XIII. La région de Tavoy : un royaume en marge de la civilisation môn ?

Introduction

L’histoire de la Birmanie méridionale d’avant la fin du XIIIème siècle demeure l’une des plus mal connues du pays. En effet, avant que les axes maritimes de grande distance ne se développent au cours de la période médiévale et que la région du Ténassérim ne devienne un carrefour des routes majeures, de larges zones d’ombre subsistent. Plusieurs fois disputée entre la Birmanie et le Siam, cette région n’a cessé d’être un enjeu stratégique et commercial de taille, et fut tantôt soumise par l’un de ces deux royaumes et tantôt par l’autre. Cette région doit sa prospérité à ses mines d’étain situées près de Pakayi (Pagaye), à une quinzaine de kilomètres à l’est de Tavoy 386 . On ne sait quel peuple était maître en ces lieux avant qu’Anawratha ne conquière les terres du Sud au milieu du XIème siècle. Très peu d’informations concernant la région de Mergui-Ténassérim nous sont parvenues bien que l’occupation humaine y soit attestée aux périodes anciennes.

Située sur le fleuve du même nom, la ville de Ténassérim (Taninthayi) est communément identifiée avec l’antique Tun Sun qui apparaît dans les récits chinois de la dynastie des Liang (502-556 ap. JC), et souvent décrite comme l’aboutissement d’une route commerciale menant vers la péninsule malaise 387 . Maurice Collis mentionne pour sa part, la découverte sur le site de céramique caractéristique de la dynastie T’ang (618-907 ap. JC) 388 . Divers auteurs font référence à Ténassérim et Mergui comme étant des villes portuaires importantes plus tardivement, au cours de la période médiévale. Ainsi, Ténassérim dès le XVème siècle dans les récits de Nicolo de Conti ou d’Abdur Razzak de Samarcande, puis au XVIème siècle dans les textes de Tristan d’Acunha et de Duarto Barbosa ; Mergui est fréquemment décrite à la même époque, notamment chez le voyageur Cesare de Frederici qui parcourut la région en 1568.

D’un point de vue strictement archéologique, le rempart de Ténassérim et son pilier de fondation en granit est l’œuvre des habitants du Siam et date de 1373. Son enceinte présenterait un tracé octogonal selon les sources britanniques, mais un plan dressé dans les années 1950 389 fait état d’une ville parfaitement carrée de 1600 m de coté (exactement les mêmes dimensions qu’Amarapura), sillonnée d’un réseau de voirie orthogonal et très régulier. Ce type de ville correspond au modèle des grands centres urbains qui se développera dès le XIVème et jusqu’au XIXème siècle. Cette période que l’on qualifie souvent de “féodale” verra naître de nombreuses autres villes importantes construites sur le même schéma comme l’attestent Pegu, Toungoo, Shwebo, Amarapura ou encore Mandalay. La face nord borde la rive du fleuve Ténassérim tandis que la vielle ville s’intercale entre une rivière tributaire du fleuve, à l’est, et des collines situées à l’ouest. Deux promontoires se trouvent à l’intérieur de l’enceinte urbaine : l’un se trouve au nord, l’autre au sud. Le site lui-même n’a pas encore fait l’objet de prospections, faute d’autorisation. Le plus ancien témoignage épigraphique de la région date du règne du roi Sawlu (1077 ?-1084). Cette inscription aujourd’hui détruite, a été trouvée à Maunlaw, à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Mergui, et était rédigée en langue pali 390 . La première inscription en langue birmane date de 1269 ; retrouvée dans la pagode Shinkodaw à Thandôk, près de Maunglaw, décrit des dons à cette pagode par un certain Nga Pôn, usurier du roi de Pagan Naratihapathi (1255-1287). On connaît également la mention d’un autre édifice bouddhique: il s’agit d’un monument nommé Zedawon et édifié par le roi Narapatisithu en 1208 sur une colline surplombant le fleuve.

Les îles au large de Mergui ont, pour leur part, été un lieu d’échange maritime considérable, mais aucune source bibliographique ne mentionne le moindre vestige archéologique dans ce secteur. Les prospections dans la région n’ont pour l’instant donné que trop peu d’éléments pour en tirer des résultats probants, et il faut surtout prendre en compte le fait que la plupart des 800 îles que compte l’archipel sont couvertes de forêts primaires. Ces conditions sont bien entendu inappropriées à laisser des traces d’une quelconque implantation humaine, même récente.

En ce qui concerne la région de Tavoy, peu de vestiges archéologiques subsistent dans cette partie septentrionale du Ténassérim, mais l’état de nos connaissances dans ce secteur est toutefois plus approfondi. Le recensement des sites dans la littérature coloniale britannique concernant l’ancien district de Tavoy avait regroupé un total de dix-neuf édifices bouddhiques auxquels s’ajoutaient les treize pagodes de la ville de Tavoy. Ces sources, mentionnent l’existence des vestiges de neuf villes anciennes, sans toutefois en donner les noms. Parmi ces neuf sites, la mention de sept d’entre eux a été retrouvée dans d’autres sources bibliographiques plus éparses, cinq ont été localisés et quatre ont fait l’objet de prospections : Atkalienaung et Yunmyo sont les deux sites qui n’ont pu être localisés ; Maungkara, Mokti, Thagara et Wedi ont été prospectés ; enfin le site de Kyethlut a été repéré sur carte mais non visité. Pour les périodes antérieures à celle de Pagan (1044-1287), les mentions d’anciens royaumes locaux concernent généralement le VIIIème siècle de notre ère. Les sources traditionnelles contemporaines aux évènements de cette période sont rares ou inexistantes, l’oralité demeure donc le moyen de transmission le plus fréquemment en usage en Birmanie. La région de Tavoy n’échappe pas à cette règle puisque les chroniques locales sont fondées sur la tradition orale. D’après celle-ci, Yunmyo serait la ville la plus ancienne des environs mais sa date de création et le nom de son fondateur sont tombés dans l’oubli. Il est mentionné à propos de ce site 391 , qui n’a pu être localisé, qu’il était déjà en grande partie recouvert par les rizières au XIXème siècle. Atkalienaung serait également un des sites les plus anciens puisque les sources orales s’accordent à situer sa chute en 715 de notre ère et à l’attribuer à des Shan. Il s’agit plus probablement d’habitants de l’actuelle Thaïlande qui sont communément désignés par les Birmans, et sans aucune distinction, comme étant des Shan.

Suite à la destruction d’Atkalienaung, non localisée, la ville fortifiée de Maungkara, dont il reste quelques vestiges aurait été édifiée. La vieille ville de Tavoy, connue également sous son nom vernaculaire Thagara, s’inscrit dans la continuité des fondations urbaines de la région. La tradition place sa fondation en 113 de l’ère birmane, soit en 751 de l’ère chrétienne, et l’attribue à un certain monarque nommé Thameinda. À la fondation de Thagara suivent celles de Wedi et Mokti. On ne connaît pas leur date de création mais toutes deux sont considérées, dans les sources traditionnelles, comme étant contemporaines l’une de l’autre et antérieures au XIIIème siècle.

Notes
386.

Chhibber, H.L., 1934, p. 181-82.

387.

Imperial Gazetteer of India, 1908-1931, Clarenton Press, Oxford, 3ème éd., vol. XVII, p. 296.

388.

Collis, M., 1953, p. 227.

389.

Kan Hla 1978, p. 97 ; plan p. 94, fig. 6.

390.

Luce 1969, vol. I, p. 26.

391.

List of Objects of Antiquarian and Archaeological Interest in British Burma, p. 33, § n° 13.