Introduction

Il nous semble que s'il n’y avait qu’un seul point, une seule perspective pour éclairer les positions théorique et politique de Lacan, ce serait l’angle de son combat toujours relancé contre le Moi, et contre les psychologues du Moi. Aussi bien dans son origine profonde qui vient de sa formation première, de son héritage familial et de son éducation, qu'au niveau des affichages politiques, des positionnements de circonstance qui permettent de se faire des alliés et surtout de s'attribuer un pouvoir en se taillant son territoire. Dans le choix de ce champ de bataille, celui de la psychologie du moi, il y a des raisons profondes, authentiques, et puis une décision de pure tactique opportuniste. Il arriva un moment de sa vie où Lacan dut choisir. Au pied du mur il hésitera, semblant suivre plutôt que décider. Il aurait pu choisir une autre option, il le dira à la fin de sa vie, pourtant ce choix apparemment forcé, porté par l’événement, avait aussi des raisons lointaines ; et sans doute est-ce cette rencontre entre le Lacan profond et un Lacan opportuniste et politique qui explique la force et la réussite de son entreprise.

Le choix presque subi, dans le suivisme, et l'inconscience des conséquences, c'est la rupture avec l'Association psychanalytique internationale 63 . De cette rupture Lacan s’emparera après-coup comme d’un drapeau. Il rationalisera son différend avec l'A.P.I.. en en faisant un combat contre l’américanisation de la psychanalyse, son abâtardissement conséquent, et choisira l'Ego psychology, ou psychologie du moi, comme cible symbolique et honnie de cette dérive mortelle. C’est que, rappellons-le, en France après la guerre et jusqu'en 68 (et l’actualité nous montre que c’est encore vrai aujourdhui), l'anti-américanisme est un thème médiatiquement porteur. En retard d'un combat, mimant les luttes de la résistance dans un combat à présent imaginaire, que l’on vienne de la droite maurrassienne ou de la gauche stalinienne, on s’oppose au nouvel ‘«’ ‘occupant”, ’ ‘«’ ‘colonisateur” et ’ ‘«’ ‘fasciste’”. Il suffit que l'Ego psychology soit américaine. Qui ira regarder que ses pères sont des plus européens, parfois viennois, et même des proches de Freud.

Au fond de lui-même Lacan est profondément traditionaliste. C'est le fait de beaucoup de psychanalystes. Freud lui-même était conservateur. Cependant même Freud, si conservateur, et souvent si pessimiste, reste un homme des Lumières. Lacan, lui, a été élevé dans une pensée d'Ancien Régime, une pensée réactionnaire. Il est au fond un pré-kantien, comme s’il n’avait pas hérité, comme Freud, du combat entre Lumières et romantisme. Et s'il est partagé, c'est plutôt parce qu’il est traversé encore par le conflit entre augustinisme et contre-réforme. Rappelons que ce grand lecteur de Léon Bloy (imprécateur fustigeant les Lumières), fut proche de l'Action Française. Intellectuellement, mais peut-être pas seulement. Elisabeth Roudinesco rapporte qu’il aurait rencontré Maurras à plusieurs reprises et participé à des réunions de l'Action Française. On a en tout cas la preuve que J. Lacan avait demandé en 1924 à l'épouse de Léon Daudet de l'introduire auprès de Charles Maurras (cf. la lettre de "Pampille" -Marthe Daudet- publiée dans les annexes de ‘"Cher maître, lettres à Charles Maurras’" (1995 ), édition établie par Pierre-Jean Deschodt chez Christian de Bartillat,).

Jeune collégien à Stanislas, Jacques Lacan y subit deux influences. D’abord celle de son professeur Jean Baruzzi, ‘"avec lequel, par la suite, il allait nouer des liens d'amitié’", nous dit E. Roudinesco. Or ce Jean Barruzzi n’avait pas seulement travaillé, comme elle nous l’indique, sur Jean de la Croix. A cette époque Jean Barruzzi était surtout célèbre pour ses travaux sur Leibniz. Son ‘"Leibniz et l'organisation religieuse de la terre’" avait été publié en 1907 chez Alcan. Il nous semble qu’il y a du Leibniz chez Lacan. 64 On le peut percevoir dans son logicisme mais aussi, bien que moins évidemment, dans son goût affiché pour le baroque 65 . On pourrait expliquer ainsi, outre son gongorisme stylistique et sa dilection pour la Rome baroque 66 , l’origine cachée de son balancement entre le mathème et l'image, entre un choix affiché pour le code et un goût privé pour l'icône (en un sens iconoclaste par sa critique de l’imaginaire, il est pourtant aussi un iconophile baroque). A côté de cette influence leibnizienne qui aurait pu le disposer à l’œcuménisme 67 , Jacques Lacan dans ces années de formation, est attiré par une pensée beaucoup plus intransigeante. A l'époque de Stanislas il fréquente aussi Cécile Gazier qui l'introduisit sans doute aux travaux que son père consacrait à l'histoire du jansénisme. Il est très probable que c'est dans ces traditions, l'une et l'autre profondément chrétiennes, que l'on peut trouver l'origine profonde de la méfiance de Lacan à l'égard du moi. Viendra en aval de la source profonde, la cause occasionnelle, l'opportunité saisie de faire passer le combat contre l'Ego-psychology, pour un combat contre la civilisation américaine, entre l'ancien et le nouveau monde.

