« Freud et Lacan »

Les analyses et réflexions précédentes seront synthétisées dans le fameux article ‘"Freud et Lacan’" proposé à la revue ‘"La Nouvelle Critique" ’à la fin de l'année scolaire ( Paru dans le n° de déc.64-janv. 65). Bien que les problèmes du rapport de la psychanalyse à la psychologie, et celui adjacent de la psychanalyse américaine, n'y soient pas développés, mais expédiés en deux lignes, nous nous arrêterons un moment sur cet article parce qu'il est l'écrit le plus abouti d'Althusser sur la psychanalyse.

Article éclatant, d'un style guerrier. Althusser, on le voit à travers les corrections de son manuscrit 51 y durcit progressivement les images, en accentuant les contrastes 52 . Par exemple, à propos de Freud, en transformant une vie prosaïque et banale en un tableau à la Zola. La phrase de la première version, ‘"que Freud ait pu jouir jusqu'à la fin de sa vie d'un relatif confort personnel’", devient dans la version définitive: ‘"Que Freud ait connu la pauvreté, la calomnie et la persécution’" (version publiée, p. 27). La recherche d’effets de style prend alors le pas sur l’objectivité du contenu. Il cultive le paradoxe et recherche l'oxymore : ‘"les raisons d'y croire, c'est-à-dire de n'en pas douter ’", deviennent ‘"les raisons d'y croire, c'est-à dire d'en douter’". Ou encore, à propos du style de Lacan : ‘"le ton passionné’" de Lacan devient ‘"la passion contenue, la contention passionnée de Lacan’" (p. 33). C'est que, d'une histoire pas ordinaire sans doute, mais avec tout de même ses ordinaires compromissions, la naissance d'une science nouvelle, il veut faire une cosmogonie.

L'article vise le public des intellectuels communistes. Pour réhabiliter la psychanalyse à leurs yeux, Althusser se doit, du moins le pense-t-il, de présenter Freud comme un révolutionnaire. Le Freud qu’on leur présentait jusqu’alors, et qu'ils critiquaient à juste raison, n'était qu'un Freud défiguré, travesti en idéologue bourgeois par de bourgeois analystes révisionnistes. Althusser leur propose donc de faire retour au vrai Freud, le Freud de la maturité, pour découvrir ce qu'il inaugure, et qui, à l'image de ce que produisait le deuxième Marx, est un savoir révolutionnaire, c'est à dire inouï, sans histoire et sans paternité. ( Pour Althusser il peut y avoir des enfants sans pères ). Pensées trop neuves pour avoir été d’emblée entendues. Aussi faut-il nettoyer la pensée de Freud, par un travail de critique idéologique et d'élucidation épistémologique, pour en être enfin illuminé. Et voici la bonne nouvelle : quelqu’un a entamé ce travail, c’est un psychanalyste et il s’appelle Jacques Lacan.

Qu'a donc réellement dit Freud que nous n'avons pas entendu ? Qu'est-ce que la psychanalyse ? Quel est son objet ? Comment Lacan lui donne-t-il définitivement la dimension d'une science ? Voilà ce que propose de nous révéler Althusser.

‘«’ ‘  Le premier mot de Lacan est pour dire : dans son principe Freud a fondé une science. Une science nouvelle, qui est la science d'un objet nouveau : l'inconscient” ’(p.29). Une science, donc pour Althusser, une Théorie : ‘"En cent lieux de son œuvre, Freud s'est dit théoricien, a comparé la psychanalyse, sous le rapport de la scientificité, à la science issue de Galilée ; a répété que la pratique (la cure) et la technique analytique (la méthode analytique) n'étaient authentiques que parce que fondées sur une théorie’ ‘ 53 ’ ‘ scientifique. Freud ’ ‘«’ ‘a dit et redit” qu'une pratique et une technique, même fécondes, ne pouvaient mériter le nom de scientifiques que si une théorie leur en donnait, non par simple déclaration, mais par fondation rigoureuse, le droit’." 54

Une science nouvelle peut retomber en enfance, c'est ce qui est arrivé à la psychanalyse, elle s'est alors cherché des pères, ‘"des lignées imaginaires d'adoption’" (p.31). Althusser passe rapidement sur la psychologie, juste mentionnée dans une liste.. Ce qui lui importe dans cet article c'est la description de l'objet de la psychanalyse ; sans doute a-t-il senti qu’il ne serait pas très judicieux de dénoncer le réductionnisme psychologiste, pour défendre ensuite un réductionnisme linguistique. La psychanalyse a un objet né du passage de l'animalité à l'humanité, de ‘«’ ‘l'extraordinaire aventure qui, de la naissance à la liquidation de l’Œdipe, transforme un petit animal engendré par un homme et une femme, en petit enfant humain’”, ‘«’ ‘ce combat pour la vie ou la mort humaine’”, ‘«’ ‘la seule guerre sans mémoires ni mémoriaux’”, ‘«’ ‘guerre qui, à chaque instant, se livre en chacun de ses rejetons, qui ont, projetés, déjetés, rejetés, chacun pour soi, dans la solitude et contre la mort, à parcourir la longue marche forcée, qui de larves mammifères, fait des enfants humains, des sujets’" p. 34,35,36). L’effet de cette guerre, l'objet de la psychanalyse c’est l'Inconscient.

