Les Cahiers pour l’Analyse.

Pour comprendre ce gauchissement dans l’interprétation du texte de Canguilhem, dont l’effet, nous venons de voir, persistait encore en 1990, il nous faut remonter plus avant. Quinze ans plus tôt. C'est lors de sa réédition, en mars 1966, dans le n°2 des Cahiers pour l'Analyse, que ce texte prit une signification dépassant l’intention de son auteur. Une nouvelle génération le découvrit. Sa réception en fut gauchie durablement.

Les Cahiers pour l'analyse furent publiés à partir de mars 1966 par le Cercle d'épistémologie de l'Ecole Normale Supérieure 21 . Cette revue, décrite dans ‘«’ ‘ Les idées en France 1945-1988 ’» comme ‘«’ ‘ un carrefour de signatures prestigieuses ’» (on y trouve en effet celles de Canguilhem, Levi-Strauss, Althusser, Derrida, Dumézil, Lacan, Foucault, mais il s’agit souvent, comme pour Canguilhem, de rééditions d’articles déjà parus ailleurs), s’était placée explicitement sous le parrainage de Canguilhem, dont une citation figurait en exergue de tous les numéros : ‘"Travailler un concept, c'est en faire varier l'extension et la compréhension, le généraliser par l'incorporation des traits d'exception, l'exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme un modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d'une forme’". Une remarque cependant : derrière Canguilhem, c’est à Cavaillès, résistant exécuté par les Allemands et auteur du mythique ‘«’ ‘Sur la logique et la théorie de la science’”(rédigé en prison, publication posthume en 1947) que renvoyait une telle proclamation 22 . Tous connaissaient par cœur la déclaration-programme de ce dernier : ‘«’ ‘Ce n’est pas une philosophie de la conscience mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science’”. 23

L'avertissement du numéro inaugural sur ‘"La Vérité’", signé Jacques-Alain Miller et daté du ler Janvier 1966, annonce l'intention de ‘"contribuer à la constitution d'une théorie du discours’". Il faut entendre : une ‘"théorie du discours de ’ ‘la’ ‘ science’". Le singulier est souligné car, nous dit-on ‘"sa naissance justifie le singulier’". Le discours est défini comme ‘"procès de langage que contraint la vérité’". Par le style, et certains concepts utilisés, comme celui de suture, la référence est lacanienne. D’ailleurs le premier texte du premier numéro, ‘«’ ‘ La science et la vérité ’», est de Jacques Lacan. Il s’agit du texte de la première conférence de son séminaire de l'Ecole pratique des Hautes-Etudes 24 . Un, le seul, qui soit nommément cité, en remerciement et signe d'alliance, c'est Louis Althusser : "Qu'au premier chef cette recherche importe au matérialisme dialectique, qui en douterait, à considérer la portée que lui a reconnue Louis Althusser, et l'état où il est à ce jour".

Notes
21.

Ils furent d’abord édités dans une présentation sommaire par une Société d'Etudes et de Recherches, transformée en Société du Graphe, puis imprimés et diffusés à partir du numéro 9 par les éditions du Seuil.

22.

Elle aurait mieux convenu comme devise. On n’ose penser que le choix de la citation de Canguilhem vienne de ce qu’il était alors inspecteur général de philosophie.

23.

Cavaillès condamnait psychologisme et historicisme comme le rapporte Bachelard. Mais la condamnation du psychologisme dans ses prétentions à expliquer la science (en fait les mathématiques) ne vaut pas condamnation de la psychologie. Nous y reviendrons. Sur la pensée profondément humaniste de Jean Cavaillès, aux antipodes de l’anti-humanisme militant des partisans de la logique du concept, il faut lire sa soeur G. Ferrières

24.

Ce séminaire qui va se déplacer, après la seconde scission, dans la plus belle salle, la salle Dussane, de l'Ecole Normale Supérieure.