La conférence sur la place de la psychanalyse dans les sciences humaines.

Sa première conférence porte sur ‘«’ ‘ la place de la psychanalyse dans les sciences humaines ’»(1996). Elle est prononcée par Althusser au début de son séminaire, juste après trois séances d'introduction confiées à M. Tort pour une présentation des concepts freudiens et lacaniens.

Dans son introduction Althusser annonce qu’il va s'appuyer sur son expérience personnelle de la psychanalyse (‘"je vais faire intervenir mon expérience personnelle’", ‘"je vais donc vous rapporter mon histoire’"). Mais, par "expérience personnelle", il n’entend rien d’autre qu’une "expérience théorique personnelle", et par «mon histoire” rien de plus qu’une «phénoménologie” abstraite, le déroulement logique d’une pensée. Non pas une histoire, une psychologie, son "vécu"singulier de la psychanalyse. 33 De cela qui advient chez son analyste, des drames et des mouvements de sa psyché, il ne dira rien dans son discours, même pas sous la forme de la dérision. Son moi, et son méprisable petit tas de ce secret, il le « forclot » de son séminaire.

De cette première conférence, assez peu construite, car Althusser tâtonne encore, nous retiendrons quatre points intéressant notre sujet. On note en premier lieu qu’Althusser aborde la psychanalyse par la dénonciation des résistances à la psychanalyse. Topos classique comme introduction et stratégiquement efficace pour dissuader la critique. Selon Althusser, la résistance à la psychanalyse a pris une forme nouvelle. Aujourd'hui, nous dit-il, ce ne sont pas les individus qui résistent. La résistance à la psychanalyse n'est pas le résultat d'une défense personnelle, interne au sujet, mais l’effet d'une ‘"résistance idéologique’"(p 23-24). C'est à elle qu'il faut aujourd’hui s’attaquer. Or suprême ruse, elle s'exprime chez les psychanalystes eux-mêmes. Elle se rencontre même chez Freud. On trouve des idéologues, masqués en psychanalystes, déguisent Freud ou ne veulent entendre que le Freud pré-scientifique, encore aveugle à sa propre pensée. Le "vrai" Freud est un Freud caché qui ne se révèle aujourd’hui qu’en parlant par la bouche d'un autre psychanalyste. C'est donc seulement par un interprète, prophète ou pythie, que peut s'exprimer le grand autre, je veux dire le discours inconscient de Freud, par bonheur structuré comme une théorie.

Autre point intéressant de la conférence, la façon dont il se situe par rapport à Politzer, la référence obligée, quand on est normalien, communiste, et qu'on parle de psychologie. Georges Politzer était l'auteur d'un des plus remarquables pamphlets de l'avant-guerre, ‘"Critique des fondements de la psychologie’" 34 , où il s’attaquait aux psychologies « abstraites, la psychologie spiritualiste de Blondel, comme la psychologie « scientifique », et ébauchait le programme d’une d'une psychologie "concrète". Le concret, ce sont les actes de l’homme, non le « comportement » selon les behavioristes, mais l’acte porteur de sens et éclairé par le récit. Pour Politzer, ‘«’ ‘la psychologie, si elle a une raison d’exister, ne peut exister qu’en tant que science ’ ‘«’ ‘empirique” ; elle s’occupe de l’individu particulier’”. 35 La psychologie concrête prolonge et approfondit la psychologie naturelle 36 . Un temps Politzer avait espéré que la psychanalyse soit cette psychologie concrête. Par son intérêt pour l’individu concret, singulier, pour le sens de ses actes, la psychanalyse aurait pu réaliser ce programme si Freud n’était retombé dans le mécanicisme, traitant les actes des hommes comme des choses, et recourant à des concepts abstraits comme le "ça", le "moi".

Paradoxalement à nos yeux, mais en cohérence avec sa propre conception de la science, Althusser va accuser la psychologie concrête de Politzer de n’être qu'un «idéalisme”. Figure sophistique classique aux philosophes : argumenter que le concret c’est l’abstrait – le vrai concret pour Althusser, c’est le concept-, et l’abstrait c’est le concret. Et pourquoi pas s’appuyer sur le premier chapitre de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel. Althusser voit dans Politzer le Feuerbach de notre temps. Il ne retient donc rien de sa critique de la psychanalyse. La psychanalyse est la psychologie enfin née à la science. ‘"Ma synthèse personnelle" dit-il, c'est que la psychologie "existe déjà, mais la psychologie ne le sait pas. La psychologie a été fondée et personne ne s'en est aperçu. Elle a été fondée par Freud”. ’ ‘«’ ‘Fondée” en se coupant de ses origines impures et dans la définition de son essence : ’ ‘«’ ‘la psychologie ne peut se développer qu'à la condition de prendre conscience de l'essence de l'objet qu'elle doit développer; or l'essence de l'objet qu'elle doit développer, l'essence du psychique, c'est l'inconscient” (’p 40).

