Pegu : Transfert de pouvoir et transfert de capitale

La fondation et ses légendes

De même que Thaton et bien d’autres sites de Birmanie, l’histoire de Pegu reste très floue avant la conquête birmane. Sa fondation résulterait d’une prophétie du Bouddha dans laquelle la région de Pegu était encore recouverte par la mer. Après un voyage dans le pays de Suvannabhumi, Gautama retourna en Inde par la voie des airs. Survolant la mer, il vit à la surface un banc de sable émergeant, qui avait la couleur et l’éclat de l’argent, et sur lequel se trouvaient deux hamsa 160 d’or. Le grand maître prédit alors l’établissement futur d’une ville prospère en cet endroit du nom de Hamsavati (la terre des “hamsas”) 161 . La prédiction se serait alors concrétisée, neuf siècles après l’atteinte du Nirvana. Le récit se poursuit avec l’arrivée de marchands indiens en provenance de Bijjanagara 162 , à destination de Thaton. De retour chez eux, les commerçants ayant vu les hamsa d’or, firent part de cette découverte à leur roi. Ce dernier décida d’envoyer 70 personnes afin de garder les lieux 163 , mais de retour sur le futur site de Pegu, ils y trouvèrent Indra. Celui-ci avait déjà rencontré les deux princes Thamala et Wimala, fils de Thinagenga, roi de Thaton. À la mort de ce dernier, Adinna Radza, un autre de ses fils, monta sur le trône, bien décidé à exclure ses deux demi-frères du pouvoir. Thamala et Wimala étaient issus d’une naissance mystérieuse. Un ermite de Thaton, vivant en retraite dans la forêt, trouva au bord de mer un œuf conçu par une femelle dragon. Il prit l’œuf d’où sept jours plus tard il sortit une petite fille. Plus tard, la jeune fille d’une rare beauté fut présentée au roi Thinagenga, également désigné sous le nom de Sihaganga 164 , qui l’épousa et la porta au titre de première épouse puis lui donna deux fils. L’origine de la nouvelle reine fut découverte par un conseiller royal et la jeune femme mourut subitement d’une manière douteuse. Les deux princes, Thamala et Wimala, furent alors bannis dans la forêt, puis décidèrent de fonder un nouveau royaume plus à l’ouest et réunirent 170 familles prêtes à quitter Thaton et à les suivre. Trois cents familles vivant à proximité de la future Pegu se joignirent aux 170 autres nouvellement venues. Examinant la région à aménager, Indra 165 , accompagné d’un de ses assistants, déguisés en charpentiers et munis d’instruments de mesure ainsi que d’une corde, proposa son aide aux deux princes qui acceptèrent. Au moment où ils commencèrent à effectuer des mesures, les envoyés indiens arrivèrent et réclamèrent leur terrain. Les Môn refusèrent de céder leur droit sur leur terre d’origine. Les habitants de Bijjanagara répliquèrent qu’un pilier taillé dans un minerai de fer avait été placé pour marquer leur territoire, et sur lequel avaient été gravés le nom, le titre et le sceau de leur roi. Indra répondit qu’un pilier d’or avait également été placé comme marque de la propriété des Môn. Pour résoudre la discorde, les deux partis s’entendirent à rechercher leur pilier enfoui sous terre. Celui qui serait jugé le plus ancien donnerait droit de propriété sur le site à la communauté concernée. Indra fabriqua un pilier d’or portant le nom, le titre et le sceau du premier roi de Thaton, et, grâce à ses pouvoirs, l’enfoui plus profondément que le pilier de fer. Les indiens s’avouèrent vaincus et repartirent dans leur pays. Le secteur sur lequel fut découvert le pilier d’or marqua le point central de la ville en attente de construction, et fut consacrée par l’édification d’une pagode. Indra commença à en tracer le plan à l’aide de sa corde décorée de perles et se plaçant face à l’ouest, la jeta à sa droite, c’est-à-dire vers le nord. Le point où la corde toucha terre marqua l’angle nord-ouest où il planta un piquet. Il continua de la même manière en tournant à droite, jusqu’à aboutir au point de départ. Indra traça ainsi le plan au sol, selon un schéma parfaitement carré et dont chaque côté était long de quatre yojana 166 . Des douves encerclant la ville furent creusées et alimentées en eau par les rivières avoisinantes. Une palissade de bois fut élevée avec des tourelles de pierre. Il semblerait, d’après cette légende, que sept murs d’enceinte furent édifiés avec des armes fixées sur chacun. À l’intérieur, le palais avait été sculpté de bas reliefs représentant de nombreux animaux. Une rivière, remplie d’une multitude de poissons, et des canaux traversaient la ville sans jamais s’assécher. Quatre rues principales sillonnaient la cité avec des boutiques des deux côtés. Le Lik Smin Asah la décrit comme très commerçante et prospère, où affluent de nombreux marchands d’or et d’argent. Thamala, le plus âgé des deux princes accéda au trône sous le titre de Thamala Kumma.

