot présenté isolément est minimale lorsque le sujet fixe initialement la position convenable et diminue à mesure que la fixation initiale dans le mot s’en éloigne (voir Figure 1, O’Regan et al., 1984).

Figure 1.Durée de fixation totale de mots de 9 lettres en fonction de la position initiale du regard dans le mot lors d’une tâche de comparaison de mots (Expérience 2, O’Regan et al, 1984). Le temps de fixation était minimal lorsque les sujets fixaient la 5° lettre des mots et augmentait à mesure que le regard s’éloignait de cette position “ convenable”.

L’ensemble de ces travaux démontre clairement que la lecture de mots est fortement influencée par la position du regard initiale dans le mot. Dans le but d’examiner plus directement la relation entre la position préférée initialement observée par Dunn-Rankin (1978) et Rayner (1979) et la position du regard convenable, Vitu et al. (1990) ont comparé les probabilités de refixation (ainsi que les durées de fixation) dans une condition de lecture de mots isolés et dans une condition de lecture de textes. Un effet de la fixation initiale du regard est observé dans les deux conditions cependant, cet effet est plus faible en condition de lecture de textes et la position optimale se situe davantage vers le centre des mots. Ces observations ont amené ces auteurs à conclure que la position préférée du regard observée en lecture « naturelle » soit la conséquence d’une stratégie employée afin d’optimiser la reconnaissance des mots (voir O’Regan, 1990 pour une synthèse). Toutefois, une vision opposée a récemment été proposée par Nazir (2000 ; 2003), suggérant que la position préférée du regard serait, non pas la conséquence mais la cause de l’observation d’une position optimale lors du traitement des mots isolés.