Les Cahiers pour l’Analyse sont pour nous le symbole d’une époque et d’une alliance. Ils expriment ce qui pouvait rassembler Althusser, Lacan, Foucault. Les trois auteurs que nous avons retenus aimaient les systèmes et partagaient un même anti-humanisme. Fait remarquable leur haine de l’homme, qui avait des raisons psychologiques particulières à chacun d’eux, avait aussi un même fondement culturel. Tous trois sont d’anciens catholiques de la branche doloriste et puritaine. Leur théorisation obsessionnelle des “coupures”, la conviction viscérale d’une fracture entre la transcendance – là où était Dieu, les Structures, l’Inconscient- et l’homme, l’écrasement de celui-ci, et le refus de toute médiation, compromis, monde intermédiaire, vient de là. 25 Il est étonnant que ces trois pensées, «réactionnaires”dans leur sens et leur origine, aient pu alors apparaître comme les symboles d’une révolution intellectuelle.
Il est temps maintenant d’en venir à un examen plus détaillé de ces trois pensées qui dominèrent le champ intellectuel des années soixante, et qui firent alliance dans la critique de la psychologie. Toutes trois se référèrent à l’article de Georges Canguilhem ‘«’ ‘Qu’est-ce que la Psychologie ’ ?”, comme à un texte fondateur. Ils accusèrent la psychologie de n’être qu’une idéologie «bourgeoise”, trompeuse, au service de l’adaptation, c’est-à-dire du conditionnement des individus à la libre entreprise. Tous combattirent le sens, l’intériorité, le moi, les pensées «humanistes”. Tous portèrent leur accusation au nom de la Science, à savoir des déterminismes cachés qui imposent leur destin aux sujets. Ils aimèrent les systèmes qui réduisent l’autre à une mécanique. Ils idolâtrèrent les coupures, qui permettent de surplomber le discours de l’autre pour disqualifier. Parfois ils imitèrent le style de la science, déroulant des inférences ou posant des théorèmes. Mais ce qui sans doute les transportait le plus, c’était de copier le style de la chaire, l’éloquence de la chaire des grands prédicateurs.
Cette conception tragique de l’impuissance humaine dérive sans doute de l’inflexion janséniste du catholicisme français à partir du XVIIè. Voir P. Chaunu, M. Foisil, F. de Noirfontaine ( «Le basculement religieux de Paris au XVIIème siècle” Paris, Grasset, 1998). Prigogine et Stengers (1979), qui s’opposent à la conception d’une science transcendante, lui voient aussi une origine janséniste (Ils s’appuient sur J. Roger: «Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIème siècle”). Ce qui réunit J. Lacan, M. Foucault, L. Althusser sur le front de l’anti-humanisme, vient sans doute de leur éducation janséniste : l’homme ne peut rien, la grace peut tout. Chez Lacan cependant, chez Foucault aussi, ce rigorisme de pensée, s’accomode d’une folie baroque ou libertine, qui manque à Althusser. ( Sur l’anti-humanisme janséniste comme source du purisme révolutionnaire, consulter Maire C. « De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIIIème siècle”, Paris, Gallimard, 1998.