Lacan neuro-psychiatre. Les idées de Jacques-Marie Lacan au moment de sa thèse.

Le titre de la thèse de médecine de Jacques Marie Lacan indique très clairement son objet. Il annonce qu’on va y étudier les rapports de la psychose paranoïaque avec la personnalité. Très classiquement cette thèse se découpe en trois parties. Dans la première partie il passe en revue, en 150 pages environ, les positions classiques sur la paranoïa, sur la personnalité, et enfin sur le rapport entre personnalité et paranoïa. Il s’agit d’un examen ‘«’ ‘ théorique et dogmatique ’» où les positions classiques sont présentées, critiquées, et où Jacques Lacan présente déjà ses propres définitions. Cette première partie se termine sur un certain nombre de questions.

La deuxième partie, la plus longue, environ 190 pages, est consacrée à l'exposé du cas ‘«’ ‘ Aimée ’». C'est en s’appuyant sur cette étude que Jacques Lacan veut répondre aux questions posées dans la partie précédente. Ces réponses apportées méthodiquement constituent déjà un énoncé de ses propres conclusions sur les rapports de la paranoïa avec la personnalité.

Le troisième partie d'une cinquantaine de pages, dont le titre annonce les conclusions de la thèse, constitue plutôt un résumé serré de l'ensemble, les conclusions ayant déjà été tirées dans la partie précédente.

Voyons de plus près. La première partie sert donc à poser le problème. Jacques Lacan commence par rappeler la différenciation admise dans les états d'aliénation mentale entre deux grands groupes morbides : celui des démences fondé sur un déficit capacitaire, lui-même sans doute lié à une lésion organique, et celui des psychoses où le trouble ne peut être rattaché à aucun déficit mais peut être décrit comme un trouble de la ‘«’ ‘ synthèse psychique ’», c'est-à-dire de la ‘«’ ‘ personnalité ’» ( ‘«’ ‘ cette synthèse nous l'appelons personnalité ’», p. 14). En sorte que sans une conception claire de la personnalité, la psychose restera pour nous une énigme.

Pour comprendre la personnalité, on doit d'abord et essentiellement prendre en compte la ‘«’ ‘ cohérence ’» qui lui est essentielle, et pour cela faire appel à la méthode propre à l'analyse des phénomènes de personnalité qu'est la ‘«’ ‘ compréhension ’». Cohérence, totalité et compréhension sont liées. Il faut cependant prendre garde avec le recours à la méthode compréhensive de ne pas s’affranchir des conditions d'une explication causale scientifique. Jacques Lacan s'empresse d'affirmer que le déterminisme ‘«’ ‘ loin de s'y évanouir, y apparaît renforcé ’». Nous verrons qu'il s'agit ici non plus du déterminisme propre aux phénomènes physiques, mais d'un déterminisme psychologique.

Pourquoi avoir choisi de montrer les rapports entre psychose et personnalité, à partir de la psychose paranoïaque ? Parce qu’elle est exemplaire. Parce que c’est dans cette psychose que l'absence d'une étude correcte de la personnalité du malade a conduit à des ambiguïtés et à des contradictions, alors même que c'est dans cette catégorie de psychose tout particulièrement que le rapport de la psychose avec la personnalité peut être clairement mis en évidence.

Jacques Lacan nous rappelle l’histoire de la notion de paranoïa, née en Allemagne, et désignant d'abord, chez Griesinger par exemple, tous les délires sans distinction 74 .C’est avec Kraepelin, du moins dans l'édition de 1899 de son ‘«’ ‘ Manuel de psychiatrie ’», que le terme de paranoïa désignera spécifiquement les délires caractérisés par ‘«’ ‘  le développement insidieux (…) d'un système délirant et impossible à ébranler, et qui s'instaure avec une conservation complète de la clarté et de l'ordre dans la pensée, le vouloir et l'action ’» 75 . Proposition bien reçue des psychiatres français qui pouvaient mettre en correspondance la paranoïa de Kraepelin et les délires de persécution décrits par Lasègue beaucoup plus tôt (Sérieux et Capgras, Dupré et Logre en décriront des formes plus spécifiées). Ainsi, termine Jacques Lacan, après le déclin de la théorie de la dégénérescence de Magnan, ‘«’ ‘ plus rien ne s'opposait à ce qu'on se réfère aux psychoses paranoïaques comme au type même des délires d'origine psychologique ’»(p. 25).

Si nous pouvons greffer ici un élément du commentaire à venir, nous ferons remarquer que c'est de la cohérence propre au délire paranoïaque, qu’est inférée la pureté psychologique de cette psychose. Nous allons voir que c’est aussi sa cohérence qui va fonder la valeur objective de la personnalité. La notion de cohérence, dégagée compréhensivement, fait donc le lien entre paranoïa et personnalité. Mais s’agit-il bien de la même cohérence ?

Voyons à présent ce que nous dit Jacques Lacan de la notion de personnalité. L'opinion commune des psychiatres, nous dit-il, attribue la genèse de la paranoïa à un trouble de la personnalité. Mais qu’entend-on par là ? La notion est riche, emplie des apports tant de la spéculation, de l'observation scientifique, que de la ‘«’ ‘ sagesse des peuples ’», mais elle prête à beaucoup de confusions.

Selon l'expérience « commune », « naïve », la personnalité apparaît comme une « synthèse de notre expérience intérieure », « harmonisant nos tendances », mais aussi « intentionnalité », « elle oriente l'être vers un certain acte futur ». J. Lacan résume ainsi : ‘«’ ‘  Synthèse, intentionnalité, responsabilité, tels sont les trois attributs que reconnaît à la personnalité la croyance commune ’»(p.33).

C'est de cette expérience commune que sont dérivées les conceptions des métaphysiciens et des mystiques que Jacques Lacan n’aborde rapidement que pour évoquer les conséquences fâcheuses qu'elles ont eues sur les conceptions à ambition scientifique. Les conceptions scientifiques courent en effet deux risques : le premier de tomber dans la métaphysique en substantialisant la personnalité, l'autre de rejeter totalement, et l'expérience commune, et la personnalité, : ‘«’ ‘ telles se révèlent ces théories extrêmes de la psychologie scientifique où le sujet n'est plus rien que le lieu d'une succession de sensations, de désirs, et d'images ’» 76 . L'analyse introspective scientifique, disciplinée et non plus naïve, se révèle bien décevante, car elle ne nous livre qu'une succession d'états de conscience, voire une « succession de personnalités ». Adieu donc synthèse, intentionnalité, continuité. La personne est ainsi réduite par la ‘«’ ‘ critique psychologique ’» à un ‘«’ ‘ lien toujours prêt à se rompre ’»(p. 37). À ce point, la notion même de personnalité semble s'évanouir. C'est ici, que Jacques Lacan va nous exposer sa propre position, qui selon lui permet de sauver ‘«’ ‘objectivement’” la personnalité.

Pour sauver la notion de personnalité Jacques Lacan fait appel à un certain nombre de faits « objectifs ». Premier fait objectif : le développement de la personne qui a déjà été étudié depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, répond, affirme-t-il page 38, à une ‘«’ ‘ loi évolutive ’». Ce développement repose sur ‘«’ ‘ des structures réactionnelles typiques ’» qui se succèdent selon un ordre fixe commun à la ‘«’ ‘ normale des hommes ’» qui forme ‘«’ ‘ le fond régulier des évolutions typiques et des crises anatomiques ’» (p.38). Nous avions perdu la personnalité comme ‘«’ ‘ synthèse psychologique ’», la voici ressuscitée comme une « loi évolutive ». Mais même la synthèse va être sauvée car elle a une valeur objective : qu'est-ce qui confère une cohérence aux états successifs de la personnalité si ce n'est que leur relation est « compréhensible ». ‘«’ ‘  Les relations de compréhension, dont Jaspers fait un critère essentiel de l'analyse psychologique et psychopathologique, ont une valeur objective certaine ’» dit J. Lacan page 38, et un peu plus loin : ‘«’ ‘  les données objectives rendent donc à la personnalité une certaine unité celle d'un développement régulier et compréhensible ’» (p.39). 77

Nous avions perdu l'intentionnalité, et comment l’éviter quand l'on se veut déterministe ? (‘«’ ‘  dès qu'il s'agit de connaissances scientifiques le déterminisme est une condition a priori ’»). Ici aussi le recours à la valeur objective, admise, de la compréhension 78 permet de sauver l'intentionnalité. La compréhension valide l’intentionnalité : les phénomènes intentionnels se révèlent être plus immédiatement compréhensibles que les réactions élémentaires de la psychologie scientifique. On le voit ici, et on le reverra, compréhension, intentionnalité, totalité, se soutiennent mutuellement ; avec un sujet divisé, toute la thèse s'effondrerait.

Reste la responsabilité. Ne se dissout-elle pas, elle aussi, dans la solution déterministe ? Lacan commence par interroger l'expérience commune. Qu'entendons-nous communément quand nous disons qu'un individu à une ‘«’ ‘ personnalité ’» 79  ? Nous voulons signifier par là tout simplement son indépendance, sa capacité d’autonomie. Cette autonomie nous l'apercevons nous-mêmes dans nos capacités de ‘«’ ‘’ ‘résistances ’ ‘morales ’». Nous « résistons » à l'émotion qui nous saisit, à la réalité qui nous presse, aux normes et aux idéaux. Ces résistances, ‘«’ ‘ sources de conversions et de crises ’», sont la base de synthèses finalement plus solides. De ces actes qui ‘«’ ‘ nous appartiennent et nous suivent » nous sommes légitimement responsables’. 80

Au bout de son analyse Jacques Lacan peut ainsi prétendre avoir sauvé, en les amenant à un niveau « objectif » ces trois composants qui font la personnalité : la synthèse, l'intentionnalité, et la responsabilité. À y regarder de près on éprouve une sensation de flottement à laquelle n'est pas étrangère le style utilisé (déjà..). Voici intégralement citée (extraite de la page 42) la définition objective des phénomènes de la personnalité à laquelle il aboutit :

«  IV- Définition objective des phénomènes de la personnalité.
Toute manifestation humaine, pour que nous la rapportions à la personnalité, devra donc impliquer :
1 - Un développement biographique, que nous définissons objectivement par une évolution typique et les relations de compréhension qui s'y lisent. - Il se traduit pour le sujet par les modes affectifs sous lesquels il vit son histoire (Erlebniss) ;
2 - Une conception de soi-même que nous définissons objectivement par des attitudes vitales et le progrès dialectique qu’on y peut déceler. - Elle se traduit pour le sujet par les images plus ou moins « idéales » de lui-même qu'il amène à la conscience ;
3 - Une certaine tension des relations sociales que nous définissons objectivement par l'autonomie pragmatique de la conduite et les liens de participation éthique qui s'y reconnaissent. - Elle se traduit pour le sujet par la valeur représentative dont il se sent affecté vis-à-vis d'autrui ».’