S’appuyant sur les chroniques, comme le Lik Smin Asah, et traditions locales, À Phayre a daté la fondation de Pegu en 573 de notre ère 167 . Or une réévaluation chronologique d’après un autre texte a placé l’établissement de Hamsavati en 825, date généralement admise par les historiens 168 . Pegu tomba, au XIème siècle, dans le giron de la domination birmane. On ne saurait dire précisément si Pégu devint, à un moment donné, la capitale du royaume môn, mais elle semble très certainement avoir pris un essor considérable qui aurait provoqué le déclin progressif de sa rivale Thaton. Elle joua le rôle de capitale en basse Birmanie, à des périodes d’éclatement et de morcellement de l’empire, en 1369 grâce au roi Byinnya-U, descendant du souverain de Martaban, Wareru 169 . Dès lors, toute la région du Delta porta le nom de Hamsavati.

Le choix du site, quelque peu retiré vers l’intérieur de la plaine était toutefois d’un accès très facile à la mer. En descendant le fleuve Pegu puis le Yangon, on rejoint directement le Golfe de Martaban et la mer d’Andaman. Cette nouvelle capitale pouvait donc bénéficier tant des ressources de son terroir que des échanges maritimes et fluviaux (cartes 3 et 30). De plus, d’autres villes portuaires, comme Khabin ou Syriam, implantées dans cette zone d’interface entre la mer et les voies fluviales, pouvaient servir de relais pour l’acheminement des biens et denrées. Par ailleurs, la situation géographique de Pegu permettait d’assurer un contrôle territorial plus étendu que la capitale précédente. Elle en exerça son pouvoir à la fois sur tout le pourtour du Golfe de Martaban, mais aussi sur la partie occidentale du Delta, dans la région de Bassein, qui était auparavant relativement éloigné de Thaton et de sa zone d’influence.

Notes
160.

Les hamsas sont des oies sauvages qui, sacrées dans le monde indien, correspondent à la valeur poétique que les pays occidentaux peuvent attribuer aux cygnes ou aux flamands.

161.

Comme d’autres villes de Birmanie, la fondation de Pegu est, de façon légendaire, liée aux oiseaux. C’est, par exemple, le cas de certaines légendes se rapportant à Pagan. Le hamsa, en birman hantha ou hentha, est toujours l’emblème de Pegu (voir Phayre 1873, p. 29).

162.

L’orthographe Vijjhanagara est également utilisée (voir Halliday 1923, p. 72).

163.

Halliday 1923, p. 86.

164.

Halliday 1923, p. 92. On trouve très fréquemment son nom sous le diminutif Tissa, qui résulte de son nom complet Tissa Dhammaraja Siharaja (voir Coedès 1964, p. 200, note 2).

165.

Indra, ou Sekra, est appelé Thakya Meng en Birmanie.

166.

Halliday 1923, pp. 93-94.

167.

Phayre 1873, p. 34.

168.

Coedès 1964, p. 200; Aung Thaw 1972, p. 104.

169.

Aung Thaw 1972, p. 104.