Prologue
Psychologie, territoires et frontières

Pour ouvrir ce travail qui porte sur la possibilité même d’une psychologie, nous avons pensé éclairant de l’introduire sous l’angle d’une question de territoire.

On a souvent voulu juger la psychologie, elle-même s’y est pliée avec tant de docilité et même de complaisance, à l’aune des sciences dites « dures ». On a été jusqu’à vouloir la formaliser sur le modèle des sciences logico-mathématiques, et axiomatiser même les territoires obscurs de l’inconscient. Nous voudrions ici nous demander s’il ne serait pas plus enrichissant de la penser dans d’autres perspectives, en nous inspirant d’autres sciences, en essayant de la regarder avec les yeux du géographe par exemple, c’est-à-dire en l’examinant sous l’angle de son territoire.

Les psychologues ont, semble-t-il, des problèmes d’identité. Quel est leur pays ? De ce point de vue, la défense des géographes écrite par Michel Serres dans son livre ‘«’ ‘ Atlas ’» (1994), peut servir la cause des psychologues, en leur fournissant quelque métaphore qui les aide à se penser eux-mêmes, tout au moins à s’accepter tels qu’ils sont. Ce livre, comme presque tous ceux de cet esprit original, bien dans la ligne des purs philosophes français 1 , rend sensible le changement de paradigme qui va orienter différemment les pensées du monde qui vient. Il réhabilite les cheminements complexes, bifurcatifs et labyrinthiques des sciences humaines, et cette identité métissée dont Georges Canguilhem faisait reproche à la psychologie.

Comparant la géographie aux sciences déductives, M. Serres nous dit ceci, à la page 17 de son livre » Atlas » : ‘«’ ‘ Voici maintenant la question fondamentale de tout atlas : de quoi doit-on lever une carte ? Réponse évidente : des êtres, des corps, des choses... que l'on ne peut penser autrement. Pourquoi ne dessinons-nous jamais, en effet, les orbites des planètes par exemple? Parce qu'une loi universelle prédit leurs positions ; qu'aurions-nous à faire d'un routier, dans ce cas de mouvements et de situations prévisibles ? Il suffit de les déduire de leur loi. Aucune règle, au contraire, ne prescrit la découpe de ces rives, le relief des paysages, le plan du village de notre naissance, le profil du nez, ni l’empreinte du pouce.... Voilà des singularités, des identités, des individus éloignés infiniment de toute loi, il s'agit d’existence, disaient les philosophes, et non de raison ’». Aucune loi non plus ne peut déduire les cheminements complexes des pensées de l’homme .

Les simulations que l'on nomme portraits, reproductions ou représentations, passèrent longtemps, pour des retards à des principes introuvables ou absents. Ecoutons encore Michel Serres : ‘«’ ‘ Pour de bonnes raisons, les sciences dures, et parfois même les humaines, pour de mauvaises, accablèrent de mépris les géographes, les anatomistes, les urbanistes... en riant de la distance entre la vraie géométrie, démonstrative, et celles qui se pratiquait sur le terrain... vague. La loi rigoureuse enfin, est la meilleure des mémoires, sans stock donc légère, alors qu'il faut lever, puis conserver, des traces, pour garder le souvenir, très lourd, des singularités ’». On a souvent voulu entraîner la psychologie dans le champ des sciences dures, et on l’a répudiée comme théorie et comme pratique, de ne pouvoir s’y tenir. Ce fut le sens de l’attaque, menée sous la bannière de Canguilhem, que nous interrogerons dans notre premier livre. Michel Serres en réhabilitant les démarches complexes et enchevêtrées, les tissages et les pliages baroques, ainsi que les passeurs de territoire comme Hermès, nous ouvre un nouvel imaginal pour penser l’âme. Il nous libère ainsi de nos complexes passés, de notre ancienne honte de ne pouvoir accéder à la pureté géométrique des célestes sphères et d’être contraints d’œuvrer dans la fange du monde sublunaire.

