"Psychanalyse et Psychologie".

La deuxième conférence, dont le titre est prometteur pour notre sujet de réflexion, a lieu vers la fin de l'année scolaire, après plusieurs séances qui ont permis à Althusser d'approfondir sa connaissance de la psychanalyse, grâce aux exposés des normaliens qui suivent depuis janvier le séminaire de Lacan ( entre autres un nouveau converti : J.A. Miller, le futur gendre de Lacan ; comme le dira plus tard E. Roudinesco: "l'interprétation millérienne refermait l’œuvre de Lacan sur elle-même et la regardait non plus comme freudienne mais comme déjà lacanienne 41 ).

Ainsi, depuis la conférence précédente, Althusser a mis plus de cohésion dans sa représentation de la théorie psychanalytique. Avec la participation de ses élèves qui travaillent sur les deux séminaires, il en façonne la représentation sur son modèle de la science marxiste comme coupure. Il assimile ainsi la psychanalyse à son schéma général de pensée, évacuant les petites différences, et les ambiguïtés baroques qui font le chic des propos de Lacan, mais qui casseraient la beauté classique de sa propre thèse. La force intellectuelle, ce sentiment de certitude, qui naît de tout processus de synthétisation, est renforcée chez Althusser de sa rencontre avec la conviction intime de la propre faiblesse de son Moi. A ce point rencontrant un professeur en psychanalyse, Althusser peut sincèrement se croire sur les mêmes positions que lui. Nourri sans doute à une même source augustinienne, mais, l‘interprétant à partir d’une position personnelle bien différente. Chez Lacan, nous semble-t-il, le rejet du moi traduit le mépris d'un fort Ego pour les « mois » leurrés des disciples. Chez Althusser c’est l’inverse, il signifie l'asservissement volontaire de son propre moi à la cause des masses. Un autre vecteur fort de leur rapprochement, tient à leur volonté semblablement affirmée de rupture, celle qui s’exprime allégoriquement chez l’un et l’autre dans leur amour des coupures 42 . Cependant chez le premier il ne s’agit que de se tailler une féodalité, tandis que chez le second elle exprime ce vœu d’aliéner toute propriété personnelle, se fondre, disparaître.

Ainsi quand Althusser regarde Freud, il adopte d’autant plus facilement les lunettes de Lacan qu'il croit avoir la même vue que lui sur les choses, se tenir au même lieu et avoir la même perspective. C’est ainsi que le rapport de coupure qu'il pose entre psychologie et psychanalyse, il ne l'a recoupé qu'avec le commentaire lacanien. Trouvant son double, fasciné par ce reflet, il n’est pas allé plus loin. Plus tard seulement il ira en vérifier l'existence chez Freud lui-même.

La thèse d'Althusser sur le rapport entre la psychologie et la psychanalyse est posée dans les premières minutes de cette conférence. Il prétend exprimer la pensée propre de Freud qui est cité le premier, mais aussitôt c'est Lacan qui cause. Le premier paragraphe (p.77) met cet essai ‘"sous la protection de cette formule de Freud’" : ‘"Est-ce seulement par hasard que l'on n'est parvenu à donner du psychisme une théorie cohérente et achevée qu’après en avoir modifié la définition’" ( « Abrégé » 1949, p.2).Rien de moins, mais rien de plus pour Freud, que la nécessité de prendre en compte l'existence de pensées inconscientes. Il n’y affirme nullement, pas plus là qu’ailleurs, une coupure radicale entre deux sciences, ni même entre deux modes de fonctionnement ou entre deux instances, ce qui d’ailleurs rendrait impossible le travail psychanalytique.

