Introduction

L’émergence des cités et celle des états ainsi que l’interdépendance de ces deux processus figurent parmi les questions les plus complexes que posent les débuts des périodes historiques en Asie du Sud-Est. Souvent abordé pour le sous-continent indien, le problème n’a été que partiellement traité pour le sud-est asiatique. En particulier, la question de l’occupation du territoire, dont les phénomènes d’urbanisation font partie, n’a jamais fait l’objet d’études approfondies pour la Birmanie. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi d’étudier l’urbanisation de ce pays depuis l’apparition des premières villes jusqu’à la période médiévale, c’est-à-dire du IIème siècle avant JC jusqu’à la fin du XIIIème siècle, date de la chute du premier empire birman et début d’une période durant laquelle se déclenchent des troubles dans toute la région. Dans le cadre de cette thèse, j’ai voulu observer ce phénomène sur une longue durée pour tenter d’en isoler les diverses séquences et pour essayer de comprendrela manière dont s’est organisé l’espace des diverses populations qui se sont succédées ou qui ont coexisté sur ce territoire au cours des siècles. Il s’agissait en fait de pouvoir porter un regard sur le développement et l’évolution de l’urbanisme dans le temps, mais aussi d’en observer les caractéristiques et singularités en fonction des régions ou des périodes.

La Birmanie est un pays que sa situation géographique tend à isoler, mais qui a joué un rôle de charnière entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Elle est à la fois culturellement intégrée au monde indianisé et en marge de celui-ci : les populations présentes sur sonterritoire se sont développées sous l’influence de la civilisation indienne tout en conservant une identité indigène très forte, ce phénomène qui n’est pas exceptionnel en Asie du Sud-Est semble avoir pris ici une importance toute particulière.

Les études faites sur la Birmanie ne se sont pas intéressées au problème de l’urbanisation, en particulier dans une perspective comparatiste : jusque dans les années 1960-70, les chercheurs britanniques se sont essentiellement penchés sur l’histoire générale, la linguistique et l’architecture religieuse du pays. Encore récemment, l’accent était mis sur l’étude de cette dernière thématique, notamment avec le programme de l’UNESCO pour la préservation et la restauration des temples de Pagan. Depuis les années 1980, l’approche ethnographique s’est principalement développée dans le domaine de la recherche.

Deux travaux préliminaires (maîtrise et DEA), traitant des villes et de l’occupation de territoire, ont précédé cette thèse car le projet d’étude fut envisagé dès le départ sur une longue échéance, et amorcé en 1998. Au terme de ces deux années préparatoires, j’ai pu mettre au point un inventaire des sites archéologiques, riche d’environ 130 noms, en m’appuyant essentiellement sur les anciens recueils administratifs britanniques, les Gazetteers. Après une phase préalable d’identification ou de localisation de ces sites, ont été mis en évidence plusieurs phénomènes : l’irrégularité de l’occupation du sol entre la Basse et la Haute Birmanie ; l’évolution du paysage urbain de quelques villes pyu sous l’émergence du bouddhisme ; la réorganisation du territoire avec la prise de pouvoir par les Birmans et l'intense développement de facto de villes à partir de la seconde moitié du XIème siècle.

De la fermeture prolongée de ce pays résultaient notamment un état des connaissances très insuffisant et des données trop parcellaires que seules des prospections systématiques pouvaient combler. J’ai donc mené des enquêtes de terrain, sur près d’une centaine de sites, de manière plus ou moins continue entre 2001 et 2004, et effectué le relevé des structures encore en place au GPS (Global Positioning System). Cette méthode m’a permis non seulement de dresser les plans des vestiges archéologiques, principalement des remparts dont la plupart sont inédits, mais aussi l’élaboration d’une cartographie précise et indispensable qui faisait jusqu’à présent défaut.

Ce travail propose de dégager les modalités de l’occupation du territoire en Birmanie par le biais de l’étude de la géographie historique et de l’urbanisation. L’observation de ce phénomène porte sur les implantations de différentes populations qui ont occupé les secteurs en plaine de ce pays, principalement : les Môn, les Pyu, les Birmans et les Arakanais. La fourchette chronologique déterminée entre le IIème siècle avant JC à la fin du XIIIème siècle permet de traiter l’évolution de ces implantations urbaines et leur répartition au cours d’une longue période à l’intérieur de laquelle il est possible d’isoler des séquences plus brèves, et de dégager ainsi plusieurs niveaux de lecture. Ce travail propose aussi d’utiliser une approche comparatiste avec les pays voisins de la Birmanie, géographiquement et culturellement proches de celle-ci, en raison de l’état lacunaire des sources birmanes dans ce domaine. Ces régions voisines, envisagées comme des points de références, s’étendent principalement au Bengale, et à la Thaïlande.

L’étude se divise en trois parties. Elle aborde en premier lieu la période “pré-birmane” en s’attachant particulièrement aux Pyu et aux Môn. Du premier peuple on connaît les grandes capitales et les centres urbains dans lesquels on cultivait sous irrigation tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des remparts. Les Môn, qui ont fondé de nombreuses villes en Basse Birmanie, pratiquaient la riziculture inondée. Au cours de cette période précédant la conquête birmane, l’agriculture a exercé une influence indéniable sur la morphologie des villes. Le second volet de ce travail se concentre sur l’occupation du territoire et le développement des centres urbanisés à la période de Pagan qui voit naître le premier empire birman et la transformation de cette ville pyu en capitale. De nombreux établissements apparaissent à cette époque et reflètent souvent les exigences politiques et économiques de l’état centralisé de Pagan ; elles sont le miroir d’une nouvelle gestion du territoire. Enfin une dernière partie traite des régions périphériques et des royaumes voisins de la Birmanie où se sont développés d’autres royaumes môn aux périodes qui nous intéressent, ouvrant ainsi sur des comparaisons, essentiellement avec la Thaïlande. L’étude des territoires transfrontaliers et des confins de la Birmanie porte d’abord sur les frontières du pays et les états voisins du Nan-Chao (qui occupait l’actuel Yunnan) et de Pattikera (le Bangladesh d’aujourd’hui). On présente ensuite l’urbanisation de l’Arakan et de la région de Tavoy, considérés comme périphériques. Enfin, le dernier chapitre porte sur le royaume môn de Dvaravati et le développement de ses villes qui ont fait l’objet de plus vastes recherches au cours des dernières décennies ; celles-ci ont permis d’établir des parallèles entre les Môn de Basse Birmanie et de Thaïlande et d’ouvrir sur une perspective comparatiste.

La transcription des noms étrangers, est généralement reproduite dans cette étude telle qu’elle est donnée dans les sources qui ont servi à l’élaboration de cette recherche et à sa formulation écrite. Pour les noms chinois, la transcription utilisée est souvent hors d’usage aujourd’hui car les ouvrages qui m’ont été utiles dans ce domaine sont généralement anciens. La transcription des noms birmans, qui a beaucoup évolué depuis un siècle, est également reproduite telle qu'elle apparaît dans les ouvrages de référence, mais le nom des sites prospectés est donné tant dans sa version transcrite an caractères latins que sous sa forme en écriture birmane.

Ce travail se fonde essentiellement sur les prospections et les enquêtes que j’ai menées au cours de ces quatre dernières années. J’espère qu’il sera profitable à d’autres chercheurs et qu’il contribuera à revaloriser les études sur la Birmanie. Je souhaite surtout qu’il motive la mise en place de nouvelles recherches de terrain dans ce pays.