L’espace change aujourd’hui. Le nouveau monde qui remplace l’ancien est non plus cet espace passé découpé par des frontières tranchées, mais un espace tracé et créé par des parcours. Il n’y a pas non plus, comme on l’a tant affirmé, de limes fortifié, de démarcation armée, entre science et non-science, entre sciences dures et sciences molles, ni au sein même des sciences humaines entre des sciences pures, sauvées parce que mathématisables, comme on l’a auguré de la linguistique par exemple, ou de la psychanalyse quand elle en plagiait le modèle, et cette science dite impure, mêlée d’imaginaire et infectée d’idéologie, la psychologie telle qu’en contraste on la présentait. C’est d’avec ce fantasme originaire d’une naissance de la Science dans une Coupure radicale, par une rupture abyssale d’avec ce qui la précédait, cette légende qui fut longtemps notre idéologie, que rompt la pensée d’aujourd’hui. Des interfaces complexes semblables au passage du Nord-Ouest décrit par Michel Serres remplacent les frontières tranchées du monde d’hier. Citons-le encore : ‘«’ ‘  Le passage du Nord-Ouest fait communiquer l'Océan Atlantique et le Pacifique, par les parages froids du Grand Nord canadien. Il s'ouvre, se ferme, se tord, à travers l'immense archipel Arctique, le long d'un dédale follement compliqué de golfes et de chenaux. Le voyage est difficile. Les chemins sont rares et parfois barrés. Les sciences exactes ne sont pas liées aux sciences humaines par un simple intervalle, une interface, ou un espace lisse. Le passage du Nord-Ouest correspond en image, à leurs relations compliquées. ’» La psychologie n’a sans doute pas de frontières sûres. Science composite, mêlant art, science, technique, sagesse, elle peut faire une richesse de ce syncrétisme de mauvaise réputation.

L’objet dont s’occupe la psychologie est la pensée. Même quand elle ne veut s’arrêter qu’au comportement ‘«’ ‘ objectif ’», ‘«’ ‘ extérieur ’», (mais qu’est-ce qui n’est qu’extérieur dans un mouvement humain), elle n’est elle-même, elle n’est psychologie et non physiologie ou sociologie, que lorsqu’elle intègre dans l’explication de ce mouvement les données sur l’intention du sujet, la signification à donner à son acte, c’est à dire lorsqu’elle lui prête une pensée. C’est déjà le postulat, sans doute inné, qui instaure la psychologie naturelle. Qu’est-ce que penser ? On interprète couramment la pensée aujourd’hui - le ‘«’ ‘ penser ’» disait Bion -, pour rappeler qu’elle est acte, et parfois œuvre, comme un acte de contention. Et sans doute notre monde a-t-il de bonnes raisons pour rappeler la nécessité des limites. Mais à la lumière de ce que nous venons de dire des frontières et des coupures, on comprendra que, pour nous, la métaphore de la pensée comme contenant, aussi utile puisse-t-elle être pour se représenter le soin de certains troubles, présente le risque de nous éloigner de ce qu’il y a d’essentiel dans un ‘«’ ‘ penser ’» vivant. Penser, en vérité, c’est tisser. Le monde qu’hier avait imaginé Leibnitz, comme un vaste réseau de signes, un entrelacs de perspectives, ce monde qui aujourd’hui se met en place entre les hommes au travers d’Internet par exemple, est l’image d’un monde déjà présent en nous. C’est sans doute pourquoi il nous fascine tant. Comme notre double.

La pensée est un tissu. ‘«’ ‘  Entre la dureté rigoureuse du cristal, géométriquement ordonné, et la fluidité des molécules molles existantes, existe un matériau intermédiaire que la tradition laissait au gynécée, donc peu estimé des philosophes, sauf de Lucrèce peut-être : voile, toile, tissu, chiffon, étoffe, peau de chèvre ou d'agneau dit parchemin, papier souple ou fragile, toutes variétés planes ou gauches dans l'espace, enveloppes du corps ou supports de l'écriture, pouvant fluctuer comme un rideau, ni liquide ni solide certes, mais participant des deux états. Pliable, déchiffrable, extensible, topologique. ’» 2

La pensée est comme une étoffe, matériau souple qui par son chiffonnage permet brusquement de rapprocher des points éloignés. Pliée puis repliée encore, elle peut remplir tout l’espace. La pensée est interface, traduction, métaphore,. Elle ne part jamais de rien, mais elle crée, elle se crée, en lançant des ponts entre territoires. Quand elle est inspirée, tout lui parle, une idée en amène un autre, et de proche en proche elle tisse ainsi de Nouveaux Mondes.

Si les interfaces doivent être promues comme espaces de traduction et de création, alors le Moi à qui il revient d’assurer la fonction essentielle de passeur, le Moi qui, comme nous allons le voir, fut tant attaqué par des dogmatiques psychanalytiques ou sociologiques, le Moi avec lequel pourtant travaille le psychologue, ce Moi devrait bien être réhabilité. Michel Serres nous en parle d’ailleurs, et nous donne à penser ‘«’ ‘  Le moi, poreux, mêlé, accumule présence et absence, connecte ensemble et coud le proche et le lointain, le réel et le virtuel, sépare et fait avoisiner le hors et le là ’» 3 . Ce moi là, faible souvent, écrasé parfois, mais jamais absent, trouvant parfois à s’étayer sur des moi auxiliaires et aidants, ceux des parents, des amis, et parfois d’un psychologue, se « branchant » ainsi sur d’autres réseaux d’images et de signes, ou dans d’autres scripts narratifs, c’est à lui qu’incombe, quelque dure et parfois impossible qu’elle soit, la tâche, de trouver des passages.