Althusser lui, interprète immédiatement cette affirmation de Freud selon le point de vue lacanien : ‘"Dire que la doctrine freudienne est une psychologie est une équivoque grossière’" ("La Psychanalyse » , n°6). La volonté freudienne de faire reconnaître et d’intégrer dans la psychologie ce que la psychanalyse a révélé sur le fonctionnement inconscient, se trouve ainsi interprété en une volonté de rupture. Le sujet de la conférence, introduit par la phrase de Freud, devient pour Althusser: ‘«’ ‘ pourquoi la modification de la définition du psychisme par Freud aboutit-elle à cette conclusion de séparer radicalement la psychanalyse de la psychologie ’» ( p. 76). Il poursuit ainsi, gauchissant plus encore le propos de Freud : ‘"On trouve chez Freud, comme on trouve chez Lacan, une double préoccupation : séparer radicalement la psychanalyse de la discipline qui se donne comme la plus proche d'elle ( la psychologie), et au contraire tenter de la rapprocher des disciplines qui apparemment sont loin d'elle ( la sociologie, l'anthropologie ou l'ethnologie’)"( p 77). Pour aller vite, mais nous ne croyons pas trahir Althusser, la psychanalyse se perdrait comme science, tomberait sous le coup de la condamnation comtienne, si elle ne pouvait mordre dans du solide, si elle ne se trouvait un bon objet social, un solide sujet culturel, d'où les références lacaniennes à ‘«’ ‘ l'insertion dans la culture par les défilés du signifiant ’» et aux ‘"structures de la parenté’". Qu’aurait à faire la psychanalyse de l’intimité singulière. Le Sujet pour Althusser comme pour Lacan, c'est le Collectif.

Une psychanalyse qui prétendrait avoir quelque affaire avec la psychologie se perdrait donc ? Mais est-ce bien la voix de Freud que nous entendons ? Que dit-il réellement dans l'Abrégé que vient d’invoquer Althusser ? Là, dans un différend qui l'oppose non aux psychologues, mais aux philosophes, en somme aux confrères d’Althusser, ( ‘"diese Differenz zwischen der Psychoanalyse und der Philosophie’" ‘«’ ‘ Abriss ’» p.2O), Freud précise tout simplement que ‘"le conscient ne constitue pas à lui tout seul le psychisme’" (p 18). Freud veut en effet constituer une ‘"théorie cohérente du psychisme’". Mais non dans la radicalité d'une rupture avec la psychologie. Il veut transformer une science existante en rétablissant des continuités. Tout au long du texte, comme en de nombreux autres endroits de son oeuvre, Freud utilise le mot psychologie pour parler de sa nouvelle science du psychisme. Si Freud devait tracer quelque part une coupure, ce dont on peut douter quand on voit sa volonté de réintégrer dans sa psychologie un ensemble de savoirs littéraires ou populaires, ce n’est pas entre psychologie et psychanalyse qu’il la tracerait, mais entre la psychanalyse et la philosophie dogmatique.

Althusser dit que la psychologie ne peut exister comme science que dans le moment où elle a trouvé un objet propre. Cet objet propre étant pour lui exclusivement l'inconscient, il n'y a d'autre psychologie que la psychanalyse. ‘«’ ‘ La psychologie de l’inconscient se définit comme la négation d’une psychologie de la conscience ’» 43 Mais la définir par une opposition ne suffit pas, reste à trouver sa place propre. Où est-elle donc? ‘"Où se situe la psychanalyse ? Quel est son lieu ? Quelle est sa localisation dans un champ qui n'existe pas encore?" ’(p76). La psychanalyse, son objet, dit Althusser, ont quelque chose à voir avec la culture, entendue non comme processus de culturation - ce que disent psychosociologisme et culturalisme-, mais comme transcendance, le Symbolique. La psychanalyse concerne l’insertion du petit d’homme dans la culture, par ‘"les défilés du signifiant’", par ‘"la barrière de l’œdipe’". A l'entrée de ce défilé, on n'a qu'un petit animal. Mais pour Althusser, ce n’est pas là affaire de développement 44 , ou d’éducation, on entre dans l'humanité d'un coup, par une conversion subite, hors temps, dans une rupture miraculeuse d'avec l'animalité. ‘"La précession de la culture dans son rapport avec la biologie est une précession de la culture par rapport à elle-même’"(p95).

L'année 1964 avait vu la réédition des deux mémoires d' Itard par Lucien Malson. Tout comme cela s’était passé en 1800, l’année de la découverte de Victor dans les bois de Saint-Affrique, ce sera le point de départ d’intenses débats philosophico-politiques sur nature et culture. En 1965 par exemple paraît dans les ‘«’ ‘Temps Modernes’” 45 un article passionné et trés orienté d’Octave Mannoni sur Itard. Selon Althusser, l'erreur d'Itard, qui a conduit à son échec, celle d'avoir cru pouvoir éduquer Victor le sauvage de l'Aveyron, est l'erreur même de la psychologie. L'erreur d'Itard réside dans sa ‘"position psychologique’"(sic), qui le conduit à croire qu'on peut apprendre les comportements humains, croire qu'on fera parler Victor en partant de ses besoins, une ‘"psychologie condillacienne’" dit un peu rapidement Althusser 46 . Althusser, le théoricien imperméable à l’effet des lentes genèses, ne nous dit pas comment un psychanalyste inspiré par Lacan s’y serait pris avec Victor, comment il l’aurait fait accéder au monde de la culture, dégager du cercle de la nature, par quelle parole miraculeuse. 47

