Formes urbaines et planification

Nombreux sont les auteurs qui classent les villes de Thaïlande selon deux types 457 . Reposant sur une étude formelle, ils distinguent les villes de plan irrégulier et celles dont le tracé répond aux exigences de la symétrie ou de la géométrie. On rejette cette méthode d’analyse qui nous paraît tout à fait insuffisante et ses critères peu pertinents, dans la mesure où nous considérons que la simple forme d’une ville ne fournit que peu d’informations valables. À ces caractéristiques formelles sont souvent rattachées ou sous-entendues des considérations sur le niveau de “développement” de la population qui a construit et occupé ces espaces. Les tracés circulaires ou irréguliers sont généralement interprétés comme des fondations plus “primitives” que les villes de plan orthogonal. Or, l’exemple de la Birmanie démontre parfaitement que la forme urbaine n’a pas ou peu d’incidence sur la ville elle même, tant chez les Pyu que chez les Môn, et même à la période birmane. La première fondation Pyu connue, Beikthano, est bien de plan orthogonal, et leur dernière capitale fondée plusieurs siècles plus tard, Sri Ksetra, une vaste ville de plan ovale et irrégulier, dont les structures urbaines et d’irrigation attestent d’une développement plus abouti au regard de la complexité des aménagements hydrauliques et de l’évolution des techniques architecturales. On fait bien entendu référence au réseau circulaire de canaux concentriques qui distribue l’eau de manière optimale à travers le terroir cultivé intra et extra muros, et aux stupas géants en forme de bulbe : le Bawbawgyi, le Payagyi et le Payama. L’idée de lien entre forme et niveau de développement ne résiste pas non plus à la comparaison avec les sites de la période de Pagan. Le premier royaume birman, qui atteste d’une gestion du territoire inégalée dans les autres pays d’Asie du Sud-Est continentale aux mêmes périodes, d’après les connaissances dont nous disposons à ce jour, est pourtant jalonné de villes au plan parfois très irrégulier comme le montre certains postes militaires du XIème siècle (Thagara, Nyaungyan, etc).

Outre la forme elle-même, d’autres facteurs et sources d’information nous paraissent bien plus éloquents : la surface fortifiée, le choix de l’implantation d’un site et notamment la relation de celui-ci avec les axes fluviaux ou routiers, les structures urbaines et aménagements divers, notamment ceux qui concernent l’exploitation et les réserves en eau. Le tracé d’une enceinte a lui seul peut-il être envisagé comme autre chose qu’une simple enveloppe de brique ou de terre ? Si l’on devait diviser les centres urbains en deux types, on choisirait plutôt de les différencier selon leur site d’implantation : soit en bord de mer, soit sur les rives d’un fleuve à l’intérieur des terres, ce qui implique deux types de ressources distinctes.

Si l’on s’attache à la forme des villes, sans pour autant utiliser ce facteur comme un critère sélectif ou classificateur, on constate de nombreuses similitudes entre les villes môn de Birmanie et celles de Thaïlande. D’un point de vue générale, la diversité des tracés est un caractère commun aux deux régions, de même que l’absence d’orientation cardinale qui est quasi-systématique, et qui montre que les contraintes du terrain et en particulier des réseaux hydrauliques l’emportent sur la norme. Dans ce contexte indianisé qu’est l’Asie du Sud-Est à cette époque, on pourrait s’attendre à une application plus stricte du modèle indien.

La présence de larges douves, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, est également une constante et un élément essentiel de l’urbanisme môn aux périodes qui nous intéressent. En ce qui concerne les analogies formelles, on soulignera particulièrement la similitude des villes ayant une extrémité en pointe que l’on trouve à Twante, dans le delta de l’Irrawaddy, et à U-Thong, dans le bassin du Ménam. Les villes rectangulaires très allongées se retrouvent également des deux cotés de la frontière avec les exemples de Thaton, Pegu ou Hmawbi (Sanpannagon) en Basse Birmanie et l’exemple de Ku Bua au bord du Golfe de Thaïlande. Par contre, les villes circulaires qui sont fréquentes à Dvaravati (Chansen, Bung Khok Chang, la citadelle intérieure de Müang Bon, la partie occidentale de la ville de Si Thep) sont exceptionnelles en Birmanie du Sud. à ce jour, le seule ville circulaire connue en Basse Birmanie reste l’exemple de Thagara, l’ancienne Tavoy.

Quant à la surface des espaces fortifiées, là encore la diversité est particulièrement marquée puisque l’on peut rencontrer des écarts de taille très prononcés d’une ville à l’autre, et cela tant à Ramannadesa qu’à Dvaravati. Parmi les plans de sites localisés en Thaïlande que nous avons pu consulter, nombreux sont ceux publiés sans échelle 458 , ce qui explique le faible nombre de sites de Dvaravati avec lesquels nous pouvons établir des comparaisons. Ces plans publiés souvent sous forme de croquis donnent bien entendu une idée claire de la forme mais laisse le lecteur dans l’ignorance de la surface du site. Les exemples que nous avons trouvé nous ont tout de même permis de constater certaines similitudes. Dans les deux cas, les capitales encerclent une très large surface ; les autres sites de fonction inconnue sont de taille très variable. Pour une lecture plus immédiate, nous présentons ici, par ordre de grandeur décroissante, un tableau récapitulatif des surfaces urbaines chez les Môn de Thaïlande et ceux de Birmanie ; nous avons volontairement séparé les sites connus pour avoir été des capitales régionales des provinces de Pegu, dans la mesure où ce statut est inconnu à Dvaravati :

