Parmi les fondations urbaines de la période de Pagan, celles qui nous paraissent le mieux planifiées, intégrées dans un projet de développement global, pensées et conçues dans une idée de long terme, sont bien les forteresses d’Anawratha. Premier monarque de la dynastie birmane, l’assise même de son pouvoir dépendait d’une part de l’extension géographique de son nouveau pays, mais surtout des moyens qui devaient assurer la protection et l’intégrité de ce territoire récemment conquis, garantir le maintien de l’état, la pérennité de sa lignée. Tous ces instruments de pouvoir restaient encore à inventer lorsqu’il monta sur le trône.
Ces postes militaires traduisent bien la nouvelle gestion du territoire qu’induit et impose la mise en place d’un pouvoir centralisé, laissant semble-t-il peu de place à l’autonomie et aux initiatives régionales. Toutes les denrées et tous les biens passent, assez inévitablement, par le carrefour de Pagan, puis l’on organise depuis la capitale la redistribution de ces denrées. La mise en place de ce nouveau pouvoir, avec le système politique très centralisé dans lequel il a choisi d’évoluer, requiert la mise en œuvre de nouveaux instruments de gestion et d’administration en général. Que ce soit dans le domaine des ressources, notamment alimentaires, ou dans le domaine de la sécurité et de la protection du territoire, de la collecte des impôts, les systèmes politiques et économiques plus anciens ne pouvaient servir d’héritage ou de modèle aux Birmans. En effet, la nouvelle organisation, bien plus complexe et œuvrant dans un cadre plus large que les systèmes étatiques qui s’étaient précédemment épanouis dans la vallée de l’Irrawaddy, rendaient les anciennes méthodes de gestion insuffisantes et surtout inadaptées aux ambitions d’un empire.
La protection territoriale et surtout le maintien de son intégrité, devient un souci majeur dès le début du règne d’Anawratha. Son œuvre dans ce domaine sera poursuivie par ses successeurs, notamment Narapatisithu, qui renforcera la frontière nord du “noyau central” dans la région de Shwebo à la fin du XIIème siècle. Ce remaniement des années 1190 montrent bien l’une des limites de ce minimum incompressible territorial, nécessaire à la survie et à la continuité de la monarchie de Pagan. La plaine centrale, que l’on qualifie également de zone sèche à cause de son climat sub-désertique, était le cœur du royaume au centre duquel rayonnait la capitale et dans lequel ses dirigeants avaient réparti l’exploitation des ressources agricoles. Les frontières de ce “noyau central” se limitaient au Nord à la région de Shwebo et au-delà de laquelle on rencontre à cette époque la population Kadu ; à l’Ouest par la barrière naturelle que forme la chaîne montagneuse de l’Arakan ; au Sud à la région de Pyay (Prome), ancien berceau Pyu et qui marquait, semble-t-il, l’avancée la plus méridionale de ces derniers, mais qui constitue également une frontière climatique puisqu’elle marque le passage de la zone sèche à la région très arrosée du Delta de l’Irrawaddy ; enfin la limite Est se démarquait naturellement par la faille du plateau Shan, longée par la vallée de l’Irrawaddy, tantôt par le cours du Sittang. Il semblerait que le principal danger extérieur serait venu précisément des Shan, donc de l’Est. Afin de se protéger de toute infiltration étrangère, la Chronique du Palais de Cristal donne la liste de 43 villes forteresses, chargées de protéger la frontière commune avec le pays Shan récemment soumis par Anawratha 242 , et dont les habitants vivaient entre le royaume birman de Tambadipa et le royaume de Kamboja 243 . On peut dire que cette réalité politique, que l’on définit comme un noyau dans son étendue minimale, résonne avec la réalité climatique qui concerne la zone sèche de Birmanie centrale.