Venons-en au troisième point marquant de cette conférence. Si la seule psychologie qui puisse être reconnue comme science particulière est la psychanalyse, il reste à préciser de quelle psychanalyse il s'agit, quelle révélation elle nous fait de la pensée réelle de Freud, et en quoi elle s’oppose à l’autre psychanalyse, celle qui continue à « résister » à Freud, et qu’incarne parfaitement une psychanalyse américaine, l’Ego psychology ou psychologie du Moi, qui veut garder ses liens avec la psychologie, et qui, en fixant comme objectif à la cure l’adaptation et le renforcement du Moi, trahit bien son projet de servir et de renforcer le « contrôle social ».

Pour suivre Althusser dans sa condamnation, il faut souscrire à plusieurs postulats discutables mais assez communément partagés chez les intellectuels de cette époque. Que tout contrôle social est mauvais. Que la psychanalyse est rebelle à l’ordre existant (sur ce point , les exemples de Freud ou de Lacan ne sont guère probants 37 ). Que la société américaine assure un fort contrôle social. Qu'un moi plus fort est un moi plus asservi. Que l'Ego psychology est typiquement américaine. Tous points méritant examen 38 . Le dernier point, moins polémique et plus factuel, est le plus facile à contrebattre; nous y consacrerons un développement, mais disons déjà que 1’ ‘«’ ‘ Ego psychology » ’n'est devenue américaine, que par immigration. Althusser tient ses informations de Lacan qu'il croit sur parole ; c'est trop attendu pour ne pas apparaître vrai. Il ne sait donc pas que le livre de Hartmann au titre si symboliquement américain ‘"Ego Psychology and the Problem of Adaptation’" n'est que la traduction d'un travail publié à Vienne en 1937, avec l'appui de Freud.

C'est tout aussi sommairement qu'il réduit le livre d'Anna Freud ‘"Le Moi et les mécanismes de défense’" 39 à un appel au renforcement du Moi, ce qui lui permet l’amalgame réducteur de cette psychanalyse aux méthodes de gestion humaine du capitalisme américain. Ecoutons Althusser en parler à ses normaliens : " Le moi étant trop faible, on va le renforcer. C'est toute la psychanalyse des systèmes de défense du Moi, dont la grande théoricienne sous le ciel de Dieu, est madame Anna Freud, une des ennemies personnelles de Lacan". Ennemie personnelle au point que celui-ci a refusé de la gratifier du charmant qualificatif de "tripière" dont il a décoré M. Klein. Althusser n'a pas lu M. Klein, ni A. Freud, ni Freud lui-même qui dans de nombreux textes a fixé le renforcement du moi comme un objectif thérapeutique. Il suit Lacan dans ses mauvaises querelles. Dans la foulée il peut aussitôt exécuter sommairement Henri Ey.

Althusser n'a pas lu non plus Lacan, il n’a fait que l’entendre. Il le suit sans réserve dans sa critique de la psychanalyse « américaine ». Mais quand il décrit celui qu’il connaît pour l’avoir entendu, il retrouve l'acuité du critique professionnel. Page 67 et suivantes il fait ce portrait caustique de Lacan à Sainte-Anne : ‘"enfermé derrière toute une série d'énigmes’" 40 (...) ‘"délibérément baroque"(...) "il faut l'avoir entendu hurler pour savoir qu'il est d'une agressivité absolument extraordinaire, d'une méchanceté splendide’". Plus caustique encore : ‘"si vous allez au séminaire de Lacan, vous verrez toute une série de gens qui sont en prière devant un discours inintelligible pour eux’"(...)"il emploie les méthodes du terrorisme intellectuel”(...)‘"une manière de faire sentir à ses interlocuteurs qu'ils sont des cons’".

Derrière l'Althusser dogmatique, et ses alliances objectives, se découvre ainsi, fugitivement, un Althusser non-dupe. Pourtant une fois encore, quoiqu’il découvre du Lacan concret, il n’a pu faire autrement sur la question de la psychologie que de reprendre sa copie, la copie d'un autre.