Si nous osions une remarque, nous dirions ici que, malgré l’adjonction systématiquement répétée de l’adverbe ‘«’ ‘ objectivement ’», nous restons sur notre faim quant aux garanties ‘«’ ‘ objectives ’» données à cette définition de la personnalité. Comment et à partir de quels critères seraient définis objectivement ces ‘«’ ‘ attitudes vitales ’», cette ‘«’ ‘ évolution typique ’», ce ‘«’ ‘ progrès dialectique ’». La conjonction « et » liant autonomie pragmatique et liens de participation ouvre sur des abîmes. Et enfin la traduction affirmée entre biographie et Erlebnisses, attitudes vitales et images plus ou moins ( ?) idéales, nous laisse perplexe. Qu’est ce que ‘«’ ‘ vivre son histoire ’» sous des ‘«’ ‘ modes affectifs ’» qui ‘«’ ‘ traduisent ’» son ‘«’ ‘ développement biographique ’» ?

Reprenons le fil logique de la thèse. Jacques Lacan nous a dit précédemment que le rapport entre personnalité et paranoïa, n’a pu être établi d’une manière claire par ses prédécesseurs, faute d’une définition objective de la personnalité. Pensant avoir satisfait à cette exigence, Jacques Lacan, en vient donc à traiter la question de leurs rapports.

Il passe d’abord en revue –50 pages- les théories « psychogéniques », qui font de la paranoïa le « développement » d’une personnalité. Pour ces auteurs (de Kraftt-Ebbing à Kraepelin) les psychoses paranoïaques constituent le développement du « tout » de la personnalité et non de quelques tendances. L’école française met l’accent sur les facteurs « constitutionnels ». L’école allemande sur les facteurs « réactionnels ».

Il examine ensuite les conceptions non psychogéniques, celles qui n’expliquent pas la psychose paranoïaque par la personnalité du sujet, mais comme l’effet d’un processus organique (50 pages). On trouve dans cette partie une critique de l’ ‘»’ ‘ automatisme mental ’».

L’examen de ces théories justifie un certain nombre de questions, celles même que Jacques Lacan énumérait dans l’introduction de sa thèse, à la page 15 : ‘«’ ‘  Représente-t-elle (la paranoïa) le développement d'une personnalité, et dans ce cas traduit-elle une anomalie constitutionnelle, ou une déformation réactionnelle, comme on l'a dit. Ou bien la psychose est-elle une maladie autonome qui remanie la personnalité en brisant le cours de son développement ? Tel est le problème que pose l’exposé même des doctrines ’». Ces questions seront rappelées après l’étude du cas Aimée. 81 Autonomie ou développement, telle est la question. L’alternative posée ici par Jacques Lacan, ne peut être comprise sans être rapportée à la distinction faite par Jaspers entre « développement » et « processus ». Jaspers en effet distinguait deux catégories de troubles mentaux : les troubles du développement accessibles à la compréhension psychologique, et les troubles processuels qui, parce qu’ils interrompent la continuité de la vie psychique empêchent toute compréhension psychologique, mais peuvent par contre être « expliqués » (organiquement). (Nous reviendrons plus longuement sur ce que la psychopathologie compréhensive de Jacques Lacan, doit à Jaspers dans notre commentaire final).

Après avoir procédé à l’étude exhaustive de son cas de paranoïa, l’histoire d’Aimée, histoire cliniquement très riche mais que nous ne pouvons commenter ici, Jacques Lacan peut prétendre apporter une réponse à ces questions, et satisfaire ainsi à l’objectif de sa thèse: établir la nature des rapports entre personnalité et paranoïa. Il tranche en faveur d'une pathogénie rigoureusement « psychogénique ». Dit autrement : la paranoïa d’Aimée apparaît bien comme un trouble du « développement ». Les causes premières de la psychose paranoïaque d’Aimée reposent sur la structure de sa personnalité où prévalent les mécanismes d'auto-punition, structure fixée lors de son développement génétique à un stade particulier, le ‘«’ ‘stade du surmoi’”. S’appuyant sur cette ‘«’ ‘ analyse psychologique concrète ’» des symptômes d’Aimée, et sur l’étude exhaustive de sa personnalité (‘«’ ‘ histoire, progrès de la conscience, réactions au milieu social ’»), Jacques Lacan conclut que la psychose paranoïaque ne peut être expliquée sur la simple base de ‘«’ ‘ phénomènes élémentaires ’», ie comme un ‘«’ ‘ processus organo-psychique ’», pas plus d’ailleurs que sur la base d'une « constitution » dite paranoïaque (chez Aimée la paranoïa s’est développée sur une personnalité ‘«’ ‘ psychasténique ’» - Janet - comme chez une autre elle peut aussi survenir sur une personnalité ‘«’ ‘ sensitive ’» –Kretschmer), ni comme la simple « réaction » à un conflit vital.

L'analyse de ce cas de paranoïa d'auto-punition démontre que ce type de troubles résulte de la conjonction de trois facteurs dans un seul est vraiment spécifique. Nous citons Jacques Lacan page 347 : ‘«’ ‘ (Si)…dans ce type de psychose les ’ ‘processus organiques ’ ‘quoique non spécifiques jouent le rôle de ’ ‘cause occasionnelle’ ‘ 82 ’ ‘ (déterminante du déclenchement des symptômes), si des ’ ‘conflits vitaux non plus spécifiques en eux mêmes’ ‘, y jouent le rôle de cause ’ ‘efficiente ’ ‘(déterminante de la structure et de la permanence des symptômes), un troisième facteur pathogénique doit y être admis comme cause ’ ‘spécifique ’ ‘de la réaction par la psychose ’». Ce facteur spécifique sur lequel toute l'argumentation de Jacques Lacan met l'accent est envisagé par lui à partir de trois points de vue tous liés entre eux : ‘«’ ‘- comme une anomalie ’ ‘spécifique de la personnalité ’ ‘(...) définissable en faits concrets de l'histoire affective du sujet, de ses progrès intentionnels, de ses comportements sociaux (...) ; - comme une anomalie du ’ ‘développement typique ’ ‘de la personnalité, anomalie ’ ‘compréhensible ’ ‘en ce qu'elle porte nommément sur ses fonctions intentionnelles où seront intégrées les contraintes sanctionnées par le groupe social et qu'on peut désigner du terme de ’ ‘Sur-moi ’ ‘(...) ; - comme une anomalie ’ ‘globale ’ ‘des fonctions de la personnalité, anomalie ’ ‘d'évolution ’ ‘en ce qu'elle traduit une ’ ‘fixation affective ’ ‘précisément au stade infantile où se forme le ’ ‘Sur-moi ’ ‘par l'assimilation à la personnalité des contraintes parentales ou de leur substitut ’». Ce stade est désigné page 348 ‘«’ ‘ stade ’ ‘de narcissisme secondaire’», et page 349 comme ‘«’ ‘ stade génétique du ’ ‘Sur-moi ’».

Il n'est pas dans nos intentions, ni dans nos compétences, de discuter de la validité de la thèse proposée par Jacques Lacan. Nous avouerons bien volontiers d'ailleurs ne point en avoir pénétré toutes les subtilités. Nous avons délibérément évité d’entrer dans l’analyse du cas Aimée, partie la plus intéressante de la thèse pourtant, et cause de son succès. Car si cette thèse nous intéresse, c’est parce que nous espérons y saisir les positions d’alors de Jacques Lacan quant au moi, à la psychologie, à la psychanalyse et que nous voulons y relever ses jugements sur quelques auteurs voués plus tard aux gémonies, quand il lui faudra affirmer son originalité de chef d'école.

En lisant sa thèse on voit d’abord qu’il n’y récuse pas alors la psychologie générale, au nom de la psychanalyse, mais qu’il en attend une possibilité de synthèse. A la page 260 il reproche à Auguste Comte d’avoir exclu la psychologie du champ de la science. Dans une note de la page 40, il se félicite, de l’apport que le récent ouvrage épistémologique de Meyerson (‘«’ ‘ Cheminement de la pensée ’», paru en 1931 chez Alcan) fournira sûrement à la constitution d’une ‘«’ ‘ psychologie générale ’», et c’est en forme de compliment suprême que Ch. Blondel, qui a tellement mis en avant la ‘«’ ‘ psychogénie ’» des psychoses, est élu ‘«’ ‘ éminent psychologue ’» à la page 242 83 . Et ce n’est pas là de l’ironie. D’ailleurs le genre de la thèse ne prête guère aux stratégies de rupture. Lacan doit s'y faire reconnaître comme psychiatre -la psychanalyse y est renvoyée d'ailleurs à un rôle second - et il ne va pas rompre avec l'établissement. Mais ce n'est pas là non plus pure flagornerie ; il nous paraît sincère le Lacan de cette époque, bien dans la pensée de son temps, dominée par le vitalisme de Bergson et la phénoménologie. On y retrouve la valeur de la pensée naïve, la nécessité du retour aux choses mêmes. La science y est pensée alors dans la continuité du sens commun. L’épistémologue vedette de l’époque, auquel Lacan fait référence, Emile Meyerson, affirmait cette continuité. C’était avant que ne passe le train bachelardien et qu’ensuite Lacan ne s’empare de l’héritage de la ‘«’ ‘ coupure ’» et s’en serve pour en même temps diviser le sujet, et s’installer lui-même en position de surplomb. ( Certains commentateurs tardifs de la thèse, comme E. Roudinesco ou B. Ogilvie, prétendent y trouver un Lacan déjà en rupture, un Lacan d’avant Lacan, il s’agit pour nous d’une erreur rétrospective, nous y reviendrons ).