Althusser conjoint sans ciller des critiques contradictoires, passant de la critique de la psychologie de la conscience dans sa version contemporaine - Merleau-Ponty et Sartre -, à la critique de la psychologie "biologique", qu’il accuse de réduire le sujet à ses besoins et le ‘"signe à la chose’" (p 89). Il reprend ainsi contre cette dernière les arguments mêmes de Merleau-Ponty lequel construisait justement sa psychologie phénoménologique sur une critique raisonnée de Condillac. Dénonçant comme l'erreur de fond de l'idéologie psychologique, la réduction du sujet à ses besoins, Althusser, suivant Lacan dans ses querelles, se propose d'achever de nous éclairer sur le rapport entre la psychologie (ie idéologie) et la psychanalyse (ie science), en montrant les effets de la captation de l’oeuvre freudienne par l’idéologie psychologique. A travers deux exemples, deux détournements de la psychanalyse contemporaine, il veut dévoiler l’effet pervers de la tentation psychologique.

‘"Le premier exemple de cette tentative de digestion de la psychanalyse par la psychologie est celui d'Anna Freud’" (p. 97). S'appuyant sur un article d’elle paru peu avant dans la R.F.P., ‘"La contribution de la psychanalyse à la psychogénétique’", Althusser résume la position d'A. Freud à une tentative de penser la psychanalyse comme intériorité du biologique ( le ça ), dans le psychologique ( le moi ), pour le mettre en rapport avec le sociologique ( le Surmoi ). Pour ce théoricien de la coupure, un tel mélange est impensable. Puisque A. Freud parle du moi, elle fait de la psychologie et on ne peut faire de la psychologie et de la psychanalyse. L'idée d'une conflictualité propre au moi n'est pas pour lui pensable. Pointant les difficultés d'A. Freud à expliquer les possibilités de rencontre entre les mécanismes du moi avec le ça, à en fournir une théorie claire, ("elle y est obscure"dit-il), il en fait l'argument d’un rejet de la psychanalyse du moi et de la psychologie. Pour lui, une science psychanalytique pure, non bâtarde, refuse de penser ces rencontres. 48

Althusser en vient ensuite à sa deuxième cible :‘"Comme second exemple de la digestion de la psychanalyse par la psychologie, on peut donner l'exemple de Lagache’" (p 101). Alors qu’Anna Freud représente la vieille psychologie «classique”, celle du moi comme «sujet moral”(sic), Lagache, selon Althusser, en donne une interprétation phénoménologique plus moderne. Lorsque Lagache commente le rapport de Rome de Lacan, il met tout son effort à l'interpréter dans le sens d’une volonté de déréifier le sujet. Althusser pointe au contraire que Lacan met tout son effort à objectiver le sujet. 49

Pour Althusser, qui suit fidèlement Lacan, la réduction de la psychanalyse à la psychologie repose sur une croyance erronée à une intériorité. Or le sens défendu par Lagache, comme le moi renforcé par A. Freud sont des produits idéologiques et trompeurs. L'inconscient n'est pas intérieur au sujet psychologique. La dimension essentielle de l'inconscient est sa transcendance 50 .

Notes
41.

P. 398 de son livre sur J. Lacan (1993). Avec l’élève-professeur J.A. Miller la théorie lacanienne tend vers à une clarté scolaire. Elle y perdra ses ambiguîtés stimulantes; le prophétisme se transforme en catéchisme. Pour Lacan, sa rencontre avec J.A. Miller, à un moment où il cherche surtout,à augmenter le nombre de ses apôtres, est une divine surprise. Citons E. Roudinesco, page 399 :” Suffoqué par l’extraordinaire capacité qu’avait ce jeune orateur de faire surgir un ordre logique du grand désordre de sa pensée, Laan lui rendit hommage publiquement et annonça qu’il allait répondre à ses questions. Dans une lettre à Althusser, il se contenta de cette phrase laconique : «Pas mal votre petit gars”(22/02/1964)”

42.