Outre la grandeur des capitales, un autre phénomène se dégage de ce tableau comparatif. On remarque en effet, que les sites les plus proches du bord de mer, jouant un rôle portuaire, possède un rempart beaucoup plus grand, encerclant ainsi un espace intra muros bien plus vaste que les sites implantés au cœur des terres. La mise en parallèle de Ku Bua, un des sites les plus proches du bord de mer de la période de Dvaravati est localisé à quelques kilomètres du rivage, comme Hmawbi (Sanpannagon), implanté à l’embouchure du Salween et dont la fonction de port maritime ne laisse également aucun doute. L’exemple est aussi valable avec Kyaikkatha, établie à l’embouchure du Sittang, et dont les dimensions surpassent de très loin les autres sites de Basse Birmanie comme ceux de Thaïlande. On peut penser que l’étendue de ces vastes villes était liée autant à la fonction agraire des douves qu’à l’importance de la population : l’espace limité par le système remparts/douves devait contenir, en sus des zones habitées, de vastes secteurs agricoles irrigués à partir de ces douves.

Thaton et Nakhon Pathom, assumant toutes deux le statut de capitale ayant joué un rôle portuaire (comme le montre leur implantation respective), sont de taille similaire, chacune avoisinant les 300 hectares de surface 459 . On soulignera le choix identique, dans les deux royaumes, d’une capitale tournée plus volontiers vers le commerce maritime que sur l’intérieur du pays et ses ressources agraires.

La disproportion des recherches menées dans les deux pays n’autorise pas, une fois encore, la mise en parallèle du côté de la Birmanie, mais les témoignages archéologiques découverts en Thaïlande ont mis en exergue la place privilégiée du commerce international dans l’économie du royaume de Dvaravati et attestent de l’intensité des échanges avec le monde Méditerranéen mais aussi avec l’Asie Centrale et la Chine. L’objet le plus spectaculaire reste la lampe romaine en bronze exhumée à P’ong Tük 460 , à laquelle s’ajoute, pour les découvertes majeures, une monnaie romaine datant du règne de l’empereur Victorien (278-280 ap. JC) trouvée à U Thong 461 , ou encore des intaglios en cornaline provenant du site de Khlong Thom qui attestent à leur tour de ces échanges avec la Méditerranée 462 . Des liens commerciaux sont également connus entre Dvaravati et le Moyen Orient puisque des tessons de céramique à couverte turquoise, d’époque sassanide, auraient été retrouvés à divers endroits en Thaïlande, tant sur des sites côtiers qu’à l’intérieur des terres 463 . Enfin, en dernier exemple des témoignages d’échanges commerciaux de longue distance, il faut mentionner les figurines de terre cuite représentant des marchands d’Asie Centrale (Sogdiens, probablement de Bactriane), dont les effigies se distinguent par le port d’un bonnet 464 . Une belle figurine a été découverte récemment à Thung Setthi, mais on en connaît d’autres exemplaires à U Thong (sous forme de stucs), Ku Bua ou encore Nakhon Pathom. Les échanges avec l’Asie du Sud sont, pour leur part, largement attestés par le biais de petits objets comme les perles de cornaline en forme de tigre, ou la vaisselle de bronze qui reprend les formes de céramique à bouton central plus communément appelée “knobbed ware” 465 .

Notes
457.

Moore 1988 ; Vallibhotama 1992.

458.

Wales (1969) présente une majorité de ces plans sous forme de croquis sans échelle indicative (ni graphique ni numérique) ; Saraya (1999) publie 9 plans de villes anciennes, d’après photographies aériennes, sans échelle non plus ; enfin, au sujet de Si Thep, Boisselier (1988) évoque dans son texte qu’elle est une des plus vastes villes anciennes de Dvaravati, mais n’en précise pas les dimensions et le plan qui accompagne l’article est également sans indication de mesure.

459.

Nous avons pris en compte la surface qui résulte du seul plan à l’échelle dont nous disposons de Nakhon Pathom et qui provient de l’ouvrage de P. Weatley (1983). Plusieurs descriptions, non concordantes (Wales 1969 et Saraya 1999), donnent des dimensions bien plus vastes dont les plus grandes formeraient une ville de plus de 500 hectares.

460.

Glover 1996, p. 371, fig. 3.

461.

Wales 1969, p. 10 ; Glover 1996, p. 373, fig. 4.

462.

Veraprasert 1992, p. 156 ; Glover 1996, p. 374, fig. 5.

463.

Di Crocco 1990, p. 87. Les sites concernés, mentionnés par l’auteur, sont Dong La Khon, U Thong et Lopburi pour la Thaïlande centrale, Kho Kho Khao sur la côte ouest et Laem Pho sur la côte orientale.

464.

Skilling 2003, p. 92, fig. 19 ; Chowdhury 1996, p. 99 ; Wales 1969, plate 34b.

465.

Glover 1996, p. 388-92, fig. 15 à 17.