Mais arrêtons-nous d’abord un moment sur un personnage intéressant, cet Emile Meyerson dont Lacan fait son guide en matière d’épistémologie. Il cite deux ouvrages de lui en référence : ‘«’ ‘ Identité et vérité ’» de 1908, et ‘«’ ‘ Du cheminement de la pensée ’» de 1931. Pour E. Meyerson, en qui aussi bien Louis de Broglie que Jean Piaget voyaient un des penseurs majeurs de la science, injustement oublié de nos jours, la pensée spontanée et la pensée scientifique reposent sur les mêmes principes, comme la tendance à l'identification. Il n'y a pas de rupture entre l'une et l'autre comme l'affirmera plus tard Bachelard (E. Meyerson est mort en 1933, et ‘«’ ‘ Le nouvel esprit scientifique ’» de Bachelard est de 1934). Simplement lorsque l'on veut ressaisir ces principes on ne peut le faire avec objectivité qu'à posteriori, par l'examen précis du raisonnement mené, ce qui n’est possible que sur les produits de la connaissance scientifique. Le plus souvent le sens commun se trompe quand il essaye de ressaisir et d’analyser sa démarche. L’avantage de la science est de laisser des traces objectives de sa démarche, communications, articles soumis à l’assentiment des pairs. On peut donc analyser objectivement la production de la pensée en s’appuyant sur ces produits particuliers que sont les productions scientifiques, qui présentent l’avantage d’être conscientes et d’avoir recueilli un assentiment social. 84

Lacan s’appuie par exemple sur E. Meyerson et son principe d’identité - quelque chose se conserve sous ce qui change- pour défendre l'idée du recours à des concepts énergétiques, comme la libido, bien que lui-même se refuse à endosser la libido freudienne telle quelle. Mais Lacan est surtout meyersonnien à cette époque dans son recours fréquent aux données de la pensée commune ainsi que dans sa défense de la compréhension psychologique, à l’opposé donc de la pensée de la coupure qui deviendra la sienne quand il créera son école. La science à laquelle Lacan aspire dans ses débuts théoriques n’a rien du pur formalisme vers quoi il dérivera.

Mais l’influence de Meyerson s’intègre dans celle d’une mouvance plus générale. Ainsi toute la thèse est marquée d’une empreinte phénoménologique et vitaliste. On y entend en écho les psycho-pathologues en vogue à l’époque : Minkowski, Monakow et Mourgue, leurs idées de contact vital ou de tendance vitale (hormé), et en arrière plan les philosophes du moment, Bergson et les phénoménologues Husserl et Scheler. Freud y résonne beaucoup moins. A chaque récurrence, et elles sont nombreuses, de l’épithète ‘«’ ‘ vital ’», tous les lecteurs de son temps entendent directement un renvoi à Bergson ou Husserl et Max Scheler 85 et à leur critique du mécanisme. Le penseur du ‘«’ ‘ conflit vital ’», expression abondamment reprise par Jacques Lacan, est Minkowski, qui lui-même s’inspire ouvertement de Bergson et de Husserl. Lacan dit lui-même de ‘«’ ‘ Matière et mémoire ’», où Bergson critique la théorie des localisations cérébrales, qu’il s’agit d’un ouvrage capital  86 . La thèse sur la paranoïa n’est donc pas en rupture avec son époque.

Venons-en à l’analyse de ce lacanisme, bien dans l’esprit de son époque, entre bergsonisme et phénoménologie, qui fait confiance à l’intuition directe pour peu qu’elle soit animée de sympathie. Lacan lie de manière serrée plusieurs notions : compréhension, sens, simplicité, et totalité 87 . Ce lien est pour lui essentiel à la compréhension psychiatrique.  La psychiatrie qui est la médecine du psychique ‘«’ ‘ a pour objet les réactions totales de l'être humain, c'est-à-dire au premier plan les réactions de la personnalité ’»(p.260). Elle doit donc refuser tout atomisme psychologique. Ce préjugé trompeur en faveur de l'élémentaire nous vient tout droit, dit-il, de Galien, à qui il oppose Hippocrate, puis s'est ensuite affirmé dans l'Encyclopédie 88 et a été renforcé encore par la réaction comtiste qui a exclu la psychologie de la science. A celui qui voudrait objecter qu'il faut bien en revenir à de l'élémentaire pour essayer d’expliquer un objet aussi complexe que l'être humain, Lacan répond que ‘«’ ‘ la réaction psychologique a la valeur de toute réaction vitale’ ‘ 89 ’ ‘ : elle est simple par sa direction et par sa signification ’»(p.266). C’est pourquoi on peut la comprendre. ‘«’ ‘  Comprendre, nous entendons par là donner leur sens humain aux conduites que nous observons chez nos malades, aux phénomènes mentaux qu'ils nous présentent ’»(p.309). Par la compréhension nous accédons au sens de la conduite d’une personne, qu’aucune explication dans un recours à l’analyse élémentaire, ne peut espérer rejoindre. Jacques Lacan assume là l’opposition classique depuis Dilthey entre les sciences de l'esprit qui s'appuient sur la compréhension pour viser des phénomènes globaux, complexes, et les sciences naturelles qui recourent à l'explication par l’élémentaire, paradigme que Lacan a de toute évidence retrouvé dans la ‘«’ ‘ Psychopathologie Générale ’» de Jaspers 90 . De l’explication relèvent donc les troubles ‘«’ ‘ processuels ’» qui viennent perturber, casser la vie psychique, surgissement de l’élémentaire dans la totalité psychique, tandis que les troubles propres à l’esprit qui affectent la totalité dans son développement relèvent d’une compréhension proprement psychologique, l’ ‘»’ ‘ Einfülhung ’». Lacan ne dit pas autre chose dans sa thèse. L’organiciste qui croit montrer le néant de la psychologie en réduisant la psychose à des phénomènes élémentaires, comme les hallucinations ou l'automatisme mental, s’interdit de comprendre la psychose.

Certes, relève Lacan, la compréhension est une méthode d'analyse qui est en elle-même ‘«’ ‘ trop tentante  pour ne pas présenter de grave dangers d'illusions ’». Comment sauvegarder l’objectivité scientifique ? ‘«’ ‘Si la méthode fait usage de rapports significatifs que fonde l'assentiment de la communauté humaine, leur application à la détermination d'un fait donné peut être régi par des ’ ‘critères’ ‘ purement ’ ‘objectifs ’ ‘de nature à la garder de toute contamination par les illusions, elle-même repérées de la ’ ‘projection affective ’». (p. 309). Dans ce cas, ‘«’ ‘ nous ne craindrons pas de nous confier à certains supports de compréhension s'ils nous permettent de saisir un phénomène mental comme la psychose paranoïaque, qui se présente comme un tout positif et organisé, et non comme une succession de phénomènes mentaux élémentaires issus de troubles dissociatifs ’»(p.310). Ces critères objectifs seront remplis si nous appliquons notre compréhension uniquement à ‘«’ ‘ des signes très extériorisés, très typiques, très globaux ’», sur le modèle de ceux que l’on retient par exemple quand on étudie le comportement animal. Cependant outre la recherche de l'objectivité, satisfaite selon lui par le fait de s'appuyer sur des rapports significatifs, admis de tous, et sur des comportements typiques, une autre condition doit être satisfaite pour fonder une science comme la veut Jacques Lacan. Elle doit mettre au jour un déterminisme. Il ne peut s'agir évidemment du déterminisme matérialiste qui lie les phénomènes élémentaires. Une science de l'esprit doit recourir à un déterminisme spécifique : ‘«’ ‘ un déterminisme existe qui est spécifique de l'ordre défini dans les phénomènes par les relations de compréhension humaine ’»(p.314). Dit dans le langage d'aujourd'hui : Jacques Lacan nous propose un déterminisme par les ‘«’ ‘ raisons ’», en place du déterminisme par les causes qui régit les phénomènes physiques. On en revient donc à la compréhension. Qu’est-ce qui me garantit que la raison psychologique que j’invoque pour expliquer un comportement est la bonne ? C’est un postulat, dit Lacan, et il y a toujours des postulats indémontrés au fondement de toute science (p.314). Mais en outre ce postulat est posé par chacun, plus ou moins implicitement, dès lors qu'il fait de la psychologie. En somme Lacan nous dit que la validité de notre compréhension repose sur une psychologie ‘«’ ‘ naturelle ’». Ce qui confirme que nous ne sommes pas dans une pensée de la coupure, mais comme chez les phénoménologues dans un retour aux significations ‘«’ ‘ vitales ’» (aux choses mêmes).

Pourtant un commentateur ultérieur, B. Ogilvie (1987) prétend trouver dans la thèse de Lacan le signe d'une ‘«’ ‘ rupture consommée avec la phénoménologie ’», précisément dans ce passage cité plus haut où Lacan, après avoir réaffirmé son allégeance à la psychologie compréhensive, précise que cette compréhension doit s'appuyer sur des signes ‘«’ ‘ si objectifs que le schéma s'en puisse confondre avec cela même qu'on applique à l'étude du comportement animal ’»(p.311). Que veut dire Lacan par là : sûrement pas son adhésion à une position béhavioriste. Ce serait tomber de Charybde en Scylla. Ogilvie le reconnaît lui-même. Lacan veut avant tout protéger la psychologie, et la psychiatrie de tout réductionnisme, d’où ses recours à la phénoménologie. Comment faut-il lire alors cet appel à la psychologie animale. En réalité Lacan ne souhaite pas nous faire lire le comportement humain en disciple matérialiste de Pavlov, excluant tout appel au sens ( ce serait refuser la valeur de la compréhension). Selon nous, son modèle de compréhension du comportement animal est plutôt à chercher du coté de von Uexküll 91 , dans son analyse du sens vital de ces comportements. Si c’est le cas, alors la référence au comportement animal ne signifie pas, comme le prétend Ogilvie, une rupture, dès la thèse avec la phénoménologie. La rupture serait encore à venir. 92

De même il ne faut pas interpréter trop rapidement sa référence au social, comme le signe d’un engagement politique, disons socialiste (Nizan y verra l’influence ‘«’ ‘ certaine ’» du matérialisme dialectique). Lorsque par exemple à la page 337, Lacan après avoir souligné que la totalité à prendre en compte pour la compréhension du comportement humain englobe le contexte social (‘«’ ‘ la personnalité n'est pas ’ ‘«’ ‘ parallèle » au processus névraxique, ni même au seul ensemble des processus somatiques de l'individu : elle l’est à la totalité constituée par l'individu et par son milieu propre ’»), il précise dans une note : ‘«’ ‘ on voit que dans notre conception, ici conforme à Aristote, le ’ ‘milieu ’ ‘humain, au sens que lui donne Uexküll, serait par excellence le milieu ’ ‘social ’ ‘humain ’» Il ne faut donc pas voir là une prise de position marxiste, ni même sociologiste ou culturaliste, la référence est Uexküll et le social dont il s’agit ici est ramené au vital. Lacan d’ailleurs poursuit : ‘«’ ‘  il est inutile de souligner combien cette conception s'oppose aux doctrines, d'ailleurs ruinées, de l'anthropologie individualiste du XVIIIe siècle et particulièrement une conception comme celle du ’ ‘«’ ‘ Contrat social » de Rousseau dont le caractère profondément erroné relève du reste directement de la structure mentale paranoïaque propre à l'auteur ’» (note 21, p. 337). Loin du matérialisme dialectique cher à Nizan, ce qui se manifeste là pour nous de façon plus évidente c’est l’influence de la pensée du vicomte contre-révolutionnaire Louis de Bonald 93 . Le milieu humain qu’évoque Lacan ce n’est pas la Gesellschaft, mais la Gemeinschaft 94 , communauté sur le modèle de la famille, reposant sur les liens du sang et la participation affective. Le ‘«’ ‘ social ’» selon Lacan dans sa thèse, c’est le ‘«’ ‘ social-vital ’», un milieu organique comme est le milieu familial. Lacan d’ailleurs ne parle jamais de conflit social, mais de conflit ‘«’ ‘ vital ’»). On pourrait déjà voir là une des origines de son refus de penser plus tard l’autonomie de l’individu.

