Conclusion

L’apparition des villes en Birmanie fait suite à l’invention de nouvelles techniques d’agriculture comme le montre l’aménagement de systèmes d’irrigation dans les secteurs que les Pyu ont occupé. L’urbanisation de ce territoire, dans le centre du pays, reflète en quelque sorte une “révolution” agraire. On rencontre en effet, dès le IIème siècle avant notre ère, à Beikthano puis dans les capitales suivantes, de vastes cités où la riziculture se pratiquait à l’intérieur des remparts. Ce phénomène vient quelque peu bouleverser nos conceptions occidentales de la ville et remet en question, dans ce contexte, l’opposition courante entre villes et campagnes que l’on observe souvent dans d’autres milieux.

Les aménagements hydrauliques, en particulier les canaux, s’insèrent dans l’espace fortifié et s’intègrent à la planification de la ville de façon plus marquée à mesure que les siècles passent et que les fondations urbaines se multiplient. À ce titre, le réseau concentrique de Sri Ksetra qui distribue et répartit l’eau sur tout le terroir interne et externe de la ville proprement dite, en est l’exemple le plus abouti et le plus éloquent. L’émergence du bouddhisme vient également modeler la ville où l’on voit apparaître de nombreux stupas et parfois même des monastères. L’adoption de cette religion par l’ensemble de la société pyu n’a pas pour autant supprimé toutes les traditions indigènes qui prévalaient jusqu’alors, comme le montre la continuité de certaines pratiques, notamment dans le domaine funéraire.

Certaines cités pyu semblent former des paires avec un établissement secondaire géographiquement proche, une sorte d’unité urbaine formée de deux composantes. On s’en tiendra pour l’instant au stade de la simple supposition car s’il apparaît bien que certaines villes s’organisaient en couple, aucune fouille n’a été menée à ce jour pour vérifier cette hypothèse. On observe en tout cas cette répartition à divers endroits du territoire et sur des sites majeurs de l’histoire pyu : à Beikthano qui a peut-être fonctionné avec Taungdwingyi ; Sri Ksetra avec Thegon, ou encore Maingmaw avec Pinlè.

On est toutefois en mesure de penser aujourd’hui que l’organisation politique et territoriale chez les Pyu correspondait au système d’une “cité-état”. C’est ce que tend à montrer le processus d’urbanisation en Birmanie centrale avant la conquête birmane, puisque les villes pyu répondent à différents critères qui distinguent la “cité-état” des autres systèmes politiques. Le territoire, qui se limite au terroir immédiatement dépendant de la ville, est centré sur un centre urbain d’importance majeure. Ces centres sont délimités et protégés par des remparts, même si dans le cas un peu exceptionnel de la région, les aménagements remparts-douves jouaient probablement un rôle agricole. Les structures urbaines intra muros, en particulier la citadelle, attestent d’une hiérarchisation au sein de la population. L’autonomie de l’état pyu , comme l’indiquent les textes chinois, semble se fragiliser à certaines périodes face au Nan-Chao : il n’en demeure pas moins qu’une reconnaissance de sa population perdure envers le souverain pyu (c’est la “reconnaissance interne” dont parle M.H. Hansen) comme semble le monter la continuité de la dynastie Vikrama, attestée par le matériel épigraphique, jusqu’au sac de Sri Ksetra. C’est la “reconnaissance interne” dont parle M.H. Hansen. Enfin l’autosuffisance, sur le plan alimentaire et économique, est indéniable au vu des aires cultivées intra et extra muros, et les échanges commerciaux sont attestés sur les sites pyus qui ont été fouillés, avec plus ou moins d’intensité selon les endroits. On soulignera à nouveau, dans ce domaine, l’importance de l’activité commerciale à Halin comme le montre le matériel archéologique exhumé ainsi que sa position sur l’axe routier qui menait de Chine en Inde.

Les Môn ont développé, en Basse Birmanie, un royaume organisé en réseau, avec des établissements urbains multiples et disséminés à travers l’ensemble de leur royaume. La mise en place d’un tel système assurait une continuité territoriale sur toute la région. La localisation des villes môn tend également à mettre en évidence une diversité des ressources économiques puisque l’on rencontre tant des ports de mer que des ports fluviaux. Cette variété des implantations tend à montrer que certaines villes fondaient plus volontiers leur revenus sur les échanges maritimes, tandis que celles établies au bord des fleuves à l’intérieur des terres privilégiaient sans doute une économie basée sur les ressources agricoles. Ces ports fluviaux pouvaient également jouer un rôle important dans les échanges intérieurs, l’acheminement et la répartition des denrées. Le climat de Basse Birmanie rend inutile tout aménagement d’irrigation pour cultiver et l’on pratique dans cette région la riziculture inondée. De ce fait, on ne sait si les Môn de Ramannadesa cultivaient à l’intérieur des espaces fortifiés puisque l’on ne peut suivre le tracé d’anciens canaux, mais la taille des villes, bien plus réduite que chez les Pyu, semble indiquer que cette pratique n’était pas de mise dans ce contexte.

