Fragments d’un itinéraire.

‘"Philosophe et fou, vécu bien plus qu'il n'a vécu par l'impossibilité de cette maîtrise de soi dont croit s'autoriser le penseur, être et non sujet, il aura été le "Saint-Genêt comédien et martyr” de ses pairs et amis J. Lacan et M. Foucault’" 29 . Né en Algérie, catholique, militant de la J.E.C. à Marseille, monarchiste, et plus actif qu'il ne l'avoue, dans la khagne du Lycée du Parc à Lyon, 30 moquant déjà l’ « humanisme » d'un J. Lacroix, exécrant les bourgeois, la populace et les juifs, c'est dans cette khagne, sa matrice, qu'il acquiert, bien avant son entrée au P.C., cette rigueur doctrinale et cette méfiance maurrassienne du Moi, qui feront le socle de sa pensée théorique. Mais à quel prix, celui de l'impossibilité d'être lui-même sujet, (et même dépossédé de son acte meurtrier). Une anecdote symbolique: ayant raté sa première dissertation, il recopie pour le devoir suivant, le corrigé distribué l'année précédente par son professeur Jean Guitton. Celui-ci n’y voit que du feu et Althusser hérite d'une note exceptionnelle et de compliments hyperboliques. Du coup le voilà sacré tête pensante de la classe, mais en même temps pécheur, prisonnier de son mensonge, pris dans les rets du leurre. Et si Althusser fut tant sensible à la problématique de la coupure, ce n’était peut-être pas seulement par souci épistémologique, mais parce que le problème de l’identité, entre le risque de la stérilité et celui du vampirisme, était une question vitale pour lui. Comment être soi, se couper de l'autre, mais alors comment engendrer soi-même. Etre sujet est-ce laisser parler l'autre par ma bouche, de quelle partie de moi est-ce que je me coupe alors? Prisonnier d’un mensonge, mais aussi prisonnier en Allemagne, puis élève, répétiteur, maître-assistant, à l'ENS, y logeant même, prisonnier volontaire de l'école, avant de l’être des hôpitaux.

Louis Althusser publiera des ouvrages retentissants sur Marx et sur Lénine qui le placeront au centre de débats parfois violents sur le communisme en France et à l'étranger. Sa cible principale à l'époque du "Pour Marx", lorsqu'il élabore les textes sur la psychologie et la psychanalyse, c'est l'humanisme. Marx selon lui n’a pu accéder à un nouveau savoir qu’en se coupant de l'humanisme de sa jeunesse, en rompant avec Feuerbach . C'est cet antihumanisme "théorique" qu'Althusser veut réhabiliter, dans une conjoncture favorable puisque ces années voient la convergence de ses thèses sur l'illusion idéologique avec celles de deux autres anti-humanistes, Lacan dénonçant le Moi et l’imaginaire, et Foucault prophétisant la fin de l'homme.

Pour un philosophe continental qui se tient éloigné comme de la peste de tout pragmatisme anglo-saxon, une science, ie une théorie conceptuelle, ne pourrait être fondée si elle gardait quelque contact avec l'impureté de ses origines. D’où le rejet par Althusser des perspectives historiques et génétiques dans les sciences de l'homme et la psychanalyse en particulier. Althusser se pose en initiateur d'une réforme de la philosophie française contre Bergson, le philosophe de l'évolution et de la durée, et pour le retour à Auguste Comte. Mais le problème des rapports difficiles entre l'origine et le fondement, qu'il pense trancher en théorisant la "coupure épistémologique" empruntée à Bachelard (qui fut son directeur de diplôme) est celui qui se pose à toute théorie dés qu'elle prétend s'installer dans la vérité. Comment s’opère le saut ? Spinoza qui a tant fasciné les maîtres-penseurs de cette époque, Althusser en tête, malgré son fatalisme, ne vit pas dans le monde conceptuel. Quand il court dans les rues pour dénoncer la tyrannie, il échappe au monde transcendant, déterminé et minéral, qu'il a logiquement déroulé dans l'Ethique. Trop humain ? Humain tout simplement. L"'Ethique" explique tout, sauf la possibilité pour un homme vivant dans le temps de l'écrire, reconnaissait A. Kojève.

Il y a un risque réel à s'installer dans le savoir absolu. C'est ainsi que A. Kojève interprétait les cinq années de mélancolie traversées par Hegel entre 25 et 30 ans. Plus tard, Mallarmé, lecteur fasciné de Hegel, traversera la même épreuve 31 . La croyance en la toute puissance des idées, pensait Freud, contient en germe le risque psychotique. L'affirmation de la toute puissance du système, et de l'absolue déréliction du sujet, enferme son auteur dans un paradoxe intenable : être le Système, être Dieu, ou disparaître, mourir à la pensée vivante? ... ou pire.

L'année scolaire 63/64, Althusser consacre son séminaire à Lacan et la psychanalyse. Celui de l'année précédente portait sur le structuralisme, et le suivant portera sur "le Capital". En décembre 1963, il prépare lui-même l'installation de Lacan rue d'Ulm. L'arrivée de Lacan dans ce pôle prestigieux de formation des élites, vaut consécration comme maître à penser. La première séance aura lieu le 15 janvier 1964. Althusser n'y assistera pas mais lira les textes des conférences (les Ecrits ne seront publiés qu'en 1966). Malgré ses difficultés à les comprendre, qu’il avouera à Franca dans sa lettre du 25/10/64 ( " Pas tout compris loin de là, mais enfin quelque chose de temps en temps"), Althusser pressent chez cet Autre une communauté de pensée, dans l'anti-humanisme, et la critique de la pensée "bourgeoise", et surtout il voit dans la volonté de rupture de Lacan avec l’établissement ( en fait une rupture subie entraînant la nécessité bien prosaïque de créer une école pour s’ouvrir un nouveau territoire ), une illustration supplémentaire de ces formes de coupures par lesquelles une science en création se coupe des idéologies précédentes, et donc une confirmation de ses travaux en cours sur la Théorie marxiste.

Notes
29.

Yann Moulier Boutang "Louis Althusser, une biographie", 1992, p22.

30.

"Nous étions tous monarchistes en ce temps-là "avouera-t-il dans "Les Faits”, 1994, p.298.

31.

" Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s'est pensée et est arrivée à une Conception pure. Tout ce que par contrecoup mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais heureusement je suis parfaitement mort" (Lettre à Cazalis du 14-05-1867).