A l'occasion du "Symposium International sur l'inconscient" qui devait se tenir en 1979 à Tbilissi en Géorgie, Léon Chertok, l'un des organisateurs demanda un texte à Althusser qui lui expédia ‘"La Découverte du Docteur Freud’", un écrit rédigé au printemps 1976. Il en fit parvenir aussi quelques copies à des proches (M. Pécheux, E. Roudinesco, Deligny, Nassif). Les réactions de ces amis furent tellement vives et intimidantes (leitmotiv : qui sers-tu objectivement ? ) qu'Althusser écrivit un deuxième texte sur Marx et Freud, tout à fait dans la ligne de ses écrits antérieurs, qu'il envoya à Chertok pour remplacer le premier.
Mais en 1984, Léon Chertok décide de publier le texte original, sans demander l'autorisation d'Althusser, d'abord dans la ‘"Revue de médecine psychosomatique’" (n° 2, 1983), puis dans ‘"Dialogues franco-soviétiques’" chez Privat. Pour le monde intellectuel, c’est la surprise. Roland Jaccard, dans Le Monde du 27/04/1984, signale l'article comme "passionnant". Scandale, agitation, lettres au Monde, à l'éditeur...
Ce texte est en effet véritablement empoignant parce qu'il fait entendre une vérité refusée, sinon refoulée, mais censurée par son auteur même. Doublement révélateur, de la pensée personnelle d’Althusser, de la force de la censure qu’il a supportée. Une vérité se révèle, qui nous dit le contraire de ce qu'il avait répété sur la scientificité de la psychanalyse. Althusser nous dit que ‘«’ ‘Freud n'est pas parvenu, malgré tous ses efforts, à élaborer une théorie de l'inconscient. Il faut entendre cette thèse dans son sens le plus fort : Freud n'est pas parvenu, malgré tous ses efforts, à élaborer une théorie scientifique, au sens des sciences que nous connaissons, de l'inconscient" ’(1993, p.197) Althusser se fait même accusateur : le refus de reconnaître cette impossibilité, le refus d'entendre ce que Freud a vraiment dit, avec même quelque mauvaise foi de la part de ‘«’ ‘certains personnages’” (sic), a des conséquences graves pour tous ceux qui pratiquent la psychanalyse : ‘"cette ignorance de Freud, travestie en fausse théorie freudienne de l'inconscient, provoque nécessairement des effets en chaîne, non seulement chez les analystes et leurs analysés, mais chez tous ceux qui, avec raison, s'intéressent à Freud et à l'analyse’" (p. 201 ). Ces " personnages" de mauvaise foi, Althusser ne va pas tarder à les désigner. Après une allusion à l'Ego psychology américaine (‘"elle fait retomber la pensée de Freud dans la psychologie c'est-à-dire dans une branche de la morale’"), caution obligée, alibi expédié en moins d'une demi-page, Althusser consacre cinq pleines pages à une critique, tantôt sévère, tantôt ironique, de la théorie de Lacan. ‘"Lacan a tenté de faire ce que Freud n'avait pu faire, il ’ ‘a tenté de constituer une théorie scientifique de l'inconscient’ " (p. 202). S'appuyant sur Saussure et Jacobson, Lacan a dit que l'inconscient est structuré comme un langage, or ‘"Freud qui s'y connaissait en matière d'inconscient n'avait jamais écrit cela’". Lacan a distingué le réel, le symbolique et l'imaginaire, mais ‘"Freud qui s'y connaissait assez en matière d'inconscient, n'avait jamais recouru à une telle théorie’". Le nom du père ? ‘«’ ‘ Freud n'avait jamais parlé de nom du père ’» etc.
Ainsi, nous dit Althusser, Lacan n'a pas produit une théorie scientifique de l'inconscient, il a donné "au monde étonné", une philosophie de la psychanalyse. Il vaut la peine de citer intégralement la dizaine de lignes dans lesquelles Althusser situe la position de Lacan et l'ambiguïté dont il tire sa force. Lacan, dit Althusser, a joué sur deux tableaux : "Aux philosophes, il apportait la caution du Maître "qui est supposé savoir", la vraie pensée de Freud. Aux psychanalystes, il apportait la caution du Maître qui est "supposé savoir" ce que penser (philosophiquement) veut dire. Il a dupé tout le monde, et vraisemblablement, malgré son extrême rouerie, il s'est dupé lui-même. Je n'en donnerai qu'une seule preuve. Dans son fameux séminaire sur la lettre volée, après une minutieuse et savoureuse analyse du texte de Poe, Lacan conclut ‘"comme quoi une lettre arrive toujours à destination’"‘. C'est un mot surchargé de sens et d'écho dans une philosophie du signifiant, de la lettre et de l'inconscient comme signifiant. A cette déclaration qui est soutenue par toute une philosophie non du destinataire mais du destin, et donc de la finalité la plus classique, j'opposerai simplement la thèse matérialiste : il arrive qu'une lettre n'arrive pas à destination’" (p. 203-204).