L’occupation du territoire dans ce secteur paraît avoir évolué vers une hiérarchisation de l’ensemble du delta. Le réseau territorial se spécialise puisque la capitale délègue peu à peu un certain pouvoir, au moins administratif, aux régions par l’intermédiaire de certains centres, appelés des provinces et que l’on compte au nombre de 32. Celles de Pegu sont les plus célèbres et la liste complète nous est parvenue, bien qu’un grand nombre de ces capitales régionales ne soient à ce jour identifiées. Certaines sources font état d’un organisation similaire dans la région de Martaban et celle de Bassein, mais les informations que nous avons recueilli à ce sujet sont trop lacunaires et imprécises pour que nous ayons pu en tirer des renseignements plus probants.

La conquête birmane est venu bouleverser ces systèmes étatiques préétablis et les nouveaux dirigeants ont su exploiter certains éléments de l’urbanisme ou de l’organisation territoriale dont ils héritaient des Pyu comme des Môn. Les techniques d’irrigation et les aménagements en place ont été réutilisés et développés dans le centre du pays ; par ailleurs, les zones portuaires môn ont été conservées et maintenues en activité, même si le commerce ne semble avoir joué qu’un rôle de second plan à la période de Pagan. Les Birmans ont su réutiliser mais surtout transformer les systèmes préexistants et les adapter aux besoins d’un empire. Ainsi, le pays se voit doter de postes militaires, dès la création du royaume par Anawratha qui a posé les jalons de ce nouvel empire, pour protéger l’intégrité des territoires récemment conquis. Cette ligne frontière, qui se maintient jusqu’au renversement de l’empire par les Mongols, part de la frontière chinoise et s’étire jusque dans les environs de Toungoo. Elle donnera l’exemple à la création de nouvelles forteresses qui seront établies dans la région de Shwebo, sous le règne de Narapatisithu dans les années 1190, pour renforcer la frontière nord du territoire.

Dès le début de la période de Pagan, la nouveauté la plus marquante dans la gestion du territoire et de ses ressources tient à la spécialisation des villes et la diversification de leurs rôles et de leurs statuts. Nous l’avons déjà évoqué avec l’exemple des 43 forteresses, mais la production des denrées agricoles dépend désormais de quelques villes dotées d’un nouveau statut : les khayaing. Trois domaines sont désignés et aménagés pour devenir les greniers de l’état. Les deux plus importants se trouvent dans la région de Kyaukse, où onze villes administraient le terroir, et les environs de Salin qui se voient gérées par six établissements urbains. La région de Taungbyon, près de Mandalay, devient le troisième et le moins productif de ces domaines.

La capitale est le véritable centre incontournable de l’empire, tant sur le plan économique que politique ou encore religieux. Le choix du site, une fondation pyu à l’origine, a probablement contribué à la légitimation de la prise de pouvoir par les Birmans, derniers arrivés dans la vallée de l’Irrawaddy, mais également pour sa situation au cœur de la zone sèche. La distance qui sépare Pagan de ses deux principaux khayaing est équivalente et le riz, bien plus qu’une denrée alimentaire servait également de monnaie d’échange et de salaire pour les fonctionnaires. À ce titre, le contrôle de l’état sur les récoltes se devait d’être absolu dès la première étape de production jusqu’à la redistribution. Les récoltes étaient d’abord ramenées à Pagan puis réparties dans les diverses régions par le pouvoir central. Le choix d’établir la capitale sur un site au bord de l’Irrawaddy a sans doute prévalu pour le développement des échanges intérieurs.

La nouvelle gestion du territoire à cette époque répond aux exigences d’un empire et en traduit les ambitions : elle devient un véritable outil de pouvoir.