Nous reviendrons plus loin sur ce qu'il y a d'injuste à prendre la psychologie du moi comme paradigmatique de la psychanalyse américaine. Et d’ailleurs, quinze ans après les dénonciations lacaniennes, la psychologie américaine qui vint nous envahir, ne venait certes pas des cercles psychanalytiques de la côte Est. 68 Sans doute il y a une vision du monde américaine qui gauchit ce qu'elle reçoit de l’Europe, la psychanalyse comme le reste, et qui vient d'abord sans doute d’une inspiration religieuse différente. Il est bien vrai aussi que l’Américain, modelé par les mythes de la frontière et de la conquête, peut être porté à interpréter la cure psychanalytique sur le modèle de Rio Bravo plutôt que de Mort à Venise. Mais nous contestons qu'il y ait cela dans l'Ego-psychology et nous espérons le démontrer dans le chapitre suivant.

En tout cas, dans les années 20 à 30, passé à la médecine, Jacques Lacan présente toutes les caractéristiques d’un futur mandarin, plutôt anti-boche qu'anti-américain. Il étudie la clinique des maladies mentales à Sainte-Anne, passe à l'infirmerie spéciale de la Préfecture de Police (celle-là même où, nous a-t-on dit, les psychologues risqueraient de s'égarer...). Il peaufine sa thèse. A cette époque, nous le verrons, il est assez éloigné de la psychanalyse, et plus influencé par la phénoménologie et par la psychologie concrète de Politzer. Comment alors ce jeune médecin, arrogant et flagorneur, chauvin et conservateur, a-t-il pu être propulsé un jour au rang de chef d'école d'une pensée révolutionnaire ?

Ce positionnement ne date pas des controverses au sein de la S.P.P. et entre la S.P.P. et l'I.P.A.. Elisabeth Roudinesco le montre bien, c'est presque par hasard que Lacan s’est trouvé propulsé sur la scène politique de l'extrême gauche intellectuelle. Jusqu'en 1932, Lacan n'avait publié que dans des revues de neuropsychiatrie (‘«’ ‘ la Revue neurologique, l'Encéphale, les Annales médico-psychologiques ’ » - voir Roudinesco 1993). L’année 1932 il publie sa thèse chez Le François : ‘"De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité’". Et voilà que survient la divine surprise de l'année 1933. Je cite E. Roudinesco (1993) :‘”quatre personnalités du milieu littéraire contribuèrent en cette année 33, à faire de Lacan le maître à penser d'un futur mouvement psychanalytique français. A travers quatre articles de Paul Nizan dans ’ ‘1"'Humanité’ ‘", de René Crevel dans ’ ‘"Le surréalisme au service de la Révolution’ ‘", de Salvador Dali dans le ’ ‘"Minotaure’ ‘", et de J. Bernier dans"’ ‘ La Critique Sociale’ ‘", Lacan se voit consacré par une avant-garde marquée de surréalisme et de communisme ’» 69 .