Notes
33.

Louis Althusser, après une première expérience avec L. Stevenin, fut analysé par R. Diatkine (qui fut aussi l’analyste d’Hélène Legotien-Rytmann) Voir « L’avenir dure longtemps”, 1994, notamment p.172-175 et 398.

34.

Sous-titré "La psychanalyse et la psychologie", Rieder, 1928.

35.

Politzer utilise le mot de drame. Le drame, c’est «le geste éclairé par le récit”. L’accent mis par Politzer sur l’action humaine et sur le récit en fait quelqu’un de trés proche de nous, un précurseur des psychologues «narrativistes ( voir dans la dernière partie notre chapitre sur la parole).

36.

Dans un texte sur «Les fondements de la psychologie” publié dans la «Revue de psychologie concrète”, n° 1, 1929, revendiquant une fois de plus une place - à coté des sciences de la nature qui n’étudient que le cadre matériel, et des sciences morales, le cadre dramatique général – pour la psychologie, discipline spécifique étudiant le drame humain dans son actualité et particularité, Politzer met en continuité cette psychologie concrète avec la psychologie naturelle. « Il semble d’ailleurs que cette discipline ne soit pas à inventer, du moins pas entièrement, puisque nous en trouvons une première réalisation dans une longue tradition qui nous est bien familière. Des observations que nous pouvons recueillir dans notre expérience dramatique, des régularités que nous pouvons y constater, chacun de nous se constitue en effet une certaine «sagesse”, plus ou moins profonde, plus ou moins vraie. C’est ce qu’on appelle la connaissance pratique de l’homme, la praktische Menschenkenntnis”. (Nous reviendronsdans la deuxième partie sur la psychologie «naturelle” comme origine de la psychologie clinique).

37.

Nous parlerons du conservatisme de Lacan dans le chapitre suivant. Freud lui-même est très conservateur. Depuis longtemps et non du fait des crises dépressives de la quarantaine et de la soixantaine qui ont débouché sur la création de son oeuvre (Anzieu). Il exprime plutôt là la déception des classes moyennes viennoises, notamment des juifs libéraux qui avaient espéré accéder aux plus hauts postes (On avait prophétisé à Freud qu’il serait un jour ministre). Lettre du 29/04/93 à Martha: «La canaille donne libre cours à ses appétits et nous nous privons”. Vers la fin de sa vie, dans une lettre à Lou Andréa Salomé : «la bête humaine a quand même besoin d'être domptée. Bref on devient réactionnaire, comme l'était déjà devenu ce vieux rebelle de Schiller en face de la révolution française ». Sur le marxisme cher à Althusser, Freud en 1919, rapportant à Jones une conversation avec un communiste qui lui annoncait que ces quelques années de chaos de la révolution préparait une aire de paix et de bonheur, ajoute qu'il lui répondit : « que je croyais à la première moitié de ce programme ». Quant à la vision de la psychanalyse comme pensée rebelle née dans l’opposition au puritanisme dominant son époque, c’est une légende dont Ellenberger a rendu raison. Il faut relire notamment sa relation de la conférence sur l’hystérie masculine prononcée devant la Société Impériale des Médecins de Vienne le 15 octobre 1886 ( Ellenberger, «A la découverte de l’inconscient”, pages 364-368 de l’édition SIMEP) qu’il termine par ces mots : «à lire les récits légendaires de cette soirée, on pourrait croire que (...) Freud, se présentant comme le missionnaire de Charcot auprès des pontes viennois s'était vu ridiculiser et rejeter ignominieusement. En réalité les faits étaient tout autres”.

38.

Althusser s’inscrit dans la déjà ancienne tradition communiste de la critique de la psychanalyse comme idéologie bourgeoise et yankee. En janvier 1949, durant le procés Kravtchenco, le numéro daté du 27 contient une critique virulente de «La psychanalyse, idéologie de basse police et d’espionnage”. En Juin de la même année, des psychanalystes communistes comme S. Lebovici, J. Kestemberg et L. Bonnafé, feront leur propre auto-critique. Il est donc important pour un membre du parti, de bien se démarquer d’une psychanalyse «américaine”.

39.

Livre lui aussi paru originellement en allemand : "Das Ich und die AbwehrMechanismen". Première traduction française en 1949.

40.

D’où quelques lignes plus loin, alors qu’il parle de Freud, ce lapsus significatif: «il faut interpréter Lacan”