VII. Les domaines irrigués

Introduction

Au-delà de l’aspect et des contraintes militaires que suggéraient la mise en place et le maintien de l’empire, le développement économique était bien entendu un facteur essentiel à sa prospérité. Dans ce domaine également, Anawratha innova, dès le début de son règne, avec la création d’une administration particulière consacrée à la gestion des ressources. La mise en valeur des terroirs par l’irrigation dans la zone sèche de Birmanie centrale n’était pas un fait nouveau en soi, puisque les Pyu et les Môn exploitaient déjà cette région avant l’arrivée des Birmans, mais la nouveauté résidait dans la mise en place d’une ossature administrative qui structurait la production rizicole. Les capacités de rendement ont probablement beaucoup évolué et augmenté avec ce système de gestion, mais ce dernier devait par ailleurs assurer la mainmise de l’état sur les ressources agricoles, tout au moins sur une certaine quantité de la production. Le riz cultivé dans ces domaines désignés par le terme spécifique de khayaing, était destiné à la capitale où l’on se chargeait par la suite de la redistribution. N’oublions pas que le riz à cette époque constituait une partie du salaire des fonctionnaires et qu’il était couramment utilisé en guise de monnaie d’échange. D’une certaine manière, on peut dire qu’à la période de Pagan le riz “valait de l’or”, et qu’à ce titre le contrôle de l’état sur les récoltes était autant nécessaire qu’il l’aurait été sur la frappe de monnaies.

L’élaboration de ces zones économiques et la nouvelle administration qui l’accompagnait se reflète directement à travers les implantations urbaines, puisque leur statut était bien distinct des autres établissements. D’après G.H. Luce, le terme de khayaing était appliqué aux premières localités des Birmans installés dans la plaine, et son usage strictement limité à la dénomination des terroirs irrigués 280 . Le dictionnaire de Judson indique que le mot khayaing, qui se traduit aujourd’hui par « district », désignait à l’époque « un point ou une partie centrale de laquelle dépend plusieurs autres parties ; […] par conséquent les parties sont collectivement soumises à une juridiction, un pays ou un état. » 281 . De cette partie administrative qu’était le khayaing dépendaient donc des villages nommés en birman ywa 282  ; dans chaque zone rizicole à travers lesquelles étaient implantés ces khayaing, l’un prédominait toujours sur les autres et occupait une place prépondérante en exerçant son influence sur l’ensemble de chaque zone.

Les sources textuelles et épigraphiques mentionnent la présence de trois régions consacrées à l’agriculture irriguée et implantées à l’intérieur du “noyau central” que formait le royaume de Tambradipa. Il s’agit, dans un ordre de grandeur et d’importance décroissante :

  • des 11 khayaing de Mlasca, établis dans la région de Kyaukse, au sud de Mandalay ;
  • des 6 khayaing de Khrok , situés dans la région de Minbu, au sud-ouest de Pagan ;
  • des khayaing de Tonplon, situés au nord de Mandalay.

La région de Kyaukse semble avoir bénéficié des plus grands soins dans la mise en valeur de son terroir. C’est d’ailleurs Kyanzittha, futur roi de Pagan, général et bras droit d’Anawratha, qui était en charge des 11 khayaing de Mlasca au cours de la seconde moitié du XIème siècle 283 . Les textes se réfèrent souvent à lui sous le titre de “roi de Htilaing”, site qui semble voir été une ville ou un village de la région de Kyaukse également.

D’autres régions de l’empire ont connu des aménagements hydrauliques destinés à l’irrigation des cultures, mais d’ampleur moindre et sur une échelle beaucoup plus réduite. Surtout, ces secteurs ne bénéficiaient pas de statut administratif particulier, sans doute en raison d’une production bien moins intensive. Des canaux ont en effet été creusés à partir du lac de Meikthila, travaux qui dateraient de l’époque pyu 284  ; d’autres ont été reliés à la rivière Mu, dans la région de Myinmu (entre Mandalay et Monywa) à la fin du XIIème siècle, au cours du règne de Narapatisithu ; enfin d’autres travaux d’irrigation ont été effectués dans les environs de Taungdwingyi.

À l’intérieur des terroirs gérés par les khayaing, les travaux de maintenance et d’amélioration des systèmes d’irrigation ont eu lieu tout au long de la période de Pagan. Les successeurs d’Anawratha, comme ils l’ont fait pour les postes militaires ou pour le développement urbain en général, ont poursuivi son action. Alaungsithu et surtout Narapatisithu restent les rois qui ont le plus participé à la sauvegarde et au développement de l’empire, non seulement dans le domaine militaire mais également en matière de ressources agricoles. La réforme du système des poids et des mesures par Alaungsithu, et surtout sa tentative d’uniformisation des systèmes préexistants, concernait directement la propriété foncière et la production rizicole. Ces aménagements hydrauliques jouaient, eux aussi, un rôle direct dans la politique de développement du pays que ces trois monarques ont tenu durant leur règne et qui sont considérés comme des périodes de « consolidation du pouvoir » 285 . D’autres travaux d’irrigation sont attribués au souverain Kyawswa dont le règne débuta en 1287, après la chute de l’empire. Ce roi, birman lui aussi et appartenant toujours à la dynastie de Pagan, malgré le délabrement de l’état, est également considéré comme un roi ayant joué un rôle important en faveur du développement des aménagements hydrauliques, et, si son action ne peut être envisagée comme une consolidation du pouvoir, elle peut être perçue comme une tentative de reprise du pouvoir en main. C’est d’ailleurs vers la fin du XIIIème siècle que les trois frères Shan, après avoir négocié leur appui au pouvoir central, prirent le contrôle de l’ensemble de la région de Kyaukse car elle était considérée comme la meilleure part du royaume. C’est ainsi que trois des khayaing de Mlasca devinrent des capitales pour quelques décennies.

Ces trois domaines ont été prospectés entre 2001 et 2003. Dans le cas des khayaing de Tonplon, on ne sait combien de villages étaient subordonnés à la ville centrale puisque la liste ou des détails à son sujet ne nous sont pas parvenus. Toutefois, l’ancienne Tonplon a été identifié avec l’actuelle Taungbyon qui assurait aussi une charge militaire, comme nous l’avons vu dans le chapitre sur les villes forteresses. On remarque en tout cas, dans les trois domaines irrigués de l’époque, que la fortification du site principal est une constante dans l’urbanisation de ces zones à vocation essentiellement rizicole.

Notes
280.

Luce 1959, « Geography… », pp. 40-41 ; Brac de la Perrière 1989, 1ère partie, p. 65, note 60.

281.

Luce op. cit., p. 41.

282.

Le mot ywa (rwa) signifie simplement village et n’est pas un terme spécifique à cette région ni à cette époque. D’après les inscriptions de la période de Pagan, le terme ywa était appliqué à plus de 150 lieux de Birmanie centrale avant la chute de l’empire (cf. Luce, op. cit).

283.

Luce 1969, vol. 1, p. 41 ; GPC, p. 103-104. La chronique mentionne que Kyanzittha était en charge des 11 khayaing de Lèdwin, qui est un autre nom désignant les khayaing de Mlasca, à la fin du règne du roi Sawlu, fils et successeur direct d’Anawratha.

284.

Aung Thwin 1990, p.29.

285.

Brac de la Perrière 1989, 1ère partie, p. 49.