C’est pourquoi nous pensons pouvoir maintenir que lorsque dans sa thèse Lacan fait reposer la compréhension sur les bases d’une ‘«’ ‘ participation affective ’», on doit voir là d’abord la reprise des positions de la mouvance phénoménologique (Jaspers, Scheler, et en élargissant le cercle, Bergson, Dilthey, Goldstein) 95 . S’il fallait en outre prendre en compte les influences des penseurs du social, ce n’est pas du coté d’un matérialisme, atomistique ou révolutionnaire, qu’il faudrait en chercher l’origine, mais chez les penseurs de l’ordre naturel. 96 Cette influence de Bonald persistera durablement. Il inspirera encore sa théorie du langage (On sait que chez Bonald le Verbe préexiste à l’individu et qu’ainsi le sujet est déjà pris dans un Discours 97 ).

C’est seulement après la guerre que toutes les références revendiquées dans la thèse, toutes les notabilités intellectuelles de l’avant-guerre, à qui Jacques Lacan faisait révérence, les Bergson, Janet, Blondel, les phénoménologues, seront toutes systématiquement démolies. Les raisons sont multiples qui poussaient Lacan, comme beaucoup d’autres à faire table rase. Nous en relèverons une. Dans son précis d'histoire de la psychiatrie Y. Pélicier rappelle le poids très lourd de ‘«’ ‘ la génération de 1850 ’» - Bergson né en 1859, comme Janet et comme Husserl, Pavlov en 1849, Freud en 1856-. Bien qu'il ait placé sa pensée sous le signe d’un retour à Freud, on peut penser que Jacques Lacan pour s'imposer comme chef d’école, devait fatalement en venir à rompre avec cette génération, se retrouvant de fait aux côtés des surréalistes, et des penseurs marxistes, alors même que le fond de sa philosophie loin d’être ‘«’ ‘ moderne ’» est au contraire très traditionaliste.

En 1932 Jacques Lacan n'a pas encore la conception du moi qui sera la sienne ultérieurement. Il ne le pense pas en terme de coupure - et d’aliénation - mais en terme de synthèse. C’est pourquoi tout lecteur honnête de la thèse sur la paranoïa a du mal à y trouver cette conception du sujet divisé qu’E. Roudinesco prétendra plus tard y déceler (voir plus loin). L'accent mis dans la thèse sur la notion de personnalité, sa définition reposant sur sa cohérence, devraient nous l’interdire. Comme Moi et personnalité sont liés, la seule affirmation de la validité de la notion de personnalité conduit ipso facto à la reconnaissance de la réalité du moi, un moi donc non ‘«’ ‘ imaginaire ’». Pour Lacan ce qui sauve et permet d'appréhender et de comprendre la personnalité ce sont ses caractéristiques de totalité et de cohérence. La personnalité dans sa thèse a une réalité objective qu’il tient à défendre vigoureusement contre les attaques réductionnistes de la psychologie scientifique et introspective. Rappelons ainsi ce passage de la page 35 où il repousse la critique élevée par la psychologie scientifique. Perdant de vue la ‘«’ ‘ réalité expérimentale ’» que recouvre la notion de personnalité, la psychologie scientifique en vient à ‘«’ ‘ la rejeter totalement ’», à la vider de toute réalité pour n'en garder qu'une coquille vide, la réduire à un pur lieu virtuel, ‘«’ ‘ où le sujet n'est plus rien que le lieu d'une succession de sensations, de désirs et d'images ’».

On voit que la personnalité, le moi, le sujet, ne sont pas en 1932, dans la thèse de J. Lacan, ce qu’ils deviendront plus tard, des réalités illusoire, arbitraires, ou conventionnelles, des purs lieux virtuels 98 . Quant à l’idée d’une rupture essentielle -d’une schize-, dans le moi ou la personnalité, elle ne peut qu’être écartée ici, puisque toute sa démonstration repose sur la mise en correspondance de deux cohérences, deux synthèses : la cohérence de la paranoïa d'un côté, la cohérence de la personnalité de l'autre. 99

D'ailleurs, sur quoi fait-il reposer la thérapie de la paranoïa ? Non sur une psychanalyse du moi entendu comme dissolution d'une illusion aliénante ; une telle analyse est selon lui inapplicable dans le cas de la paranoïa ; mais plutôt sur une psychothérapie dirigée, normative même, et dont l'objectif affirmé est de renforcer le Moi. C’est qu’en effet la psychose paranoïaque s’origine dans un défaut de construction de la personnalité au moment de la formation du surmoi (au ‘«’ ‘ stade génétique du surmoi ’», p.345), c’est ce qui conduit Aimée de façon inconsciente -, mais objectivement compréhensible à l’observateur extérieur-, à chercher à satisfaire un besoin d'autopunition. A la différence des névroses soignées par Freud, dans la psychose paranoïaque, l'inconscient s’exprime quasi directement dans le délire. De ce fait un progrès curatif ne peut être attendu que de l'éveil de résistances du moi à cette invasion (rappelons que l'essence de la personnalité est fondée sur sa capacité à résister). Devant ce type de trouble une psychanalyse classique est, selon Lacan, de peu d'utilité. Il n'y a pas lieu ici d'analyser l'inconscient. La thérapie doit consister plutôt en une psychanalyse du moi. Page 280 : ‘«’ ‘ le problème thérapeutique des psychoses me semble rendre plus nécessaire une psychanalyse du moi ’». Une telle affirmation ne peut ravir que des lacaniens amateurs de lecture rapide. Si Lacan parle bien déjà de psychanalyse du moi, il ne s’agit pas ici de dissoudre le moi grâce à cette analyse, mais bien au contraire de l'étayer en renforçant ses résistances à l'inconscient (‘«’ ‘ le progrès curatif y est essentiellement lié à l’éveil de résistances chez le sujet ’», p.280). Demandons-nous si Jacques Lacan ne se place pas ici sur une position qui est celle même qu’il reprochera plus tard à l'Ego psychology. La « psychanalyse » du moi proposée ici par Lacan a pour objectif de le renforcer 100 .

Si nous mettons le mot psychanalyse entre guillemets, c’est, comme on le voit bien ici, que Lacan, dans sa thèse, prend quelque distance avec la psychanalyse classique, la psychanalyse freudienne telle qu’on la connaissait déjà bien à l’époque. Il faut l'oublier ici dit-il. Elle est adaptée aux névrotiques mais non aux paranoïaques pour lesquels elle doit être remplacées par une ‘«’ ‘ nouvelle psychothérapie dirigée ’» en clinique fermée. La méthode même de l'interprétation, cette méthode symbolique longue et complexe (allusion au long travail d’interprétation proposé dans la ‘«’ ‘ Traumdeutung ’»), n'est pas ici adaptée à ces cas, c'est pourquoi il lui préfère la compréhension. On voit qui il choisit alors entre Jaspers et Freud. Le jeune impétrant psychanalyste n'est guère orthodoxe en privilégiant la compréhension immédiate. Mais peut-être le futur psychiatre pense-t-il aussi que cette méthode convient mieux à l'esprit et à la clarté française.

Lacan est, dans sa thèse, du coté du moi, et de la société. En 1932 on est loin de ce que sera le Lacan concubinant avec l’anti-psychiatrie. Il verrait sans doute favorablement la participation des psychiatres à l'organisation sociale Il se montre ici tout à fait partisan d'un traitement et d'une prophylaxie dirigées de ces malades. Il leur déconseille par exemple le mariage et n'hésite pas à leur prodiguer d’autres recommandations que nous dirions d' » orientation ». Voici en exemple quelques-unes de ses préconisations tirées des pages 277 à 279 de sa thèse : ‘«’ ‘ la forme d'activité la plus souhaitable pour ces sujets, c'est leur encadrement dans une communauté laborieuse à laquelle les lie un devoir abstrait. Ces malades ne méritent pas le mépris dont les accablent certains auteurs, ils peuvent être au contraire des éléments de haute valeur pour une société qui sait les utiliser. Instituteurs, infirmières, aides de laboratoire, de bibliothèque, employés, contremaîtres, ils révéleront des qualités morales très sûres, en même temps que des capacités intellectuelles en général non médiocres ’». Il continue un peu plus loin : ‘«’ ‘ d'autres que nous ont souligné l'important contingent qu'apporte à la paranoïa ce qu'on appelle, d'un nom injustement péjoratif, les primaires : instituteurs et institutrices, gouvernantes, femmes attachées à des emplois intellectuels subalternes, autodidactes de toute espèce, etc.. ’». Et plus loin encore ‘«’ ‘ il nous semble que ce type de sujet doit trouver le plus grand bienfait à une intégration, conforme à ses capacités personnelles, dans une communauté de nature religieuse. Il y trouvera en outre une satisfaction, soumise à des règles, de ses tendances auto-punitives. À défaut de cette solution idéale, toute communauté tendant à satisfaire plus ou moins complètement aux mêmes conditions : armée, communautés politiques et sociales militantes, sociétés de bienfaisance, d'émulation morale, ou sociétés de pensée, bénéficiera des mêmes indications ’».