La date que les historiens admettent généralement pour le début du règne d’Anawratha est 1044. Pourtant, la fondation de ses forteresses remonterait à une dizaine d’année plus tôt, vers 1033-1034 244 . Cette date de fondation avancée par G.H. Luce est issue de la Chronique du Palais de Cristal qui indique bien la fin de l’année 395 de l’ère birmane, ce qui correspond aux années précédemment citées du calendrier chrétien, mais le même texte situe, pour sa part, le début du règne d’Anawratha en 379 BE, ce qui équivaut à l’an 1017. On retiendra en tout cas de cette source, qu’elle place le commencement de ce grand chantier qu’était celui de la construction des 43 forteresses, dans la XVIème année de règne du souverain. Le Jatatopum Rajavan, texte qui daterait du XVIème siècle, donne les mêmes dates de fondation que la Chronique du Palais de Cristal, celle-ci ayant peut-être pris le précédent pour texte de référence. Le Maha Yazawin d’U Kala, souvent appelé par son titre anglais The Great Chronicle et rédigé au XIIIème siècle, n’évoque absolument pas, de son côté, l’existence de ces postes militaires.
On présentera dans les lignes qui suivent la liste de ces villes forteresses telle qu’elle nous est parvenue par la Chronique du Palais de Cristal 245 :
Parmi les 43 sites énumérés par les textes, 11 n’ont pu être identifiés ou localisés précisément par G.H. Luce. Il s’agit de Nga Yôn, Nga Yin, Sôn-myo, Ôt (parfois nommé Ôk), Nagamauk, Yinmatè, Myodin, Lahé, Shinmatet, Pep-pa et Baranathi, ce qui signifie littéralement Bénarès. Cette dernière ville, également évoquée par C. Duroiselle sous le nom de Baranasi 246 , serait localisée dans la région de Toungoo, sans que l’on ait pu recueillir plus d’information sur sa localisation exacte. De même pour Nga Yôn et Nga Yin qui se trouveraient dans la région de Bhamo, pour Ôt et Nagamauk qui se situeraient dans les environs de Mandalay, et Sôn-myo qui serait localisé au sud de Singu. Par contre, nous pensons avoir peut-être identifié le site de Yinmatè lors de nos enquêtes de terrain.
Les prospections qui ont été menées sur place depuis 2001 ont permis non seulement de dresser un état des lieux archéologique, mais aussi d’établir les plans des structures en place et particulièrement dans le cas des forteresses où l’on s’attend à rencontrer, à juste titre, des vestiges de fortification. Elles ont surtout apporté la preuve que ces forteresses, que l’on croyait en partie imaginaires, ne le sont pas. Les doutes quant à leur existence étaient essentiellement dû au problème que pose la véracité des sources écrites, en particulier la Chronique du Palais de Cristal dont la rédaction est très postérieure aux évènements qu’elle rapporte, relate une histoire du pays très marquée par le fantastique. Dans le cas des forteresses d’Anawratha, ce texte s’avère pourtant fiable, et les résultats de l’étude de terrain parlent d’eux-mêmes. Si l’on compte les 45 sites énumérés plus haut, 10 demeurent non identifiés ou non localisés puisque l’étude pense avoir situé le site de Yinmatè. Parmi les 35 sites restants, 27 ont été prospectés, et 19 d’entre eux présentent, avec plus ou moins de certitude, des vestiges de fortification encore en place 247 (carte 5). De ces 19 remparts conservés, 15 sont en brique, et 4 seraient en terre. Malheureusement, les constructions de terre posent, par nature, d’énormes problèmes d’identification et une extrême prudence est de rigueur. On peut remarquer que ces structures de terre sont toutes localisées dans une seule et même région de la Haute Birmanie, région qui aurait été peuplée à cette époque par des Kadu 248 . On peut alors s’interroger, sans pouvoir apporter de réponse, sur le lien éventuel entre cette méthode de construction et la présence de cette population dans le même secteur. Partout ailleurs en Birmanie centrale on ne rencontre que des remparts de brique. Seul le sud nous propose parfois des fortifications en latérite en raison de la disponibilité du matériau sur place et des avantages qu’il présente, en termes de drainage, dans les régions à forte pluviométrie. Le gabarit est toujours très semblable avec une longueur qui tourne autour des 35 cm, une largeur qui avoisine les 20 cm et souvent 5 à 6 cm pour l’épaisseur. Pas une seule brique portant des traces de doigt n’a été repérée au cours de la prospection des postes militaires, ce qui renforce encore l’hypothèse de l’usage de ces briques portant des marques avant la période de Pagan, sur des sites où la population birmane était absente ou minoritaire.
