XI. Les frontières et problèmes associés

Introduction

La notion de frontière telle qu’on la perçoit aujourd’hui, c’est-à-dire comme une limite précisément définie, matérialisée au sol et représentée sous forme de trait sur une carte, est une notion totalement moderne et européenne. Dans le contexte géographique et temporel qui nous intéresse ici, le concept de frontière était beaucoup plus vague qu’il ne l’est aujourd’hui et demeurait une idée relativement floue jusqu’à la colonisation britannique 339 . En effet, à la périphérie des grands états voisins, comme ont pu l’être la Chine et le royaume de Pagan par exemple, on constate très souvent, voire systématiquement, la présence de petits territoires formant des “zones tampons” que l’on qualifiera, dans notre étude, d’espaces transfrontaliers ou de confins. Ces territoires plus ou moins restreints vivaient généralement sous la coupe, ou devenaient tributaires, du puissant voisin, tout en restant parfois, et dans une certaine mesure seulement, en marge de l’influence culturelle de cet état dominant. Ce phénomène se rencontre sur toute la périphérie de la Birmanie avec, bien entendu, des variantes régionales. C’est ainsi qu’autour du “noyau” territorial minimum qui s’est formé dès le XIème siècle, et que les Birmans ont appelé Tamradipa, de nombreux royaumes aux origines plus anciennes que celui de Pagan mais dominé par ce dernier sur le plan militaire, se sont maintenus. La survie de ces multiples royaumes souligne l’aspect très morcelé du pays qui offre, encore aujourd’hui, une mosaïque de peuples hétérogènes tant dans le domaine culturel, que linguistique ou religieux. La prise de pouvoir par les Birmans ne semble avoir affecté en profondeur, sur le plan territorial, que la Birmanie centrale, autrefois dominée par les Pyu. Les transformations de la Basse Birmanie, précédemment occupée par la population Môn, sont moins évidentes et moins tangibles : les villes môn sont réoccupées et les centres importants semblent avoir conservé leur place, permettant ainsi la continuité des implantations urbaines et du réseau territorial de la région. Le modèle birman semble, dans ce secteur, s’être surimposé à l’organisation môn, sans pour autant changer ou bouleverser le fond des choses. Dans l’ancien domaine pyu, la situation paraît bien différente puisque la plupart des villes semblent avoir été réduites à un état d’abandon ou de semi-abandon, qui se traduit par le remplacement des anciennes grandes cités par de simples petits hameaux 340 .

Avant la conquête birmane, le nord-ouest de l’actuel état du Myanmar était occupé par le royaume d’Arakan qui se constitua à l’aube des premiers siècles de l’ère chrétienne. Celui-ci a toujours constitué une charnière entre les différents royaumes ou empires de Birmanie centrale et ceux du Bengale oriental, dont le développement historique vit l’alternance de longues périodes d’autonomie et de périodes d’occupation au cours desquelles les différents rois arakanais prêtèrent allégeance tantôt à la monarchie birmane, tantôt au sultanat du Bengale. Soumis au régime de Pagan dont il est tributaire entre les XIème et XIIIème siècles, l’Arakan peut être considéré à cette période comme un territoire transfrontalier, établit aux confins de la Birmanie et du Bengale, et jouissant d’une relative autonomie. Le royaume véritablement frontalier et voisin à l’ouest de l’empire birman était celui de Pattikkera dont le territoire correspondait à l’actuelle région sud-est du Bangladesh.

À l’extrémité sud du Myanmar actuel, dans la région du Ténassérim, s’est développé un petit royaume autour de la ville de Tavoy. La tradition situe son épanouissement aux alentours du VIIIème siècle de notre ère et ce territoire, que l’on rattache souvent au pays Môn sans qu’aucune preuve n’ait pu être apportée à ce sujet aujourd’hui, constituait une zone intermédiaire entre la Basse Birmanie et le monde Malais. Étant donné l’absence totale de sources ou de données archéologiques et épigraphiques qui permettent de l’assimiler à la culture môn, nous considèrons pour notre part que cette région de Tavoy s’est développée en marge du royaume Môn. Sa situation stratégique a souvent fait un enjeu militaire et un objet de rivalité entre la Birmanie et le Siam de cette région côtière qui connut, dès le XIème siècle, des périodes de domination alternée entre les deux états.

À l’est, les hauts plateaux du pays Shan étaient déjà occupés, plusieurs siècles avant la conquête birmane, par les peuples shan organisés en petits royaumes. Divers princes locaux régnaient chacun sur un territoire restreint, constituant ainsi un paysage politique relativement morcelé. Les sources évoquant l’histoire ancienne des Shan sont rares et seules des études de terrain pourraient permettre d’élargir nos connaissances dans ce domaine, mais cette région n’entre pas directement dans le sujet qui nous concerne ici. C’est essentiellement à cause des particularités du milieu géographique que notre étude et nos prospections se sont limitées aux secteurs de plaine, laissant les hauts plateaux du pays Shan à de futures recherches. Les quelques données dont nous disposons aujourd’hui concernent essentiellement la région de Bhamo où, comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, la vieille ville de Sampenago est connue pour avoir été une des anciennes capitales shan avant le XIème siècle 341 . Les environs de Möng Mit, au nord-est de Mogok, sembleraient également avoir correspondu à un centre important du pouvoir shan aux périodes qui nous intéressent. Tributaire de l’empire de Pagan, le territoire shan peut-être considéré, à l’instar de l’Arakan, comme une zone “tampon” ou transfrontalière qui bénéficiait également d’une certaine autonomie. Au-delà du pays Shan se trouvait un puissant voisin, le Nan-Chao, qui fit largement prévaloir sa puissance sur le peuple pyu. Cet état qui se désintégra progressivement connut ses heures de gloire au cours des VIIIème-IXème siècles.

Notes
339.

Leach 1960, p. 49.

340.

Cela semble avoir été le cas pour Beikthano et Maingmaw, et probablement pour d’autres établissements secondaires comme Thegon. Par contre, Halin conserva un rôle non négligeable à la période de Pagan, peut-être en raison de ses mines de sel, puisqu’un gouverneur y aurait été nommé. La région de Prome (Sri Ksetra) conserva aussi une partie de son importance puisqu’elle fut également le siège d’un gouverneur ; l’intérêt de Prome tenait sans doute à sa situation géographique, à mi chemin entre Pagan et les villes portuaires du delta.

341.

Cf. infra, partie 2, chapitre I pour la description des vestiges archéologiques.