Althusser tape juste. Lacan est le philosophe du destin, de la fatalité, des lettres qui arrivent toujours. Son œuvre sous une apparence baroque, n'est en fait qu’un formalisme logique, tout à l'opposé de la pensée de Freud. Il suffisait à Lacan de lire chez Freud ce qui y est inscrit "en toutes lettres", lice qui prouve bien que ‘«’ ‘ces lettres ne sont pas arrivées à tous leurs destinataires, et qu'en particulier Lacan, qui prétend s'y connaître en matière de lettre et de destinataire, n'a pas reçu la sienne, perdue en cours de route, bien qu'il l'ait sous les yeux” ’(p.217)
Au point où il en est arrivé, Althusser ne met plus en avant la théorie et les concepts comme critère de scientificité. On est loin du : ‘"Freud a dit et redit’" (dans "Freud et Lacan") que seule une théorie pouvait constituer la psychanalyse comme science. Althusser a changé sur les critères de ce qui fait science, et progressé dans sa connaissance du Freud réel. Il parle de ce Freud-là : ‘"Jamais il ne considère les "hypothèses" théoriques qu'il propose comme définitives’". Et plus loin, ‘«’ ‘Paradoxalement, la preuve la plus profonde de l'esprit véritablement scientifique de Freud, sa critique, son anti-dogmatisme, se révèle dans sa méfiance instinctive à qualifier de scientifiques au sens fort les formulations provisoires auxquelles il atteint’”(p. 206).
De même qu'on ne s'installe pas dans la science, comme dans la théorie, par un coup de force, mais par un cheminement, de même les concepts freudiens sont des objets de statut douteux : la pulsion, ‘«’ ‘ce concept limite entre le somatique et le psychique est impossible à penser scientifiquement’”, et le fantasme, ‘«’ ‘n'est pas un concept scientifique puisque c'est une métaphore’”. Mais que reste-t-il alors de ces coupures qui devaient déterminer l'entrée dans le champ scientifique ? Et que reste-t-il qui puisse justifier la coupure entre psychanalyse et psychologie, l'une promue comme science, l'autre renvoyée dans l'idéologie ?
‘"Dieu merci, entre cette formation théorique et la science, il y a du moins un peu de fantasme, l’illusion d'avoir atteint la science, et comme le fantasme est contradictoire, un peu du vrai désir de l'atteindre enfin’" (p.219). Ainsi la fantaisie, le pouvoir de rêver, un imaginaire qui ne serait pas engluement mortifère, une idéologie qui ne serait pas simple logique idéique, mais utopie rêveuse, des lieux intermédiaires, métissés, impurs, des tourbes originaires, recouvreraient-ils aux yeux d'Althusser, leur efficacité de puissance créatrice ?
Mais Althusser a retiré son article, il est rentré dans le rang encore une fois.
Une dernière fois pourtant l'homme Althusser s'exprimera avant de s’éteindre pour la pensée. Nous sommes le 16 mars 1980 et l'Ecole Freudienne de Paris se réunit à l’hôtel PLM St. Jacques. C’est Jacques-Alain Miller qui raconte. Son témoignage est rapporté dans les ‘«’ ‘Ecrits sur la psychanalyse’”, p. 248. " La salle du PLM, plate, sans estrade, deux rangées de chaises. Lacan à la table qui sert de tribune. Je suis assis dans la rangée de gauche, au premier rang; il y a une place vide à ma gauche. Je sens comme un courant d'air, quelqu'un vient de se précipiter à mes cotés; je me tourne, c'est Althusser. Je ne l'ai pas vu depuis des années. On se parle. Il est dans un état d'agitation que je ne lui ai jamais connu. Je lui propose d'aller avec moi au fond de la salle, écoute ses propos, tente de l'apaiser. Il se lève, il prend la parole". Que dit Althusser ?
