Une interprètation après-coup.

"Situation d'un texte : Qu'est-ce que la psychologie" ce fut le titre même d'une intervention d' Élisabeth Roudinesco au Colloque G. Canguilhem qui se tenait fin 1990 au Collège international de Philosophie. Nous nous y arrêterons parce que cette intervention révèle, par ses excès même, la raison du retentissement de la réédition de cet article, mais aussi le malentendu qui en fut l’origine. Le sens qu’on lui prêta tint beaucoup plus au contexte entourant cette réédition qu'au contenu même de l’article, finalement assez modeste. Le fait même qu’il ait pu être réduit si facilement à son outrancière allégorie finale, ( La Psychologie mise en demeure de choisir entre le Panthéon et la Préfecture de Police), en dit assez sur sa densité «conceptuelle”. L'intervention d'E. Roudinesco nous servira de révélateur

Comme nous le vérifierons, la situation qui présidait à l’écriture par Canguilhem de «Qu’est-ce que la Psychologie?”, n’était pas celle qui provoqua sa réutilisation en 1966 dans les «Cahiers pour l’Analyse”, pas celle non plus du colloque de 1990 où Elisabeth Roudinesco devait livrer son interprétation. L’ «intention”, le «sens” du texte, s’en trouvèrent totalement modifiés. 16

La conférence d’E. Roudinesco «Situation d’un texte : Qu’est-ce que la Psychologie” commence par un résumé assez objectif de l’argumentation de Canguilhem. Nous pouvons le reprendre. La psychologie comme science spécifique n'existe pas. Elle n'est qu’un mauvais mélange de philosophie sans rigueur, d'éthique sans exigence, et de médecine sans contrôle. Dans chacune de ses postures elle peut être avantageusement remplacée par une science existante. Comme science naturelle, elle est dépassée par la physiologie et la médecine. Quand elle se veut science de la subjectivité elle doit s'effacer devant la sagesse spiritualiste d'un côté, la psychiatrie et la psychanalyse de l'autre. Lui reste la place de science du comportement, mais qui l’oriente vers le contrôle social, vers la Préfecture de police.

Pour E. Roudinesco ce texte est une exécution : "il s'agit bien d'un meurtre de la première à la dernière ligne". La psychologie selon elle y est "mise à la torture". D'ailleurs le seul fait de poser la question "Qu'est-ce que la Psychologie," ne revient-il pas à la traiter comme une imposture? G. Canguilhem s’en est pourtant défendu à plusieurs reprises. Ces dénégations ne trompent pas son interprète, au contraire. Selon elle, le vrai sens du texte aurait été de servir le combat mené par Althusser et Lacan contre la psychologie, idéologie humaniste bourgeoise 17 . Si elle fait de ce texte une "mise à mort" de la psychologie, bien que G. Canguilhem s'en soit "toujours défendu vigoureusement", reconnait-elle, c’est qu’elle ne doute pas que Canguilhem s'attaque ici à l'édifice construit depuis 1949 par son ami Daniel Lagache et qui tentait, dit-elle, ‘«’ ‘ contre le retour à Freud préconisé par Lacan, de ressusciter l'ancienne psychologie clinique inventée par Pierre Janet’". G. Canguilhem voulait la mort de la psychologie, car, même s'il ne le dit pas, un ancien résistant comme lui, ne pouvait pas ne pas voir que la psychologie est "fasciste"(sic).

Une telle interprétation de la pensée de Georges Canguilhem est caricaturale. Nous verrons à la fin de ce premier livre, par une analyse sérieuse de son article et du sens qu’il faut lui donner si l’on tient compte du contexte de sa première publication, ce qu’il pensait vraiment de la psychologie. Nous le confronterons à l’interprétation qui en est donnée en 1990. Ce retour sur une interprétation sera l’objet du dernier chapitre de ce premier livre. Disons déjà que G. Canguilhem ne voulait pas la mort de la psychologie comme il l’a dit lui-même ; pas plus qu’il n’avait l’intention d’attaquer ni Lagache, ni Janet, - qu’il donnera même en modèle dans une intervention écrite adressée à ce même colloque où E. Roudinesco livre son interprétation. Ce qu’il visait dans sa critique c’était une psychologie pensée comme une science naturelle. L’intérêt de l’interprétation d’E. Roudinesco est de révéler, par son excès même, quel sens fut donné au texte lors de sa réédition de 1966, et de montrer aussi la puissance de cette interprétation qui a pu durer jusqu’en 1990.

Lors de sa première publication le texte de Canguilhem "‘Qu'est-ce que la psychologie ?’" était presque passé inaperçu. Le contexte en était tout différent. Prononcé devant le Collège de Philosophie fin 56, publié deux ans plus tard dans la Revue de Métaphysique et de morale (1958, n° 1, p. 12-25), c’était le texte d'un philosophe pour des philosophes, visant à défendre la philosophie contre les prétentions réductionnistes d'une certaine psychologie empirique d’alors. Querelle interne à la corporation puisque les professeurs qui occupaient les chaires nouvellement crées de psychologie étaient tous du sérail, anciens normaliens et agrégés de philosophie 18 .

Quand son texte est repris en 1966, et qu'il "explose" médiatiquement, c'est dans un contexte de terrorisme de la pensée où l'on dénie l'expression de l'autre en la réduisant à un effet de structure. Les "non-dupes" qui parlent au nom de la Science (réduisant l'homme aux structures ou aux discours qui le traversent) dénoncent une police psychologique bourgeoise (capitaliste, impérialiste, i.e fasciste), mais assurent dans le même mouvement leur règne intellectuel, i.e. éditorial. (C’est dans la lignée de ces interprêtes que s’affirme encore E. Roudinesco en 1990). Ils s’emparent du texte, utilisent la notoriété de son auteur, mais en le déviant de son sens.

On l'utilise pour un autre combat, celui de Lacan et de ses disciples 19 , pour se constituer un territoire. Pour gagner ce combat il leur faut des alliés. Ils trouveront Althusser et Foucault 20 . Nous verrons qu’eux aussi ont combattu la psychologie. Il leur faut tracer des frontières. Ils brandissent en manière d’armes des notions comme celles de rupture et de coupure, projetant dans le domaine de la Théorie – de la Science- un bien prosaïque et utilitaire combat politique, celui d’une lutte entre factions. Ainsi Lacan s’affirmera par son combat contre une psychologie du Moi "coupée" du noble champ de la science freudienne.

Notes
16.

On verra que le «sens”, l’”intention”étaient tenus pour rien d’autre que des mirages par les intellectuels dominants des sixties. Il y a donc une logique à interpréter un texte en fonction de l’interêt stratégique.

17.

On rapellera ici que le texte est de 1958, que les «Ecrits” de Lacan datent de 1966, le «Pour Marx” d’Althusser est de 1965.

18.

Rappelons les noms de quelques-uns de ces professeurs de psychologie fondateurs de chaires, tous agrégés de philosophie; pour les célèbres, ceux du passé: Théodule Ribot, Georges Dumas, Pierre Janet; les contemporains: Merleau-Ponty, Lagache, Wallon, Piéron, Gréco, Oléron, Stoetzel; pour les oubliés qui ont pourtant tenu des positions stratégiques dans l’Université à leur époque: André Ombredane, Maurice Pradines, Charles Blondel, Albert Burloud. Par la suite, c’est à la psychanalyse, et non plus à la psychologie que l’E.N.S. fournira ses plus gros contingents.

19.

Dans un article de la revue «Action poétique” E. Roudinesco se présentera comme althusséro-lacanienne.

20.

Nous n’avons retenu que les plus exemplaires.