Si après avoir relu ses lignes on se reporte aux commentateurs de la thèse, on ne peut qu’être surpris de leur interprétation. Surpris de voir par exemple un B. Ogilvie (1987) affirmer que Lacan y dénonce ‘«’ ‘ la finalité moralisante et répressive policière de la psychiatrie ’», alors que Lacan s’y pose comme totalement psychiatre. B. Ogilvie reconnaît d’ailleurs que ‘«’ ‘ son rapport (de Lacan) à la psychanalyse est d'abord latéral ’». Mais selon un procédé courant chez les historiens du lacanisme, il interprète cet écart aussitôt pour affirmer que c'est justement dans cette distance à la psychanalyse qu'il lui est fidèle : (Ogilvie p. 7) ‘»’ ‘ son rapport à la psychanalyse est d'abord latéral et même si l'on peut montrer que c'est cet écart qui lui permet de conserver finalement les aspects les plus décisifs de la découverte freudienne, il n'en reste pas moins que tout son travail ultérieur restera marqué par une problématique et un style des questions qui en diffèrent ’» 101 .

Dans le prolongement de sa position d'alors sur le moi, il faut nous arrêter un moment sur ce qu'il dit du narcissisme. Il juge par exemple que la psychanalyse n'a pas assez approfondi sa découverte sur ce point. A première vue cette affirmation paraît annoncer toute la suite d’une oeuvre dont on pourrait dire qu'elle ne parle que du narcissisme. Cependant dans sa thèse c'est dans une autre direction qu'il va. Ici quand il parle du narcissisme c'est du surmoi qu'il s’agit et non pas du moi. Le narcissisme qui l’intéresse ici c'est le ‘«’ ‘ narcissisme secondaire ’», héritier du complexe d'Œdipe, qui conduit à la constitution du surmoi par intériorisation de la fonction d'autopunition. La paranoïa est d’abord une pathologie de la culpabilité. Certes son interrogation sur le narcissisme va au-delà du processus de réintrojection des contraintes sociales. Il se demande par exemple si d'autres fonctions du moi ne pourraient être expliquées de la même façon. ‘«’ ‘ Dans quelle mesure toutes les fonctions intentionnelles du moi et les premières définitions objectales elles-mêmes s'engendrent d'une façon analogue, c'est ce que nous ne pouvons espérer savoir que par la voix de recherches à venir ’» (page 326).Une hypothèse est donc simplement soulevée, celle que les fonctions intentionnelles du moi pourraient naître aussi de l’introjection de l’environnement socio-familial, pas seulement comme un précipité culturel – ce que sera plus tard la ‘«’ ‘ personnalité de base ’» - mais comme introjection d’une personne. Dans ce cas, toute connaissance ne serait d’abord que ‘«’ ‘ connaissance d’une personne ’». Lacan ne semble pas pour lors trancher dans ce sens, car l’origine de ces fonctions intentionnelles lui pose un problème épistémologique.

Toutes les fonctions du moi peuvent-elles avoir une même origine, s’interroge-t-il ? La question posée, est celle de la naissance du moi et du narcissisme primaire, avec en arrière-plan, celle des fonctions qu’on pourrait dire ‘«’ ‘ autonomes ’» du moi, c’est-à-dire d’un accès du moi à la réalité. Il y a selon Lacan deux ‘«’ ‘Moi’” et il reproche à Freud de ne pas les différencier. Il y a le moi concret, ses ‘«’ ‘ tendances concrètes » ’nées d'une ‘«’ ‘ genèse concrète ’», et le moi ‘«’ ‘ sujet de la connaissance ’». En d'autres termes il reproche à Freud de confondre le sujet psychologique et le sujet épistémologique 102 . Il lui fait grief de faire de la conscience-perception ‘«’ ‘ le noyau même du moi ’», et de dire en même temps que le moi naît de la différenciation de la surface du ça au contact de la réalité. Il pose ainsi la question de l’existence du narcissisme primaire. Comment le ça qui ne règle ses pulsions que sur le seul principe de plaisir pourrait-il miraculeusement se convertir au principe de réalité. Le principe de réalité ne peut opérer sur le ça. Il est donc ‘«’ ‘ illégitime ’» dit Lacan de faire intervenir le principe de réalité dans la génération du moi, puisque le principe de réalité, donc la fonction gnoséologique, ‘«’ ‘ implique le moi lui-même en tant que sujet de la connaissance ’». Il y a bien là une contradiction. Lacan se contente de la relever 103 . Il y a plusieurs façons de la résoudre. Soit réduire le sujet gnoséologique, et dans ce cas l'accès à la réalité, ne reposant que sur un moi issu du ça, est de part en part illusion, fantasme ou hallucination ; nous n’avons aucun accès au réel. Soit il n’y a qu’un sujet abstrait, sujet de la science, et alors adieu au ‘«’ ‘ sujet concret ’», à la personne. Qui alors, et comment, peut rejoindre le discours de ce sujet abstrait ? Qui, et comment, peut prétendre se placer dans une position de surplomb pour parler en Son Nom ? Soit l'on pose que cette ambiguïté est fondatrice, principielle. Dans ce dernier cas, un accès à la réalité est possible, la fonction gnoséologique peut s'exercer de manière suffisamment indépendante, et l'on doit admettre que sinon un moi évolué, du moins un pré-moi, ou des fonctions suffisamment autonomes du moi, existent de manière innée, qui autorisent un accès à la réalité. ( Mais dans ce cas il est difficile d’affirmer comme l'a fait Freud, ou encore l’Ego-psychology, en cela complètement orthodoxe, que le moi naît d’un narcissisme primaire et autistique). 104

Puisque nous venons de parler de la conception du moi dans sa thèse, c’est sans doute le lieu de relever les quelques lignes de J. Lacan qui pourraient anticiper les développements à venir. Parce que c'est un de ses premiers jugements sur la place et la fonction de l'imaginaire, d'un imaginaire qui prendra, sous une autre forme, tant de place dans la suite de l’œuvre, nous voulons attirer l'attention sur une remarque de Lacan, à la page 32. Il y est question de l’imagination de soi et de ses rapports avec l’intentionnalité et la synthèse de la personnalité. Voici cette citation : ‘«’ ‘  dans la mesure où ces deux éléments (de synthèse et intentionnalité) s'écartent l'un de l'autre, la personnalité se résout en imaginations sur nous-mêmes, en ’ ‘«’ ‘ idéaux » plus ou moins vains : cet écart qui existe toujours dans une certaine mesure a été isolé comme une fonction essentielle à l'homme, et même pour certaine philosophie à toute vie »’, et dans une note il renvoie à Jules de Gaultier et à ‘«’ ‘  la fonction métapsychologique ’» qu'il a isolée sous le nom de ‘«’ ‘ bovarysme’" ( Précisons pour les lecteurs d’aujourd’hui que Jules de Gaultier voyait en effet dans ce qu'il a appelé le ‘«’ ‘ bovarysme ’» (1902), ce ‘«’ ‘ comportement moral ’» typique d’insatisfaction romanesque, une fonction essentielle, le ‘«’ ‘  pouvoir qu'a l'homme de se concevoir autre qu'il n’est ’». Il en faisait une nécessité permanente de la condition humaine 105 ) . Si nous mentionnons cette remarque, c’est juste pour faire remarquer qu’on n’y voit pas Lacan s’attaquer aux erreurs et aux dangers de l’imagination, ou du bovarysme, alors qu’à cette époque, dans les milieux psychiatriques, ils étaient connotés négativement, et parfois liés à la paranoïa (cf. le Dr. Génil-Perrin cité par J. Lacan).

Nous l'avons déjà remarqué en évoquant le commentaire de B. Ogilvie, les exégètes fascinés par l’œuvre de Lacan, ont tendance à interpréter la thèse à partir des travaux ultérieurs. Nous voudrions nous arrêter sur l’utilisation de ce procédé par une historienne considérée du lacanisme, nous voulons parler d’Elizabeth Roudinesco (1993), qui dans une interprétation d'après-coup, réintroduit à toute force dans la thèse une conception du moi qui ne s’y trouve pas. Cette interprétation s’arc-boute sur la citation de Spinoza que Lacan a placée en exergue à sa thèse et qu’il commente ensuite lui-même dans la demi-page terminale de la deuxième partie. La troisième partie étant qualifiée par Lacan lui-même de simple appendice, on peut donc dire que la citation de Spinoza et le commentaire final encadrent la thèse. C’est dire son importance.

Voici d'abord la traduction donnée par Lacan lui-même de cette citation, la proposition LVII de l’Ethique III : ‘«’ ‘  une affection quelconque d'un individu donné montre avec l'affection d'un autre d'autant plus de discordance, que l'essence de l'un diffère plus de l'essence de l'autre » ’(p. 342). Le sens de cette proposition paraît assez clair : considérant deux individus différents, Spinoza affirme que leurs affections diffèrent en proportion de leur différence d’essence. On peut le vérifier dans la démonstration de la proposition qui suit, où Spinoza précise que ‘«’ ‘ le désir de chaque individu diffère d'un autre autant que la nature ou l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre ’». C'est le sens sans doute retenu par Lacan, car il va dans le sens de sa thèse sur le rapport de la psychose avec la personnalité : nos affections (nos psychoses) diffèrent selon notre nature (notre personnalité).