Ce qu’il a dit, il l'a écrit le lendemain dans un texte encore trop plein d'émotion, qu'il espérait voir publier dans ‘"Delenda’" le bulletin temporaire de l'école freudienne : ‘«’ ‘ Jacques-Alain Miller m'a demandé hier soir si je voulais bien écrire quelques mots pour le bulletin provisoire. Bien sûr. Tout comme, bien que non convoqué, je me suis introduit hier soir vers 18 h 20 dans la grande salle du PLM où Lacan, debout, tête baissée sur un texte qui n'existait peut-être pas sous ses yeux, parlait à mi-voix triste et lasse devant 500 personnes apparemment fascinées, tout comme hier soir. Questionné par une jeune femme qui "filtrait l'entrée" et m'ayant laissé passer sans rien dire, j'ai répondu à la question : êtes-vous convoqué ? par "oui, par le Saint-Esprit, et non pas Dieu le Père mais c'est encore mieux’"(p.253).
Et il décrit Lacan, un Lacan lassé, abattu, déprimé, ‘"malheureux et pitoyable arlequin’", lui renvoyant en miroir une image de son propre effondrement : ‘"Rien de nouveau à "pointer" dans son laïus monocorde, prononcé bien plus à son propre usage - aurait-il encore besoin de se faire une religion ’?". Et en face ceux de la tribune ou de la salle, qui ne disent rien, ou font part de leurs états d' âme avec des jeux de mots infantiles ‘"faut dissoudre la colle de l'école’".
Et Althusser trouvant cela trop insupportable monte à la tribune et prend la parole. Pour dire les graves enjeux de cette réunion non pensée, non préparée, sans même d'ordre du jour. ‘"L'enjeu de la pensée de Lacan (...) l'enjeu des analystes que vous êtes et enfin, l'enjeu des enjeux, la prunelle et l'enfer des enjeux, l'existence de centaines de milliers d'analysants, peut-être de millions d'analysants qui sont en analyse avec des analystes se réclamant de la pensée ou de la personne de Lacan, et çà c'est la responsabilité des responsabilités, ou l'irresponsabilité des irresponsabilités, car à la limite, pas besoin de citer des cas que tout le monde a en tête, c'est question de mort, en l'espèce de survie, de renaissance, de transformation, de suicide". Et le silence, personne ne réagit’ 60 .
Le lendemain il intervient à nouveau : ‘"... pour tout résumer qu'est-ce que vous voulez ? Vous voulez dire que vous voulez ce que Lacan veut ? Savez-vous ce qu'il veut? Savez-vous s'il sait ce qu'il veut ? Après tout il a 80 ans, le droit au repos, fraises, veste camaïeu, silence, de ne rien vouloir et vous emmerder et mystifier par-dessus le marché - si vous faire marcher, ça le reposait cet homme? Mais vous, qu'est-ce que vous voulez pour votre compte’?"(p.255). Silence "opaque". Alors Althusser les laisse à leur léthargie: ‘"...en vérité vous n'êtes même pas comme des enfants, vous êtes comme de la pâte à papier sur laquelle Lacan écrit ce qu'il veut. C'est vrai, de la pâte à papier, colle ou pas, ça se tait, organiquement. Salut’". Mais Louis est-ce que c’était juste de la pâte à papier sur laquelle quelqu’un d’autre avait écrit ?
La Théorie c’est toujours quelque peu paranoïaque. C’est hostile aux bricolages psychologiques, et à toute psychologie qui s'accepte comme problématique. Ca ne peut supporter tant d'insuffisance. Un temps Theoria croira reconnaître comme science une théorie jumelle née, elle aussi, d'une paranoïa. Un temps plus tard, se voyant renvoyer par l’autre, en miroir, sa folie théorique, sans plus de défense face à la détresse et à la douleur mélancolique, le prophète est aspiré par Thanatos. En novembre 1980, retour d'hospitalisation, Louis Althusser étrangle Hélène. 61
Silencieux devant Lacan les scoliastes, mais pas sans réaction après l’intervention d’Althusser . Dans le journal «Le Matin” du 17/03/1980, Catherine Clément rapporte comment il s’est fait «ramasser” par Anne-Lise Stern : «on peut se demander sur quel divan vous êtes pour parler comme vous le faites!”. Toujours ce même procés pour disqualifier la parole de l’autre: Qui servez-vous? Mais elle-même ?
Sur Althusser, outre la biographie inachevée de Y.Moulier-Boutang, on lira avec intérêt, C. Rosset «En ce temps-là: notes sur L. Althusser”(1992), J. Bouveresse «Le philosophe et le réel”(1998), chap 3, J.F. Revel «Le voleur dans la maison vide"(1997), le chap.3 du livre 6ème.