3-2-2 Morphologie et position du regard dans le mot

Comme nous venons de le voir, la plupart des mots français sont complexes, c’est-à-dire qu’ils sont composés d’une racine et d’un préfixe ou d’un suffixe. Comme les affixes sont répétés dans plusieurs mots, ils fournissent généralement moins « d’informativité » que les racines morphologiques. De ce fait, les fixations situées sur la racine des mots tendraient à donner lieu à de meilleures performances de reconnaissance des mots que les fixations situées sur les affixes.

Holmes et O’Regan (1987) ont comparé dans une tâche de compréhension de phrases l’EPR des mots suffixés et des mots préfixés. La logique sous jacente à cette approche prévoyait que la position optimale du regard serait décalée vers la gauche du centre lorsque la racine se situe au début des mots (comme dans le mot suffixé « mangeur ») et décalée vers la droite lorsque la racine se situe à la fin des mots (comme dans le mot préfixé « relancer »). Contrairement à leurs prédictions, la forme des courbes de l’EPR s’est révélée similaire dans les mots suffixés et préfixés (voir aussi Beauvillain, 1996 ; Hyöna & Pollatsek, 1998 ; Inhoff, Briihl & Schwartz, 1996 pour des études mesurant le comportement oculaire).

Ainsi, la morphologie des mots français et anglais semble peu contraindre la reconnaissance des mots. La prise en compte de la stucture linguistique de la langue considérée peut résoudre certaines incohérences relatives à l’effet de la contrainte lexicale sur la reconnaissance des mots (voir Andrews, 1997 pour une proposition similaire concernant le voisinage orthographique). Ce dernier point peut-être illustré au travers d’une étude bilingue menée par Farid et Grainger (1996). À l’issue d’une tâche d’identification perceptive, ces auteurs ont montré que l’EPR n’était pas modulé par la position de la racine dans les mots français : les mots suffixés et les mots préfixés présentent tous deux une asymétrie classique à gauche (voir le graphique de gauche de la Figure 6). En revanche, une interaction entre la structure morphologique des mots et la position du regard est observée dans le cas des mots arabes. Comme présentés dans la Figure 6, les pourcentages de reconnaissance des mots suffixés arabes sont plus élevés lorsque les fixations sont situées sur le début des mots que lorsqu’elles sont situées sur la fin des mots; le patron de performances inverse est obtenu pour les mots préfixés, mettant en évidence une asymétrie inversée à la fin dans les mots préfixés arabes.

Figure 6. Pourcentages d’identifications correctes de mots de 7 lettres en fonction de la lettre fixée (1st représente la 1° lettre et 7th, la dernière lettre) pour des mots préfixés et suffixés français et arabes (d’après Farid & Grainger, 1996, Expérience 1).

De même, Deutsch et Rayner (1999) ont manipulé la localisation de la racine dans des mots hébreux au cours d’une tâche d’identification perceptive. Les résultats ont révélé une dépendance entre la position de la racine dans le mot et la forme des courbes de l’EPR. Plus précisément, lorsque la racine est au début du mot, les performances d’identifications sont meilleures lorsque les fixations du regard sont situées au début du mot que lorsqu’elles sont situées à la fin du mot. À l’inverse, lorsque la racine est au centre du mot, le patron de résultats opposé est obtenu : de meilleures performances sont relevées lorsque le regard se pose sur la fin du mot que lorsqu’il se pose sur le début du mot. Enfin, bien qu’un effet de la position du regard persiste lorsque la racine est dispersée dans le mot, les performances d’identification lorsque les fixations sont sur le début du mot sont similaires aux fixations sur la fin des mots (voir Figure 7).

Figure 7. Pourcentages d’identifications correctes de mots hébreux de 7 lettres présentés brièvement (28-42 ms) en fonction de la lettre fixée (1st représente la 1° lettre et 7th, la dernière lettre) et de la position de la racine dans le mot : au début (panel de gauche), au milieu (panel du milieu) ou dispersée (panel de droite, d’après Deutsch & Rayner, 1999, Expérience 2).

L’ensemble de ces résultats suggère que l’opérationnalisation de la contrainte lexicale des mots serait spécifique à la structure linguistique de la langue considérée. La contrainte lexicale semble se traduire par la notion de similarité orthographique dans les langues romanes et par la notion de structure morphologique dans les langues sémitiques comme l’hébreu ou l’arabe. Comme le soulignent Farid et Grainger (1996), la morphologie fournit plus d’informations critiques au processus de reconnaissance des mots arabes que des mots français. La contrainte lexicale mesurée par la structure orthographique du mot semble être plus appropriée dans le cas de la langue française.

Dans les langues romanes, la notion de contrainte lexicale d’un mot fait référence au nombre de mots partageant les mêmes premières lettres ou les mêmes dernières lettres que ce dernier, s’apparentant ainsi fortement à la notion de voisinage orthographique. Les effets de voisinage orthographique utilisent les indices de densité et de fréquence du voisinage par substitution d’une lettre pour lesquels la longueur des mots et la position des lettres sont déterminantes (voir chapitre1), en accord avec le codage des unités lexicales (mots) et sous-lexicales (lettres) postulé dans les modèles AV et AI. Parallèlement au voisinage orthographique, l’effet de la contrainte lexicale est de nature inhibiteur sur la reconnaissance visuelle des mots, suggérant l’existence d’effets liés à d’autres formes de similarité orthographique.

Bien que les données soient en faveur d’une influence de la contrainte lexicale sur l’EPR dans les mots, l’hypothèse de la contrainte lexicale comme unique contributeur à l’asymétrie de l’EPR est remise en cause par les mots dont l’informativité se situe à la fin de la séquence, lesquels ne présentent pas d’asymétrie inversée à droite de la fonction de l’EPR mais une position optimale au centre des mots (e.g., Brysbaert et al., 1996 ; Holmes & O’Regan, 1987 ; O’Regan et al., 1984). La prise en compte d’autres facteurs, tels que la variation de la lisibilité des lettres en fonction de la position du regard devrait permettre de résoudre certaines incohérences.