L'interprétation d'Elizabeth Roudinesco (1993a, p.81-85) va dans un sens tout à fait opposé en s'appuyant sur un commentaire tendancieux selon nous de l'utilisation du mot ‘«’ ‘ discordance ’». L'utilisation du mot discordance dans la traduction de Lacan n'est pas, nous dit-elle, sans signification. La reliant à Chaslin, à la Spaltung de Bleuler, et pour finir à l‘Ichspaltung de Freud 106 elle en tire cette interprétation : ‘«’ ‘ les affections dites pathologiques et les affections dites normales font partie d'une même essence qui définit leur discordance ’»(p.84). Traduisons à notre tour : il n'y a pas de différence d'essence entre le normal et le pathologique, dans l'un et l'autre cas l'essence est caractérisée par la discordance. Or non seulement la proposition 57 de Spinoza dit explicitement que l'essence d'un l'individu diffère de l'essence d'un autre, mais toute la thèse de Lacan repose sur l’affirmation de la cohérence de la personnalité du paranoïaque. E. Roudinesco lit autre chose sans doute par un désir de justifier la suite, d'affirmer une fidélité originaire -mais anachronique- à l’œuvre de Freud, et d'inscrire de la cohérence dans la démarche théorique de Lacan. Elle veut introduire la discordance en chaque individu, alors que Lacan appuie sa compréhension de la paranoïa sur sa cohérence, afin de pouvoir retrouver chez le premier Lacan, un concept précurseur du ‘«’ ‘ manque ’» et de la ‘«’ ‘ refente ’». Anticipant le scepticisme du lecteur, elle ajoute : ‘«’ ‘  on voit donc ici encore que Lacan ne maîtrisait pas le vocabulaire conceptuel de la psychanalyse alors même qu'il avait déjà saisi l'essentiel de la découverte freudienne ’» (p.84) 107 . Or Lacan veut si peu de cette discordance en 1932 qu’il la refuse même aux hystériques : dans la note 28 de la page 43, à propos du ‘«’ ‘ dédoublement de la personnalité ’», il nous dit que ‘«’ ‘ dans les ’ ‘«’ ‘ scissions du moi », telles que nous en montre l'hystérie, apparaît une cohérence personnelle qui, bien qu’ inconsciente, n'est pas moins certaine ( cf. les travaux de Binet, de Janet, de Freud )». ’Dans la thèse, il s’agit avant tout pour Lacan, pour ‘«’ ‘ sauver ’» la personnalité, de défendre partout sa cohérence. Quant à l’affirmation d’E. Roudinesco, selon laquelle, pour le Lacan de l’époque, il n’y a pas de différence d’essence entre le normal et le pathologique, nous nous contenterons de lui opposer ces quelques lignes de la page 257 de la thèse: ‘«’ ‘ Pourquoi, comme nous l’avons indiqué plus haut, la structure des représentations morbides ne serait-elle pas dans les psychoses simplement autre que la normale ? ’» demande Lacan, et il se réfère à Ch. Blondel : ‘«’ ‘ Blondel dans son livre d’une rare prudence intellectuelle a bien mis en valeur ce fait : que la conscience morbide apparaît comme d’une structure radicalement différente de la conscience normale ’». Telle semble donc bien être la position de Lacan à l’époque de la thèse.

Avant d’en terminer avec la thèse de J. Lacan sur la paranoïa, nous voudrions revenir sur la place qu’elle accorde à la psychanalyse et aux psychanalystes. Nous avons par exemple relevé, d’un point de vue simplement anecdotique, une poignée de notes sur quelques-uns de ces psychanalystes qui deviendront, un peu plus de dix ans plus tard, les objets choisis de son exécration. Ainsi de Marie Bonaparte, Jacques Lacan dit dans une note (note 18 pages 334) que ‘«’ ‘ Dans la littérature française, aucune étude de la psychose passionnelle ne nous semble démontrer plus de pénétration clinique et plus de justesse de l'indication des sanctions sociales que la belle monographie que Mme Marie Bonaparte sur le cas qui passionna l'opinion, de la belle-mère meurtrière, Mme Lefebvre ’». Sur la question du Surmoi, c’est la lecture de l’article d’Anna Freud, ‘«’ ‘ Introduction de la psychanalyse des enfants ’», récemment publié dans la Revue Française de Psychanalyse (n° 1, 1932, p. 70-90), qu’il conseille. D’Otto Fenichel, dont il fera plus tard le fossoyeur de la psychanalyse aux États-Unis, Jacques Lacan dit, page 258, que sur le point des investissements objectaux :» on trouvera une synthèse heureuse de l'ensemble des travaux psychanalytiques sur ce sujet dans le livre d’O. Fenichel ‘«’ ‘ Perversionen, Psychosen, Carakterstorüng ’». Plus généralement, la lecture de l’ensemble de la thèse montre qu’à l’époque de sa rédaction ni la psychanalyse ‘«’ ‘ génétique ’», ni les stades n’étaient condamnés ; Jacques Lacan en inventait même un, le stade du Sur-moi.

Plus fondamentalement on voit que la psychanalyse n’occupe dans cette thèse qu’une place secondaire. Elle ne fournit que des éléments complémentaires à ce qu’apporte la compréhension directe quant à la connaissance et au traitement de la psychose. Et non pas la psychanalyse comme technique d’interprétation symbolique, mais en tant que technique d'analyse des résistances. Seule l'analyse de ces résistances et de ses échecs peut fournir la base de la nouvelle psychothérapie dirigée que Lacan envisage pour la psychose. Et encore faut-il préciser ici ce que Lacan entend alors par analyse des résistances. Aujourd'hui nous l'entendons ordinairement selon un point de vue plus avancé de l'histoire du freudisme, où la résistance se confond avec les défenses du moi. Or il ne s'agit pas de cela pour le Lacan de la thèse. Et il n'est pas question de réduire le moi. Même chez Freud d’ailleurs, la notion de résistance a une première utilisation pré-psychanalytique - quand, revenant de chez Bernheim en doutant que l'hypnose soit la meilleure voie d'accès au souvenir traumatique, contrairement à ce que pensait Charcot, il s'aperçut des difficultés qu'il rencontrait à faire parler ses malades. Il n’était pas alors question de résistance inconsciente, et encore moins de résistance inconsciente du moi -. Et ainsi chez Lacan. Un point qui nous paraît éclairant c’est le fait que Lacan, bien qu'il parle d'autopunition, à aucun moment ne met en avant de conflit interne 108 . Pour qui pense que la notion de conflit interne est consubstantielle à la théorie psychanalytique, cette absence chez Lacan, et tout au long de son œuvre, devrait amener à conclure que la psychanalyse lacanienne est d’une essence tout à fait différente de la psychanalyse freudienne. Sans conflit interne, la résistance a un autre sens, elle n’est pas une résistance à l’inconscient, et pour cause.

Nous voilà presque au bout de l’examen de cette thèse qui aurait été perçue comme ‘«’ ‘ révolutionnaire ’». Comment a-elle pu l’être, s'agissant déjà du genre de la thèse. D'où est venue cette interprétation ?

Cela vient d’abord de ce qu’on ne l’a pas lue «toute”, que chacun n’en a retenu qu’une partie. Tout d’abord il y a eu ceux qui y ont lu la place faite à la psychanalyse, et à une psychanalyse « ‘à la française ’», prenant ses distances avec la science allemande. Il y a eu l’histoire personnelle, le roman d’une vie, qui en était la partie vive. Il y est question de la folie, d’une femme, et d’un acte criminel, et l’on sait la fascination des surréalistes sur ce sujet, surtout s’il s’agit d’un femme. C’est l’histoire d’Aimée, et non la thèse de Lacan qui séduisit les surréalistes. Et puis c’était une paranoïaque et cela résonnait avec les théories de Salvador Dali sur cette folie 109 . Ensuite cette thèse pouvait être lue sous un angle politique, si l’on donnait en plus une interprétation sociale de ce crime (comme cela deviendra patent avec le crime des sœurs Papin, interprété encore aujourd’hui selon le schéma de la lutte des classes. Cf. plus haut). Enfin l'autopunition, tuer pour être puni et apaiser la culpabilité qui vous ronge était l’interprétation à la mode. Même si Jacques Lacan ne faisait que poursuivre dans une direction largement ouverte par Hesnard ou Allendy, cette thèse pouvait encore apparaître comme nouvelle. Hesnard, auteur avec Régis, son professeur, du 1er article publié en France sur la psychanalyse 110 , ami des surréalistes 111 , venait de publier en 1930, en collaboration avec Laforgue, un ouvrage sur ‘«’ ‘ Les processus d’auto-punition ’» 112 . Lacan dans une note (n. 27, p. 43) évoque un autre travail ‘«’ ‘ remarquable ’» 113 d’Hesnard, mais ne parle pas de cet article-là et omet de le citer dans sa bibliographie.

Enfin et surtout, sans qu’il soit nommément évoqué, la thèse de Lacan renferme des références implicites à G. Politzer auxquelles réagissent communistes « révolutionnaires »et groupes contestataires affilliés. Un des signes de connivence est donné par l’utilisation récurrente de l'épithète «concret” ( ‘«’ ‘ tendances concrètes ’», p. 333, 334, 337, …) qui ne peut apparaître alors que comme une référence au projet de ‘«’ ‘ psychologie concrète du drame humain ’» de Politzer. C’est ce qui permet à Crevel ou Nizan, de lire la thèse de Lacan comme « révolutionnaire » et « matérialiste » - au sens évidemment du matérialisme dialectique-. Même si le célèbre ouvrage de Politzer ne figure pas dans sa bibliographie, Lacan ne peut ignorer cette ‘«’ ‘ Critique des fondements de la Psychologie’” qui date, rappelons-le, de 1928  et porte comme sous-titre : ‘«’ ‘ La psychologie et la psychanalyse ’» (voir le chapitre consacré à Althusser). Pas plus qu’il ne peut ignorer sa ‘«’ ‘ Revue de Psychologie concrète ’» dans laquelle Hesnard a polémiqué l’année 1929. Lacan tient ainsi un double langage : au niveau latent il donne à sa thèse un goût et une coloration ‘«’ ‘ matérialiste ’», tandis qu’officiellement, dans le corps même de la thèse il manifeste allégeance aux notables de la psychiatrie et de la philosophie de l’époque, Bergson, Blondel,... (ceux-là mêmes qu’attaquent surréalistes et matérialistes comme les chiens de garde de cette société).