‘«’ ‘Lacan accepta le miroir que lui tendait l'avant-garde’” 70 . Le « bourgeois » accepta les habits du « gauchiste » littéraire, provoquant les bien-pensants, en donnant un article sur les soeurs Papin :‘"Motifs du crime paranoïaque : le crime des soeurs Papin’.( Le Minotaure, 3/4, 1933, p. 25-28). Mais quand même pas de critique sociale là-dedans, une folie sacrée : Christine et Léa Papin en Bacchantes. 71

C'est ce jeune neuropsychiatre plutôt gâté par la vie, qui rencontre un jour de Juin 1932 ( l’année de sa thèse de neuro-psychiatrie), au 127 de l’avenue de Versailles, son analyste R Loewenstein, juif berlinois réfugié un temps à Paris 72 avant de partir pour les U.S.A. où avec Heinz Hartmann et Ernst Kris il fondera ce qui s’appellera l"'Ego-psychology". ‘"Un abîme séparait les deux hommes’" souligne E. Roudinesco qui l'explique ainsi (p. 106) : ‘«’ ‘Si Lacan concevait la liberté sous l'aspect d'un long déploiement du désir, Loewenstein la regardait de manière opposée. A ses yeux sa conquête n'était rien d'autre que l'acquisition d'un droit, qu'une nécessaire victoire emportée sur l'intolérance’”. On sait que pour Loew., Lacan était inanalysable. Il sera pourtant titularisé en décembre 38, par la vertu d’un troc proposé par Pichon. Un échange entre sa titularisation et celle de Heinz Hartmann, réfugié lui aussi à Paris. Voilà comment furent échangés Hartmann et Lacan, admis tous deux dans le cercle analytique français ; Lacan non du fait d'un travail sur soi (Wo Es war, sol Ich werden), mais d'un troc, un " moi" prêté pour un autre. Un marché de dupes a dû penser Lacan, le moi troqué n’était qu’un mirage. 73

Retournons quelques années en arrière pour suivre l’itinéraire théorique de Jacques Lacan.

Notes
63.

C’est Lagache, et non Lacan, qui fut à l'origine de la motion de rupture débouchant sur la création de la société française de psychanalyse en 1953

64.

Nous avons développé cette idée dans un article " L'enveloppe ou le réseau. Architectures psychiques" publié dans le Journal de nervure en 1998, n° 3,4, et 5.

65.

Le lien a souvent été fait entre Leibniz et le baroque, notamment, et de manière magistrale par P. Charpentrat s'appuyant sur les travaux de S. Giedon sur les mathématiques baroques, dans "Baroque" Fribourg 1964, et plus récemment dans Deleuze "Le Pli. Leibniz et le Baroque" Paris 1988.

66.

Voir E. Roudinesco (1993) : « La cinquantaine passée, le maître se prépare au voyage. Il n’aime pas les mêmes antiquités que Freud. La Rome de Lacan ressemble plutôt aux plafonds de la galerie Farnèse, aux archanges d’Andréa Pozzo, ou aux façades de Francesco Borromini.”

67.

Leibniz dialogua avec Bossuet.

68.

Mais des groupes de la côte Ouest et curieusement cette pensée californienne s'est étonnamment fondue avec les courants lacaniens et l’antipsychiatrie, dans la pensée 68

69.

«Lacan”, p. 89.

70.

Elisabeth Roudinesco, même page.

71.

On connait la fortune littéraire de ce fait divers. Il fait maintenant partie de nos mythologies : «Les Bonnes” de Genêt en avril 1947 à l’Athénée, «Les Abysses” de Papatakis en 1963, et plus récemment les films de C. Chabrol «La cérémonie” et de J.P. Denis «Les blessures assassines”.

72.

Loewenstein s’est installé à Paris à la demande de Laforgue. Cf. la lettre du 7/11/1295 de Laforgue à Freud: «Loewenstein, de Berlin, va pouvoir venir ici, il doit son autorisation d'entrée à l'entremise de la princesse ». Citée par Celia Bertin (1982), d'après André Bourguignon (Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°15 printemps 1977, p.259-260). Naturalisé en 1930, il sera mobilisé comme médecin militaire

73.

Dans son ouvrage sur Lacan, qui fut son analyste, S. Schneiderman (1986)risque une hypothèse : Lacan se serait senti abandonné, et trahi par Lowenstein. « Il fut un temps où je pensais que la clef de la carrière psychanalytique de Lacan résidait dans ses rapports avec son propre analyste, Rudolf Lowenstein. Peut-être l'analyse de Lacan ne s'était-elle pas terminée convenablement et avait-il le sentiment d'avoir été abandonné lorsque Lowenstein émigra aux États-Unis. Cela expliquerait pourquoi Lacan se préoccupa à ce point de la question de la fin de l'analyse, du passage entre la place de l'analysant et celle de l'analyste. Si l'on ajoute à cela que Lowenstein participa avec Heinz Hartmann au développement de la théorie de la psychologie du moi, on pourrait aussi expliquer pourquoi Lacan a ressenti cette théorie comme une trahison de la psychanalyse » (p. 189).