Autour du royaume de Pagan, on rencontre des territoires périphériques que nous avons qualifié d’espaces transfrontaliers ou de confins. Le royaume d’Arakan en est un exemple, et dans notre étude, nous considérons que ce royaume constituait une “cité-état” intercalée entre le Bengale oriental et la Birmanie. Il connut tantôt des périodes de pleine autonomie, tantôt des moments de domination de la part d’un de ses puissants voisins dont il devenait alors tributaire. Il apparaît cependant que durant ces périodes d’allégeance, l’Arakan conservait une forme de semi-autonomie, et il semble qu’une reconnaissance interne de la souveraineté de cet état se soit maintenue durant ces moments les plus troublés. Nous avons constaté d’autres facteurs qui permettent de distinguer cette région comme une “cité-état”, au moins au cours du Ier millénaire de notre ère, à Dinnyawadi et Vesali. On observe les caractéristiques suivantes : l’étendue du territoire avec une surface relativement limitée ; l’ensemble de ce territoire est organisé autour d’un centre urbain unique ; il existe des systèmes défensifs comme le montrent les remparts et les douves ; l’espace urbain est hiérarchisé avec une citadelle implantée au cœur de la ville ; la cité est autosuffisante, au moins sur le plan alimentaire puisque la riziculture était de toute évidence pratiquée sur le terroir des deux premières capitales, et sans doute à l’intérieur des murs, comme chez les Pyu.

La région de Tavoy constitue également un zone périphérique qu’il est aujourd’hui impossible de rattacher avec certitude au royaume Môn, au regard des sources textuelles et épigraphiques très lacunaires qui concernent cette région. Il s’est peut-être développé en marge de la civilisation môn de Ramannadesa ou Dvaravati, mais des similitudes apparaissent néanmoins dans l’urbanisme. La ville approximativement circulaire de Thagara (Tavoy) cernée d’un triple rempart laisse apparaître dans sa forme et certaines de ses caractéristiques, des ressemblances avec d’autres sites môn, particulièrement ceux de la haute vallée du Chao Phraya en Thaïlande.

L’étude en parallèle des villes les plus importantes du royaume de Dvaravati, et plus modestement du royaume d’Haripunjaya, a permis d’établir des comparaisons entre les sites urbains fondés par les Môn de Thaïlande et ceux de Basse Birmanie. Cette perspective a permis d’apporter un éclairage quelque peu nouveau par la confrontation des données dont nous disposons, et bien que celles-ci soient souvent inégales dans les deux régions, elles n’en demeurent pas moins complémentaires dans certains cas. Ainsi, la similitude des implantations dans leur diversité, qui souligne probablement une variété des ressources, s’est confirmée : la taille des villes et les larges écarts que l’on rencontre parfois d’un site à l’autre se retrouvent dans les deux pays. Le choix d’une capitale qui enserre une vaste surface en ses murs, implantée au bord de mer ou avec un accès direct et rapide au littoral, est également similaire dans les deux royaumes. Par contre, d’importantes dissemblances opposent les deux populations et leur confèrent des caractéristiques particulières. L’usage des matériaux en est un exemple des plus marquants, alors que les deux pays disposent dans ce domaine des ressources équivalentes. Les remparts des sites môns de Thaïlande sont exclusivement édifiés en terre, les matériaux durables étant réservés aux édifices religieux, tandis qu’en Basse Birmanie, on ne connaît à ce jour que des fortifications de brique ou de latérite. La présence de bâtiments civils construits dans les mêmes matériaux reste à confirmer dans leur fonction, mais les exemples à Kyaikkatha et Thagara (Tavoy) soutiennent cette hypothèse.

Enfin l’organisation du territoire chez les Môn des deux régions est semblable et constituée en réseau, ce qui nous paraît être l’élément le plus fondamental.

D’autres études de terrain, en particulier des fouilles, sont indispensables pour vérifier certaines de nos hypothèses et approfondir nos connaissances de cette région où il reste beaucoup à découvrir et à comprendre. Cette mise en lumière sur l’organisation du territoire en Birmanie, aux époques que nous avons déterminées, peut ouvrir sur de nombreuses études, et les éléments inédits que nous avons apportés grâce à nos prospections peuvent aider à l’élaboration de nouveaux axes de recherche dans différentes régions et à diverses époques.

Dans l’état actuel de notre savoir, on ne connaît pas d’autres régions en Asie du Sud-Est où se seraient développés, entre les XIème et XIIIème siècles, une organisation territoriale de telle ampleur et des systèmes urbains si diversifiés et spécialisés. On pourrait opposer le cas d’Angkor, cependant le manque de données est indéniable sur les statuts des villes au Cambodge à cette époque. À ce titre on ne peut dégager des fonctions différenciées entre les cités dans les régions que les Khmers ont occupé : on ne connaît pas, pour l’instant, de postes militaires pour les frontières, ni d’autres statuts pour les centres urbains. La Birmanie reste donc, à ce jour, l’exemple le plus abouti en terme d’urbanisation et de gestion du territoire à cette période et, à l’exception d’Angkor, on ne peut distinguer dans le reste de la péninsule indochinoise d’autres villes clairement définies en tant que telles.