L’absence de rempart dans certains sites conduit elle aussi à s’interroger. Est-elle dûe, en effet, à une disparition ultérieure, ou simplement au fait qu’aucune structure défensive n’ait été construite dès l’origine ? Les enquêtes, tenant compte des traditions orales, semblent rapporter que certains sites n’auraient été que des camps. C’est peut-être le cas pour le site de Ta-ôn que sa toponymie désigne comme un simple campement. On peut se demander si la présence de tant de postes militaires aurait toujours été nécessaire, surtout dans la région nord de Mandalay où la concentration des postes militaires est particulièrement dense. Il semblerait tout à fait plausible que ces fondations d’Anawratha, n’aient pas toutes été des structures semblables. Le cas de Ta-ôn ouvre en tout cas une nouvelle piste quant à ces villes forteresses. Il est en effet possible que ces villes, que les textes désignent sans distinction, ne soient pas toutes de même nature, dans la mesure où certaines pouvaient être des forteresses au sens propre du terme architecturale, comme d’autres pouvaient se résumer à de simples camps, peut-être mobiles ou non permanents. Ces camps étaient peut-être des versions “plus légères” que les autres citadelles bien établies et bien sédentaires. Peut-être se déplaçaient-ils selon les besoins et la variabilité des dangers, le nombre de soldats constituant la garnison devait être, quant à lui, également très variable. Il existait donc peut-être différents “types” de postes militaires à cette époque. On constate par ailleurs que les sites où aucun vestige ne subsiste sont presque tous regroupés dans la région nord de Mandalay, secteur où l’on rencontre dans le même temps la concentration la plus dense de fondations militaires. Ce phénomène soutient l’hypothèse précédente selon laquelle certains de ces 43 postes militaires n’étaient que des camps, destinés à seconder d’autres places-fortes, et à consolider en certains points et à certains moments cette ligne frontalière.
La partie médiane de cette “barrière”, autour de Mandalay, comprend un regroupement très important de forteresses. Quatorze sites sont en effet implantés dans les alentours et forment le cœur de cette frontière nord-sud (de Singu à Myittha). En s’éloignant de cette partie médiane, on constate que la concentration se relâche, tant en direction du nord que vers le sud, au fur et à mesure que la distance devient importante. Les espaces vides peuvent s’expliquer d’abord par le fait qu’il nous manque l’identification de plusieurs sites par rapport à la liste que les textes nous ont fournie, mais l’on constate tout de même que la topographie des lieux, dans ces espaces que l’on est tenté de combler, n’ouvre pas sur des accès majeurs ou aisés du plateau Shan vers la plaine. Aucune large vallée, par exemple, ne débouche dans ces espaces a priori moins protégés. Les sites identifiés et localisés contrôlent pour la plupart, soit seuls soit en groupe, les carrefours fluviaux importants lorsque les rivières, naissant dans les montagnes Shan, viennent rejoindre les basses terres et se jeter dans les eaux de l’Irrawaddy ou du Sittang. Tagaung, par exemple, est implanté à la confluence de l’Irrawaddy et de la Kyauko Chaung, tandis que l’ensemble Yenatha-Madaya-Wayindok-Kontha forme un maillage serré apte à protéger le point de passage où la vallée de la Magyi Chaung s’ouvre largement dans la plaine. On pourrait, par contre, s’attendre à trouver au moins un fort dans les alentours de Pyinmana, région dans laquelle se rencontrent plusieurs cours d’eau, notamment la Paunglaung Chaung qui arrive depuis le plateau de l’est. De grandes lacunes subsistent, d’une manière générale, dans notre connaissance historique et archéologique de cette partie du pays. Il faut probablement imaginer un ou plusieurs sites non identifiés dans ce secteur que les enquêtes de terrain ont eu grand mal à éclairer d’avantage, de la même manière que Hlaingdet, avec le soutien de Thagara et de Nyaungyan, garde l’accès depuis la vallée de l’Ato Chaung vers la Birmanie centrale.
