Psychanalyse et Théorie

Nous allons bientôt donner la parole à un autre Louis Althusser, son double, celui qui est en rapport non à la théorie psychanalytique, mais à sa pratique d’analysant, mais auparavant nous voudrions prendre le temps d’évaluer le tableau de la psychanalyse que vient de faire Althusser à ses élèves et à ses camarades, à l’aune de ce que disait lui-même Freud de la psychanalyse comme théorie et comme science. Revenons donc un peu en arrière sur le discours d’Althusser. Selon lui, Freud aurait ‘«’ ‘dit, redit, dit encore’” que la psychanalyse est théorie. A notre tour, revenons à Freud pour voir ce qu’il aurait pu dire d'une psychanalyse conçue comme Théorie ? La psychanalyse lors même qu'elle ambitionnerait à être une science, devrait-elle se construire sur le modèle de systèmes conceptuels comme ceux de Spinoza ou de Hegel, qui sont les modèles d'Althusser ?

A plusieurs reprises, parlant de sa psychanalyse, Freud l'oppose point par point à la Théorie, telle que la magnifiera plus tard Althusser. La théorie psychanalytique, dit Freud, ne peut être conceptuelle : ‘"elle admet que ses concepts les plus élevés soient mal définis’" (‘"Pulsions et destins des pulsions’", 1915). Elle n’est pas un système : dans ‘"Psychanalyse et théorie de la libido’" (1923) il l'oppose au système philosophique qu'il caractérise par sa prétention à enfermer la totalité du monde, das Weltganze, dans une théorie achevée, fermée, entièrement déduite de concepts fondamentaux. Il est facile de reconnaître là les systèmes spinoziste ou hégélien que Heine, bien connu de Freud avait moqué 56 . Il reprendra même le tableau fait par Heine du philosophe bouchant les trous de l'univers ‘«’ ‘mit seinen Nacht mützen und Schlaffrockfetzen’” dans la 35ème des ‘«’ ‘ Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse ’» de 1932. Freud est opposé à ces conceptions du monde. Pour lui la psychanalyse, la science psychologique, est ouverte. Ouverte à des correctifs parce qu’ouverte à la multiplicité de l'expérience, limitée dans ses prétentions, problématique ou polémique, et non conceptuelle. 57

Clos sur lui-même, formel, voire axiomatique, le système empêche tout jeu et condamne à l'impuissance, qu'elle soit politique ou thérapeutique. Aussi pessimiste soit-il devenu, avec la guerre et la maladie, Freud restait un homme des Lumières opposé à tout fatalisme romantique. En 1926, rompant avec Groddeck, il écrivait : ‘"Nombreuses sont les voix qui s'élèvent pour mettre avec insistance l'accent sur la faiblesse du Moi vis-à-vis du Ça, du rationnel contre le démoniaque en nous, et de s'évertuer à faire de cette thèse le pilier d'une Weltanschauung psychanalytique. Et pourtant la notion que la psychanalyse a pu acquérir de la façon dont s'effectue le refoulement ne devrait-elle pas l'empêcher d'adopter une position si extrême ? Je suis hostile à la fabrication de visions du monde. Qu'on les laisse aux philosophes qui professent ouvertement que le voyage de la vie est impossible sans un tel Baedecker pour leur donner des informations sur toute choses’" (‘"Inhibition, symptôme et angoisse’", 1926, p. 12)

La théorie comme système clos est une pensée morte. Une pensée vivante naît de la rencontre de problèmes à résoudre et non du déroulement d'une logique conceptuelle. Nous pourrions aller jusqu’à dire que tout ce qui fait vivre la pensée est vrai et tout ce qui la pétrifie est faux, et donc que les théories vraies sont les théories stimulantes pour la psyché, celles qui provoquent des effets de pensée, un travail mental créateur. Une théorie dogmatique, irréfutable - et une théorie est particulièrement contraignante pour la psyché quant elle unit, comme le marxisme version althusserienne 58 , l'autorité de la science (prétendue) à l'obligation d'une morale - asservit la pensée... et pour finir tue le "sujet". La fusion en une seule logique des exigences de la science et de la morale, enferme le sujet dans une conviction proprement paranoïaque et ferme sa pensée au débat, à la critique et au doute raisonné. Mais aussi à l'expérience concrète : l'ouverture au monde et à l'expérience est l'autre contrepoison aux logiques d'idées. Bion dit cela quelque part : que l'omniscience confond la discrimination du vrai et du faux avec l’opposition morale bon - mauvais. Lui aussi oppose l'omnipotence de la pensée à l'apprentissage 59 . La croyance absolue au système est mortifère, Mallarmé l'a vécu. C'est qu'il est paradoxal de prétendre se tenir au niveau d'un discours tout puissant pour y proférer l'absolue déréliction du sujet individuel, être ainsi à la fois l’infini et le zéro. Ainsi Althusser oscille-t-il entre position dépressive et position paranoïaque avant de mourir pour la pensée.

Notes
56.

«J’avais vu Hegel assis avec sa triste mine de poule couveuse sur les oeufs funestes et j’avais entendu son gloussement”, Heine. «De l’Allemagne”.

57.

L’épistémologie de Freud n’est au fond pas si éloignée de celle de Karl Popper, future bête noire de nos épistémologues du concept. Popper fait naître la fécondité de la pensée de contradictions dynamiques, aussi bien dans la création scientifique, que dans la vie politique. Sur le principe Freud aurait acquiescé. On connait les critiques, «kraussiennes”, adressées par K. Popper à la psychanalyse. Mais il nous plaît de penser que Sir Karl aurait volontiers admis une psychanalyse acceptant la confrontation avec les sciences proches, la collaboration avec les autres praticiens, et n'abusant pas de la disqualification de l'autre, en posant systématiquement que toute critique confirme encore qu'elle a raison. Il ne refusait la psychanalyse que quand il la voyait se transformer en un système irréfutable.

58.

Proprement une idéologie selon H. Arendt, ie la logique d'une idée. Selon elle, dans l’idéologie la pensée suit sa propre logique et n’est plus liée à l’événement, à l’histoire. Hannah Arendt oppose à l’idéologie la narration qui se soumet à l’événement et nous prépare à l’intelligence des évènements à venir.

59.

Bion distingue la possession d'une connaissance comme résultat de la modification de la douleur dans le lien C et la possession d'une connaissance employée pour éviter l'expérience (douloureuse).