La théorie de cet objet et de ses lois n'a été possible pour Lacan que grâce à l'appui qu'il a pu prendre sur une nouvelle science : la linguistique. C'est elle qui, grâce à Saussure, permet de traduire les notions encore douteuses des psychologues en terme de "Signifiants", de "Symbolique", de "Métaphore" et de "Métonymie". 55

Pour la science psychanalytique selon Althusser, le passage à l'humanité s'opère sous ‘"la Loi de l’ordre’", qui se confond ‘"dans son essence formelle’" avec ‘"l'ordre du langage’". ‘"Lacan montre l'efficace de l'Ordre, de la Loi, qui guette dès avant sa naissance tout petit d'homme à naître, et s'empare de lui dès son premier cri, pour lui assigner sa place et son rôle, donc sa destination forcée’" (p4l). C'est ainsi, dans la soumission à son destin que le petit d'homme pourrait se dégager d'un ‘"Imaginaire’" - maternel, biologique- pour accéder au ‘"Symbolique’”. La Loi, le Père, l'Ordre, le marxiste Althusser devrait quand même se demander, si, en reconnaissant leur royauté, il ne paralyse pas d’avance toute pratique révolutionnaire ? Mais sans doute ne s'intéresse-t-il qu'à la maîtrise conceptuelle, à la révolution dans la Théorie. Son sujet c'est le Discours. Page 42 : ‘"Ce discours, condition absolue de tout discours, ce discours présent de haut, c'est-à-dire absent en son abîme, en tout discours verbal, le discours de cet Ordre, ce discours de l'Autre, du grand Tiers, qui est cet Ordre même : le discours de l'inconscient’". Ce ne sont pas les longues périodes de Bossuet, mais on sent là l'influence de la chaire : de l'émotion, de la force, mais de la science point. Rien qui ressemble au style de Freud.

Si nous devions résumer l’opinion d’Althusser sur la psychologie, au vu de ce qu’il disait ces années-là, nous ne trouverions qu’un décalque du discours tenu à la même époque dans les murs de « son » Ecole Normale Supérieurs, par Jacques Lacan. Et pourtant.

Pourtant déjà, peu à peu, Althusser prend des distances avec Lacan. Déjà dans des notes sur la théorie des discours, qu’échangent durant l’année 1966 le professeur et un petit groupe de ses élèves ( Balibar, Badiou, Duroux, Macherey, Tort), on le voit s'interroger sur la scientificité de la psychanalyse et sur la notion de sujet de l'inconscient. Notes reprises dans les « Ecrits », à la page 122: ‘«’ ‘ Qu'elle ne dispose pas de théorie générale, mais soit d'une pratique, soit d'une théorie régionale, donne à la psychanalyse ce statut extrêmement particulier : elle n'est pas en état de donner la preuve de sa scientificité’”. Page 166 ; ‘"La notion de sujet me semble de plus en plus relever du seul discours idéologique. Je ne crois pas qu'on puisse parler du "sujet de la Science" ou du "sujet de l'inconscient" sans un jeu de mots, et sans entraîner de graves équivoques théoriques. Par exemple la façon dont Lacan parle du sujet dans sa conférence’" (Althusser fait référence au 1er article du ler numéro des « Cahiers pour l'Analyse »). Il répète plus loin... ‘«’ ‘Il n'y a pas de "sujet de l'inconscient’”. Ainsi voit-on dans ces notes toutes les notions prélablement défendues, celles de sujet de la science, de sujet de l’inconscient, de scientificité de la psychanalyse, toutes questionnées et remises en cause.

Notes
51.

« Ecrits sur la psychanalyse », 1993. Pages 23 à 48 pour la version publiée, pages 49 à 52 pour les variantes).

52.

De la bataille des structuralistes pour le concept contre le sens, C. Descamps a dit avec esprit qu’il s’agissait d’une lutte « hugolienne plutôt qu’hégélienne ».

53.

Les mots en italiques sont soulignés par Althusser.

54.

Althusser reconnaîtra plus tard que Freud ne voulait pas être un théoricien. Tout l’opposé de Lacan. «La prétention de Lacan et son originalité unique est d’être un théoricien”. Lettre à Diatkine du 18/07/66 (Althusser 1993, p. 55-110). Althusser ajoute deux pages plus loin : «vous savez bien qu’un fait ne peut pas ébranler une théorie”. Mais une théorie qu’un fait ne peut ébranler n’est-elle pas une théorie malade?

55.

Remarquons tout de même que cet engagement de Saussure par Althusser sous le drapeau de la lutte contre la psychologie est quelque peu biaisé. Cette "science qui étudie la vie des signes", dont Saussure a eu très tôt le projet, appartenait pour lui à la psychologie, il l’a clairement dit: "elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie”.