Les études de terrain ont de même permis de montrer qu’il n’existe pas, en terme de vestiges archéologiques, d’architecture militaire à proprement parler en Birmanie, pas plus que dans les pays voisins d’Asie du Sud-Est. En tout cas, cette architecture particulière qui devait probablement exister en son temps, ne nous a pas laissé de traces singulières qui permettent de la distinguer des autres fondations urbaines fortifiées. En effet, ces postes militaires se distinguent des autres villes cernées de rempart grâce à l’apport des sources écrites, mais rien de visible en surface ne permet de faire la différence : la morphologie des structures en place se résume la plupart du temps à un simple mur de rempart en brique, et aucun autres éléments défensifs tel que des tours, des restes de créneaux, regards ou meurtrières n’apparaissent dans la muraille. Thagara est le seul exemple qui vienne faire exception à cela. Les restes d’une tour semblent avoir été identifiés dans le secteur nord de la face interne du rempart est, à proximité immédiate d’une brèche, probablement une ancienne porte. Il s’agit d’une structure circulaire en brique, muni d’un noyau central fait du même matériau, et qui laisse un étroit passage entre les deux parois. Elle n’est hélas conservée en élévation que sur quelques dizaines de cm. Deux autres tours ont été repérées sur un autre site mais il ne s’agit pas d’une forteresse d’Anawratha. Ces deux ouvrages, appartenant à la même muraille, sont encore visibles à Sanpenago – la vieille ville de Bhamo – qui est considérée traditionnellement comme antérieure à la période de Pagan et comme étant l’œuvre des Shan 249 . Les vestiges de cet ancien rempart se résume à un mur rectiligne orienté nord-sud, de 700 m de long environ, interrompu par deux ouvrages circulaires conservés sur une hauteur supérieure à celle du rempart lui-même et qui s’apparente assez clairement à des tours. Ces deux structures sont éloignées de 440 m l’une de l’autre à vol d’oiseau. Ainsi les structures architecturales de type défensif sont très généralement absentes sur l’ensemble des sites.
Cette absence généralisée de structures défensives n’est probablement pas anodine, et l’on peut tout à fait supposer que les Birmans mélangeaient les matériaux périssables et non périssables, “lourds” et “légers”, dans leurs constructions, même urbaines et militaires. Les tours pouvaient être construites en bois et/ou en bambou et, de ce fait, elles étaient peut-être même mobiles. Les descriptions de bataille du XIIIème entre les Birmans et les Mongols que nous a laissé Marco Polo sont à ce titre intéressantes. Un extrait est relaté dans les pages suivantes, à propos de la prise de Ngasauggyan, où l’usage des éléphants dans le domaine militaire, spécialité birmane jusqu’à cette défaite, montre bien l’intérêt de la mobilité des éléments défensifs. L’auteur décrit en particulier les “châteaux de bois” montés sur le dos des éléphants qui abritaient les archers, parfois jusqu’à une quinzaine d’hommes.
GPC, pp. 96-97.
Tambudipa désigne le royaume birman de Pagan, tandis que le nom Kamboja renvoie bien entendu au royaume Khmer du Cambodge qui occupait déjà une large partie de la Thaïlande à cette époque et qui, de ce fait était directement voisin de la population shan.
Luce 1969, vol. 1, p. 34 ; GPC, p. 96.
G.H. Luce, dans sa traduction de la Chronique du Palais de Cristal et dans son œuvre de référence de 1969 donne une liste de 43 forteresses ; Scott dans son ouvrage ne donne que 42 noms dans sa liste (cf. Scott 1901, part II, vol. II, p. 266). L’orthographe choisie ici reprend celle employée dans Luce 1969, vol. 1, pp. 34-36. À l’instar de Luce on a également ajouté deux villes à la suite de la liste des 43 forteresses, car bien que ne figurant pas dans le document initial, elles ont joué le même rôle que les autres à cette même période. Quant à la forteresse de Toungoo, elle est ajoutée dans la Chronique du Palais de Cristal elle-même, au chapitre suivant la description des postes militaires (p. 97).
Duroiselle 1923, p. 181.
On a exclu ici le site de Myogyi (Toungoo) dont les structures en place identifiées, en particulier la douve bien visible mais aussi les lambeaux de remparts qui sont conservés, ne peuvent être attribuées qu’avec beaucoup de doute à la période de Pagan. Ces vestiges appartiennent probablement à une période postérieure car, traditionnellement, le village actuel de Myogyi est considéré comme un établissement ancien ayant précédé des quelques années seulement la fondation de Toungoo comme capitale.
Luce 1969, vol. 1, pp. 36-38.
Dawson 1960, p. 15.