Pourtant, derrière ces références ambiguës –on utilise ses mots, mais on ne cite pas Politzer -, ses nouveaux compagnons auraient dû aller voir plus au fond la base de la pensée socio-politique de J. Lacan. En réalité elle est fort éloignée du marxisme, et cela sera notre dernière remarque avant d’en finir avec l’examen de la thèse sur la paranoïa. Celui qui s’exprime à travers Lacan, quand il parle du ‘«’ ‘ social ’», c’est Louis de Bonald. On sait ce que Bonald pensait de la déclaration de 89. Voilà un exemple de la façon dont cela s’exprime dans la thèse, sur le problème de la liberté et de l’autonomie des individus. Il faut revenir à ce que Jacques Lacan nous dit sur la ‘«’ ‘ résistance ’» -et l’autonomie-. Nous avons une personnalité, dit-il, quand nous résistons aux émotions, à la réalité extérieure qui nous presse, aux normes et aux idéaux. Mais comment concilier cette autonomie, et la responsabilité qu’elle fonde, avec l'affirmation scientifique du déterminisme ? Sommes-nous vraiment autonomes et responsables ? Les explications de Jacques Lacan apparaissent embarrassées. Ainsi, page 41 et 42 il nous dit ceci : ‘«’ ‘ cette ’ ‘apparente autonomie’ ‘ de l'individu est essentiellement ’ ‘relative au groupe’ ‘, soit qu'elle s'appuie clairement sur le jugement qu'ont ou auront les autres de nous, soit qu'elle repose sur le mode de pensée prélogique de ’ ‘la participation qui a pétri les origines de la race’ ‘, et qui, restant inscrit dans les mécanismes affectifs de ces résistances morales, y conserve la trace ’ ‘d'intérêts ancestraux ’». Cette autonomie, la responsabilité qui l’accompagne, et les résistances qui la fondent, sont-elles alors réelles ou de simple apparence ? Comment faut-il entendre que l'autonomie est « relative » au groupe ? Sans doute qu’elle n’est qu’une apparence. Pourtant à l’issue de son analyse objective de la personnalité, Jacques Lacan affirme nettement avoir sauvé la responsabilité, avec l’intentionnalité. Alors si cette autonomie est parfois réelle ne faut-il pas entendre par exemple que nous avons de la personnalité, que nous sommes autonomes, quand nous « résistons », par « réaction », et au nom des intérêts ancestraux inscrits dans la race ? Ainsi nous retrouverions là l'influence des thèses traditionalistes et contre-révolutionnaires, et non, comme l’ont cru surréalistes et « révolutionnaires », celle de la vulgate rousseauiste ou marxiste. De même que le social selon Lacan tient plus d’un ‘«’ ‘ socio-biologisme »’ à la Bonald, l'exacte antithèse d'un socialisme à la Rousseau, de même la résistance dont il s’agit ici, n’est peut-être bien que la résistance aux évolutions sociales. 114

Notes
74.

Paranoïa, l’étymologie le dit: du grec para : à coté, et noos, esprit, bon sens, a un sens très général.

75.

Thèse, p.24. Nous croyons pour notre part utile de préciser que Kraepelin oppose ces délires non hallucinatoires aux délires hallucinatoires qu'il qualifie de paranoïdes, et qu’il regroupe avec l’hébéphrénie et la catatonie dans une autre catégorie celle des démences précoces (voir Postel et Quetel, 1994). Le terme de démence a bien ici tous son sens.

76.

Il faudra nous souvenir plus tard de lui retourner cette critique.

77.

Retenons aussi que, dans la thèse, la compréhension selon Jaspers est créditée par J. Lacan d’une objectivité scientifique.

78.

Dans une autre époque, un autre Jacques Lacan affirmera qu'il faut surtout se garder de comprendre.

79.

Pour bien entendre aujourd’hui ce que signifie cette expression, il faut en donner le correspondant contemporain. Pour exprimer le même sens on dit plutôt aujourd'hui « c'est une personnalité », ou » c'est un caractère ».

80.

Quant aux autres actes, « inauthentiques », n’en serions nous donc pas responsables ? On notera qu’ici la résistance est connotée positivement, elle sert de révélateur de la personnalité profonde et authentique. En psychanalyse orthodoxe la résistance est aussi révélatrice, mais négativement puisqu’elle empêche l’accès à l’inconscient – en 1933, W. Reich, fera de ces résistances une « cuirasse caractérielle » bloquant l’énergie sexuelle ; chez Reich le caractère est une contrainte héritée du passé, un frein à l’autonomie et à la liberté -. Comme souvent, Lacan est plus marqué par sa culture philosophique que psychanalytique. Bien qu'il n'évoque pas Socrate, sa façon de lier personnalité et résistance fait obligatoirement penser au daimon socratique qui ne se manifeste que pour pousser Socrate à refuser ; c’est quand il suit son daimon que Socrate est au plus prés de soi. La résistance a ici un sens éthique. On retrouvera quelque chose de cette fidélité à soi dans le « il ne faut pas céder sur son désir » de la fin du séminaire sur l’éthique. Mais il y a encore autre chose : dans la conception de la personnalité comme résistance on peut voir aussi l’influence de Meyerson -dont nous parlerons plus loin- qui lie identité et résistance aux changements.

81.

Elles sont reprises telles quelles à la page 345 : «  La psychose paranoïaque qui paraît bouleverser la personnalité tient-elle a à son développement même, et alors à une anomalie constitutionnelle ou à des déformations réactionnelles ? Ou bien la psychose est-elle une maladie autonome qui remanie la personnalité ? Tel est le problème pathogénique que nous posons ».

82.

E. Roudinesco (1993a) voit dans cette théorie des trois causes une prise de distance par rapport à Jaspers et en direction de Freud : » C’est pourquoi il élaborait une théorie des trois causes, qui sans être strictement freudienne (sic), n’en était pas moins fort éloignée de l’optique jaspersienne »(p.74). Eloignée de Jaspers sans doute, mais encore plus de Freud. Car tout de même sentant sa scolastique : le terme de cause occasionnelle vient des cartésiens qui eux-mêmes l'avaient emprunté aux scolastiques. La cause occasionnelle est celle qui produit quelque disposition à quelque effet ; on la trouve chez Saint-Thomas (Chez Leibniz elle contient une liaison intrinsèque, mais pas du tout chez Malebranche). Elle s'oppose à la cause efficiente (Aristote), cause au sens habituel, ou à la cause efficace (chez Malebranche).

83.

Ch. Blondel (1914) s’oppose au réductionnisme neurologique. L’étude des maladies mentales est impossible selon lui sans psychologie. La vie mentale de l’aliéné est vouée au « psychologique pur ». Un de ses référents théoriques est évidemment Bergson. Mais lier ainsi le psychologique pur et l’aliénation, peut conduire à disqualifier la psychologie dans l’approche de la conscience normale. Le normal c’est le socialisé –l’autre référent de Blondel est Durkheim-, l’impersonnel qui s’exprime dans le langage. On peut voir là une des sources de l’intérêt du lacanisme pour le symbolique. Il est intéressant de noter que Blondel était pour cela hostile à la psychanalyse, le langage étant pour lui l’espace « vital » de la conscience claire, ie normale ( alors qu’il est pour Freud le lieu d’un mélange, remarque personnelle).

84.

Emile Meyerson, un des rares penseurs français des années 30 à connaître Frege, Wittgenstein et Whitehead, était aussi bien opposé au positivisme qu'au conventionnalisme. S'il voyait dans la science une rationalisation du réel il affirmait en même temps l'impossibilité de la conduire à son terme (à l’opposé de Hegel qui marquera Lacan à partir du séminaire de Kojève qui commencera en 1933). Au contraire il faisait de cette impossibilité la pierre de touche de la réalité. Il y a du réel parce que quelque chose résiste à l'identification. Ou encore, il y a du réel parce que quelque chose résiste à l’explication déterministe. Piaget a dit que nul auteur n'avait su, avec autant de logique et de courage intellectuel, dénoncer l’amputation que fait subir au monde une raison exclusivement identificatrice.

85.

Chez Bergson, Scheler - Nietzsche également - la Vie est le principe ontologique essentiel. Un bémol cependant, à la fin de sa réflexion Scheler opposera l’esprit à la vie, alors que Bergson, -Goldstein aussi autre penseur important-, souligneront toujours la profonde unité de l’esprit et de la vie. Evidemment l’opposition de l’esprit à la vie, comme négativité, ouvre sur une articulation possible avec la négativité hégélienne, dont le succès ne se dément pas, surtout auprès de ceux qui refusent d’en voir l’essence gnostique. Pourquoi l’esprit comme négativité a-t-il tant de succès auprès des plus rationalistes, si ce n’est que leur rationnalime est leur romantisme.

86.

« La connaissance approfondie de cette oeuvre devrait être, oserons nous dire exigée de tous ceux auxquels est conféré le droit de parler des psychopathologie » (Thèse, note 20, page 336). On sait ce que dit Bergson du mécanisme et de l’explication scientifique à quoi il oppose l’intuition, simple et directe.

87.

Bien qu’aucun des auteurs de la Gestalt ne figure dans la bibliographie, l’univers de pensée est bien celui-là. On sait les liens entre phénoménologie et psychologie de la Forme.

88.

Notez à titre de provision cette critique de l’Encyclopédie qu’il convient de rapprocher de sa critique de Rousseau. Sa critique de l’atomisme est à notre avis tout à fait liée à sa critique, plus masquée de l’individualisme de 1789.

89.

On ne peut pas ici développer sur le vitalisme, le néoplatonisme, et l’école de Montpellier. Rappelons simplement que chez Bergson, la vie échappe aux explications mécanistes qui toujours fragmentent, alors que la vie est totalité. Elle est aussi élan -voir « L’évolution créatrice »-et c’est la lecture de cet élan qui permet de comprendre la vie. On trouve chez Lacan cette idée que c’est la direction de la réaction vitale qui permet d’en comprendre la signification.

90.

Nous l'avons déjà dit, Jaspers est fréquemment évoqué tout au long de la thèse ; sa « Psychopathologie Générale » figure dans la bibliographie, pas Dilthey (Dilthey est aussi le père de la notion de « Weltanschauung » vision du monde et Jaspers écrira une Psychologie des conceptions du monde). L'influence de la « Psychopathologie générale » de Jaspers sur la pensée psychologique de tout le XXème siècle est étonnante quand on pense que ce jeune psychiatre ( juste trente ans en 1913) n'avait que peu exercé. Mais son influence va bien au-delà de ce domaine. (Notez comme il nous revient finalement par l’Amérique, par Hanna Arendt. A l’inverse de ceux qui ont prétendu faire retour à Freud par un détour chez Heidegger, nous faudra-t-il, pour retrouver Freud, faire le détour par l’Amérique ? )

91.

Jacob von Uexküll (1921) peut être considéré comme le père de l’éthologie moderne. Etudiant le comportement animal, il pose que chaque espèce a son milieu vital propre, l’Umwelt, à quoi correspond son Innenwelt, monde intérieur vécu. Chaque individu forme avec son milieu propre une totalité close, en équilibre, ce qui ne veut pas dire que l’environnement réel ne puisse être hostile. Uexküll influencera Goldstein, qui inspirera Merleau-Ponty (Sur ces points voir Merleau-Ponty « La Structure du comportement »1942)

92.