Le psychologue aussi est un passeur, un voyageur. Que la psychologie n'ait pas de frontière tranchée, absolue, avec les sciences voisines, ni avec la psychanalyse, ni avec la philosophie, que même elle ne soit pas coupée des savoirs les plus naïfs et les plus naturels, bref que son territoire ne puisse être délimité nettement, ce qui fut l'argument principal de sa condamnation, ou du moins l’alibi de son rejet à partir de l’article de Canguilhem, devrait être regardé autrement aujourd'hui, plutôt comme une ressource. Les espaces que nous voyons naître aujourd'hui ne sont plus des espaces contenants aux frontières défensives ou guerrières, les espaces d'aujourd'hui sont des espaces de traduction, de communication, ils sont réseaux, ils sont interfaces.

Ceci ne peut être sans conséquence sur l'identité même du psychologue. Si les coupures sont contournées, tourmentées, interfaces aux formes de labyrinthes, si les territoires sont étroitement imbriqués, alors le métissage dont on incriminait le psychologue devient sa force. Mêlant dans sa clinique propre les savoirs parfois innés de la « psychologie populaire », les connaissances et les techniques nés du laboratoire et de l’expérimentation, à celles nées de la pratique thérapeutique, ce « bâtard » se fait passeur. Pas plus qu’il n’est possible dans notre nouveau monde d’ostraciser la psychologie, la forclore, sous le chef de n’être qu’un terrain « vague », non plus ne peut-on disqualifier le psychologue au prétexte que son identité est floue, douteuse, nomade ou cosmopolite, qu'il est un peu chercheur, un peu médecin, un peu mage, un peu sage, alors que les nouvelles identités qui naissent sont des identités métisses. Encore pour s’ouvrir sur toutes les pensées autres, ne doit-il pas se couper de sa propre culture, oubliant où il s’origine.

Au finir d'une longue pratique de psychologie scolaire, des espoirs et des découragements qui l’ont éclairée ou assombrie, et qu'on illustrera dans notre dernière partie par le récit de quelques rencontres marquantes et/ou déstabilisantes, on voudrait proposer ici la mémoire de cette histoire, en forme de réponses aux questions adressées à la psychologie, ce qu'elle est et ce qu'elle fait. C’est d’un lieu particulier, celui dévolu à un psychologue praticien de l'enfance travaillant en milieu scolaire, et à partir de ses expériences, que les questions touchant à l'épistémologie et la déontologie, aux pratiques et aux fins, ont trouvé à se poser. Nous allons tout à l’heure tenter de répondre aux questions posées par George Canguilhem : qu'est-ce que la psychologie ? que fait le psychologue ? Tout d'abord en nous portant à la place où il les a posées, le lieu de l'analyse philosophique et épistémologique, pour interroger la psychologie comme théorie conceptuelle et comme science naturelle. Nous nous demanderons si la psychologie peut réussir à délimiter un territoire spécifique. Doit-elle le faire d'ailleurs ? C'est la question des frontières avec les autres disciplines, celle aussi du psychologisme et des différents réductionnismes, et la question de l'unité nécessaire d'un territoire ainsi englobé. Ensuite nous poserons la question des actes psychologiques du lieu de notre pratique. À partir de rencontres concrètes nous esquisserons les bases d'une pragmatique psychologique englobant la dimension éthique. Ce qu'est le psychologue c’est ce qu'il fait. C'est bien à travers sa pratique terrestre, et non dans le ciel des idées, que la psychologie peut trouver sa justification.

Notes
1.

Il n’est pas si paradoxal de faire de ce leibnizien d’inspiration un pur philosophe français. M. Serres dirige le Corpus des Oeuvres de philosophie en langue française et ses écrits sont bien dans la ligne d’inspiration de ces philosophes originaux, insolites mais stimulants pour la pensée, qu’il édite. Leibnitz écrivait en français.

2.

« Atlas » (1994), p.45.

3.

On trouve ces lignes à la page 84 de « Atlas », dans un commentaire du « Horla » de Maupassant et où il compare l’âme aux vapeurs s ‘élevant du fleuve «  opaque et transparente, translucide en somme, une nappe de brouillard s'ouvre et se ferme à la fois. Intime et proche, inquiète, à l'écart du repos, l'âme ignore, elle aussi, l'exclusion réciproque du dedans et du dehors, du hors et du là ».