Tout se passe comme si pour Althusser, seule la rupture, était créatrice. Rien de bon ne peut naître d’une identification à l’autre, on ne peut que le copier servilement, pris alors dans l’idéologie, l’imaginaire selon Lacan. Pour s’affirmer, en fait disparaitre derrière le discours de la Science, il suffit de rompre avec la pensée régnante, dénoncée comme idéologie. Mais quand le discours de la rupture se généralise il devient le nouveau conformisme, la nouvelle idéologie.

43.

Freud lui n’a jamais mis en doute que le conscient appartienne également au psychique, comme le lui fait dire Althusser. Il refuse simplement que tout le psychique soit conscient. "Les recherches psychanalytiques ont trouvé certains caractères jusque-là insoupçonnés du psychisme inconscient et découvert quelques unes des lois qui le régissent". Mais il juge utile de préciser : "Nous ne voulons dire par là que la qualité de conscience ait perdu de sa valeur à nos yeux. Elle reste la seule lumière qui brille pour nous et nous guide dans les ténèbres de la vie psychique"(«Abriss”, p. 21). Freud écrit cela après avoir été chassé de Vienne par les nazis. On retrouve dans ces mots la même pensée que celle qu’exprimera quelques années plus tard Léon Brunschvicg, lui aussi pourchassé.

44.

C'est bon pour la psychologie de s'occuper du développement. En 1977 dans une lettre à Diatkine à qui il reproche son indulgence envers la psychologie, il lie l’erreur psychologique au point de vue génétique : « au fond vous n’avez pas renoncé à l’idée de genèse”. Lettre du 18/07/1977. Ecrits sur la psychanalyse, p.67.

45.

«Itard et son sauvage”, n° 233, p. 647-663.

46.

Thierry Gineste («Victor de l’Aveyron. Dernier enfant sauvage, premier enfant fou”. Hachette 1993) nous apprend que ni Condillac, ni Locke, ne figuraient dans la bibliothèque d’Itard, mais Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, et surtout Chateaubriand, Fénelon et Montaigne. On doit ajouter que Itard, quand il rédige ses mémoires s’exprime certes dans les vues et avec les termes des débats de son époque certes, mais qu’il est d’abord un praticien. Son inspirateur c’est l’abbé Siccard, éducateur efficace de sourds et muets (Directeur de l’Institut des sourds et muets, il avait rééduqué avec succés le jeune Massieu). Itard lui-même inspirera une autre praticienne remarquable, Maria Montesssori.

47.

Comment sauter hors du cercle ? Une psychanalyste lacanienne a proposé une solution. Dans son livre sur «L’éducation impossible”, Maud Mannoni évoque à son tour l’échec de Itard avec Victor en le confrontant à son propre travail avec les autistes. Partant du savoir certain que c’est l’aliénation du sujet par sa mère, par l’école, par l’hopital, toutes institutions «bourgeoises” qui créent la maladie mentale, Maud Mannoni a instauré la coupure institutionnalisée comme thérapeutique : «c’est toujours à partir d’une coupure introduite, d’un manque instauré, qu’une parole va pouvoir naître et l’enfant prendre figure humaine”p.86. Sous un double parrainage, politique ( Lénine, et Mao) et psychanalytique (Freud et le jeu du Fort-Da), Maud Mannoni guérit ses sujets en les soumettant au jeu de la bobine, ainsi «à l’occasion d’une séparation réussie, l’enfant devient sujet en tant qu’il est l’objet absent” p. 80. C’est ce qu’elle dit. Jugerait-on Maud Mannoni, comme elle le fait d’Itard, à l’aune de sa théorie ?

48.

Que la métapsychologie ne soit rien d'autre que l'essai de penser ces passages (d’où l’importance par exemple de la notion de «repräsentant”), et que cette psychanalyse du moi qu'il décrit assez justement mais dénonce comme une déviation psychologique de la découverte freudienne, soit exactement ce que Freud lui-même dit dans l'Abrégé qu’il vient de citer, Althusser refuse de le voir, ou de le dire.

49.

Althusser voit juste, mais ne s’interroge pas sur les conséquences que cette différence de position peut avoir pour le sujet analysant. Au delà de la question de l’objectivation et son rapport à la constitution d’une science, il y a, la question bien plus cruciale pour le sujet de ce que veut son analyste. Pour Lagache, un sujet plus libre, plus autonome, déréifié, mais pour Lacan. ?

50.

Dans un horizon de pensée janséniste la «guérison” s’apparente à la grâce.