Ayant plaqué, par un effet d'après-coup, le Lacan ultérieur sur le Lacan de la thèse, Ogilvie (1987) trouve alors un côté surréaliste à son discours. Quoi de plus surréaliste en effet que les collages improbables («comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie”).

93.

On sait que le vicomte rouerguat critiquait violemment la notion de contrat social, et l'idée que l'autorité puisse émaner d’une volonté commune. Nous reviendrons plus loin à Bonald à propos de l’idée de « résistance ».

94.

Nous faisons référence à la différence établie par le sociologue allemand Tönnies (« Gemeinschaft und Gesellschaft », 1887)

95.

Lacan parle de « sympathie », Jaspers d’empathie. Scheler parle d’intropathie : chez Scheler l'intropathie passe par la lecture du corps de l'autre, c'est l'autre qui m'apprend ce que je ressens. Le corps de l’autre joue le rôle d’un miroir, mais pas un miroir trompeur comme chez le futur Lacan, on est sur une ligne qui mène à Winnicott.

96.

Sur la participation affective, une autre source est sans doute Lévy-Bruhl, cité dans la bibliographie de la thèse.

97.

Dans un article paru dans une revue lyonnaise, « Le Cathopsy », Entrevues », n°15, 1988, Jacques Hochmann piste l’héritage traditionnaliste de la psychiatrie française. Ressuscitant des penseurs oubliés comme Buchez ou le philosophe lyonnais Nicolas Bergasse (« Pour parler, il faut absolument avoir été parlé », disait-il, anticipant Lacan et Dolto..), il met en évidence l’héritage de Bonald ou De Maistre chez Morel, mais aussi chez Lacan et Foucault.

98.

Il parcourra du chemin, Jacques Lacan depuis cette défense de la personnalité contre tous les réductionnismes, jusqu’à la position purement topologique du sujet qui semble ici par avance condamnée. Au bout du chemin - du Holzweg pour renvoyer à Heidegger (1950)-, le sujet n’aura rien de plus qu’une position de support virtuel, mais souffrant, manipulé et roué, victime passive du sadisme de l’autre (les grands autres, la société, les parents…).

99.

En soi cette mise en correspondance est artificielle et même dangereuse pour sa thèse car elle peut être lue dans un autre sens. On pourrait en tirer la conclusion, qui sera celle de Lacan plus tard, que la personnalité, ou le moi, sont en eux-mêmes des paranoïa, des constructions délirantes. Mais ce n'est pas la position que Lacan adopte ici ; la réalité objective de la personnalité est affirmée de manière répétée tout au long de la thèse.

100.

Et il ne faut pas le forcer beaucoup pour qu’il propose, dans cet objectif de renforcement du moi, le moi du psychiatre comme modèle…

101.

B. Ogilvie relit la thèse à travers M. Foucault, Canguilhem, et surtout le Lacan à venir. Quant à l’utilisation rhétorique du paradoxe (c’est en n’étant pas fidèle à Freud qu’on lui est le plus fidèle), on reconnaît bien là le procédé du philosophe professionnel (c’est en étant au plus loin qu’on est au plus prés, la vraie morale se moque de la morale…etc.). L’idée qu’on puisse être fidèle à Freud en se distanciant de lui n’est pas fausse en elle-même. Encore n’en faut-il pas user pour refaire l’histoire. N’oublions pas que le drapeau de Lacan c’est le retour à Freud. C’est cette fidélité à Freud qu’il faut donc examiner. Elle n’est ni effective, ni d’ailleurs revendiquée, dans la thèse.

102.

Mais peut-on les différencier comme cela ? Le sujet épistémologique peut-il exister abstraitement, comme « sujet de la science » ? Lui seul existant lorsqu’on aura fait disparaître le sujet psychologique (voir les chapitres sur Althusser et Foucault).

103.

Dans la longue note, plus de dix lignes, consacrée à Bergson, -celle où il affirme que la connaissance approfondie de «Matière et mémoire” devrait être exigée de tous les psychopathologues-, Jacques Lacan aligne sa position gnoséologique sur la philosophie américaine : « le point de vue auquel nous rattacherions le plus volontiers est celui des réalistes américains, pour lesquels sensation et matière tirent leur commune origine d'une « expérience neutre », à partir de laquelle se différencient la connaissance et l'objet. Selon lui, seul un tel point de vue permet actuellement d'échapper aux illusoires antinomies du subjectivisme gnoséologique. Pour Lacan comme pour la tradition classique, «nihil erit in intellectus quod prius non fuerit in sensu »(p.336). En d’autres termes le principe de réalité est fonctionnel d’emblée. Notons que la reconnaissance de la nécessité d’une expérience neutre aurait pu le conduire à accepter la sphére libre de l’ego psychologie.

104.

C’est sans doute volontairement que Freud a maintenu cette contradiction. « La théorie psychanalytique cherche à rendre compte de la genèse du moi dans deux registres relativement hétérogènes » remarquent Laplanche et Pontalis (1967, p.241). Notez que Mélanie Klein elle-même, dont on sait pourtant l’accent exclusif qu’elle a mis sur le fantasme inconscient, pose le principe de l'existence d'un moi inné ayant accès à la réalité. Elle l’a répété dans plusieurs articles, dont «L’importance de la formation du symbole dans le développement du Moi »(1930). Citons sa fidèle interprète Hanna Segal, p. 7 de l’ » Introduction à l’œuvre de Mélanie Klein » (1964) : « La formation du fantasme est une fonction du moi. Le point de vue selon lequel le fantasme est une expression mentale des pulsions par l'intermédiaire du moi, suppose un plus haut degré d'organisation du moi que Freud ne le postule généralement. On pourrait aussi évoquer W. Bion et ses liens C. Sur ce point en tout cas, les positions des kleiniens et des anna-freudiens –y rangeant l’Ego psychology-, ne sont pas si éloignées qu’on s’est plu à le répéter chez nous.

105.

Son ouvrage porte le titre : «Le bovarysme, essai sur le pouvoir d’imaginer ». Par ailleurs nietzschéen, peu avant son essai sur le bovarysme (1902), il avait publié « De Kant à Nietzsche ».

106.

Rappelons que la thèse de Lacan est de 1932 et que l’Ichspaltung, le clivage du moi, n’est vraiment analysé par Freud qu’en 1938, dans l’ » Abrégé » et dans son article sur «  Le clivage du moi et le processus de défense ». Il a cependant été évoqué en 1927, dans un article sur le fétichisme, mais la bibliographie de la thèse ne comportant aucun ouvrage de Freud postérieur à l’année 1924, on peut douter que Lacan en ait eu connaissance. Voir sur ce point l’article du Vocabulaire de Laplanche et Pontalis (1967, p. 67).

107.

Nous retrouverons ce type d'interprétation, à propos de Canguilhem : si Canguilhem ne parle pas de Freud, c’est justement le signe qu’il ne parle que de lui…

108.

Rappelons ici que pour le Lacan de la thèse : « la réaction psychologique a la valeur de toute réaction vitale : elle est simple par sa direction et par sa signification »(p.266). Ce qui permet d'ailleurs à la compréhension de s'exercer directement et pleinement au psychotique -sous condition tout de même que l' » observateur » s'aide de « tout son pouvoir de sympathie »(p224).

109.

S. Dali (1971) était fasciné par les deux aspects de la psychose paranoïaque : d’une part l’expression brutale du désir dans le délire, d’autre part son coté systématisé. Par sa méthode paranoïaque-critique, en jouant la folie, il pense pouvoir contrôler le délire, laisser surgir des contenus oniriques, tout en gardant un recul suffisant pour élaborer une œuvre picturale construite et hyperréaliste. Notez qu’au fond, derrière les provocations, sa «méthode” ne fait que donner une interprétation caricaturale du «penser-fantasmer” qui préside à la création. Nous en parlerons dans notre deuxième partie.

110.

« La doctrine du docteur Freud et son école » paru dans l' » Encéphale » d'avril-mai-juin 1913. Freud lui-même mentionne Régis et Hesnard parmi les premiers auteurs ayant proposé une présentation d’ensemble de son œuvre (« La Psychoanalyse des névroses et des psychoses », 1914) dans sa préface aux « Leçons d’Introduction à la psychanalyse »).

111.

Breton a découvert la psychanalyse justement dans l’ouvrage de Régis et Hesnard. Il adressera à Hesnard son « Manifeste du surréalisme » en 1924, ( »L’évolution psychiatrique », fondée par Hesnard et Laforgue en publiera une partie) puis « Najda » en 1928 On voudrait ajouter ici que dans bien des domaines Hesnard a précédé Lacan –pour l’anecdote, Hesnard participa à l'élaboration des oeuvres complètes de Sade-, ce qui relativise en partie la nouveauté de ce dernier. Hesnard, partisan d’une psychanalyse à la française, est un des premiers à ouvrir un champ de rencontres entre la psychanalyse, la phénoménologie psychiatrique, et la psychologie concrète de Politzer –. A cette époque on trouve donc chez lui les mêmes expressions de tendances « vitales », d’attitude « compréhensive », ou d’individu « concret ». Hesnard suivra Lacan lors de la rupture de 1964.

112.

Denoël et Steele, 1930. Il restera fidèle à cette position puisque l’ouvrage le plus célèbre d’Angelo Hesnard, restera « L’univers morbide de la faute », Paris, PUF, 1949.

113.

Hesnard 1909.

114.

Nous avons souligné, et nous aurons l’occasion d’y revenir souvent, l’amalgame qui a lié la critique faite de la psychologie du moi, et de l’Amérique. Un observateur très autorisé du monde de l’art, Jean Clair, dans un article du journal « Le Monde” du 22/11/2001, « Le surréalisme et la démoralisation de l’occident » nous rappelle que l’idéologie surréaliste, n’a cessé de souhaiter la mort d’une Amérique bourgeoise et matérialiste. Il cite ces lignes écrites par Aragon dans « La révolution surréaliste”, n°4, 1925 : « Que les trafiquants de drogue se jettent sur nos pays terrifiés. Que l’Amérique au loin croule de ses buildings blancs ». Le succès de Lacan chez les surréalistes n’est donc pas si surprenant, il ne provient pas d’un malentendu. Bonald évidemment détestait l’Amérique.