Le premier article. Psychologie nouvelle et réalité psychique

Jacques Lacan a commencé son analyse en 1932 ou 1933. Il a été intégré à la S. P. P. en 1934. Il sera titularisé fin 1938, dans les conditions qu’on a dit. Son premier article publié comme psychanalyste parut en 1936 dans l' ‘»’ ‘Evolution psychiatrique ’» numéro 3/ 4, avec un titre : ‘«’ ‘ Au-delà du principe de réalité ’» 115 qui renvoie au Freud de 1920 (‘«’ ‘ Au-delà du principe de plaisir ’»). L'objet est encore d'y dénoncer une psychologie empirique, naturaliste et réductrice, non la psychologie en elle-même. Jacques Lacan propose d’ailleurs de créer une « psychologie nouvelle » dans la voie ouverte par la psychanalyse. Jusqu'alors, dit-il, la psychologie pour se faire « scientifique », s’est tournée vers le matérialisme et l’associationnisme. Locke réduit l'action du réel au point de contact de la « mythique sensation pure ». Taine réduit les activités supérieures à des complexes de réactions élémentaires. L'image est réduite à sa fonction d'illusion, et l'intentionnalité est rejetée dans l'épiphénomènisme. Une telle psychologie ‘«’ ‘ scientifique ’» mutile le réel (p.79). Elle méconnaît la nécessité de ‘»’ ‘  l’analyse phénoménologique ’» (p.75) Ce type d'analyse a permis à un médecin, Freud, de faire reconnaître une nouvelle positivité, la réalité psychique. ‘«’ ‘ Freud fit ce pas fécond : sans doute parce que, ainsi qu'il en témoigne dans son autobiographie, il fut déterminé par son souci de guérir, c'est-à-dire par une activité où, contre ceux qui se plaisent à la reléguer au rang secondaire d'un ’ ‘«’ ‘ art », il faut reconnaître l'intelligence même de la réalité humaine ’»(p.80). Ce qu'a apporté la révolution freudienne c'est d'abord une méthode : faire témoigner le sujet, et une expérience : ‘«’ ‘ le donné de cette expérience est d'abord du langage ’»(p.81). Suivent plusieurs pages d'une ‘«’ ‘ description phénoménologique de l'expérience analytique ’» où Lacan met l'accent sur le langage, dans sa dimension pragmatique dirions-nous aujourd'hui, comme support du transfert : ‘«’ ‘ le langage avant de signifier quelque chose signifie pour quelqu'un ’» (p.82). Ainsi se construit chez l'analyste une image, que le sujet rend présente par sa conduite, mais ignorée de lui. L'analyse conduit le sujet à en prendre conscience, de sorte qu’au lieu d’ ‘»’ ‘ en mimer la suggestion ’», ‘«’ ‘ les souvenirs reprennent leur densité naturelle ’» 116 . ( L’efficacité de ce travail sur l'image vient confirmer le poids d'existence de la réalité psychique ). Ainsi l’analyse arrive à son terme heureux : ‘«’ ‘  l'analyste voit la fin de sa puissance, rendue désormais inutile par l'achèvement des symptômes et l'achèvement de la personnalité ’».

À ce point d’une analyse, assez classique, quoique marquée de phénoménologie, Jacques Lacan va introduire quelques considérations sur l'identification. A cette époque, elle est jugée de manière plutôt positive : identification parentale, constellations, complexes, sont des images par lesquelles le sujet se construit. Hormis une référence moqueuse à la comedia del arte ( ‘«’ ‘  on reconnaîtra dans une image où nous mènera l'autre versant de ce travail’ ‘ 117 ’ ‘, la figure de l'Arlequin ’»), l’identification, et l’imaginaire qui en résulte, sont vus positivement ; il parle lui même de la ‘«’ ‘ positivité ’» des images. L’imaginaire est cette réalité psychique à quoi est appelée à se consacrer avec bonheur et utilité, la psychologie nouvelle qui poursuivra le travail de Freud. Au passage, il prend quelque distance et esquisse une critique de la métapsychologie freudienne, et particulièrement de son concept inaugural, la libido, dans quoi il ne voit ‘«’ ‘ que la notation symbolique de l'équivalence entre les dynamismes que les images investissent dans le comportement (...) l'entité essentielle de l'ordre rationnel, sans lesquelles aucune science ne saurait se constituer ’». On retrouve là l’influence de Meyerson : la notion de libido n’a d’autre valeur que de signifier une équivalence énergétique. Lacan en écarte ainsi la dimension sexuelle (on sait son refus ultérieur des ‘«’ ‘ pulsions ’», comme du ‘«’ ‘ rapport sexuel ’»).

On le voit, même si des éléments des développements ultérieurs apparaissent - l’image de l’Arlequin, certaines formules sur le langage qui annoncent le discours de Rome, dans cet article emprunté, Jacques Lacan ne met pas le feu. La libido est pudiquement voilée. La réalité psychique déborde l’inconscient freudien, qu’il s’agit de réintégrer, pour une fin heureuse de l’analyse 118 dans une personnalité enfin totalisée. Les références à Janet, Pichon, ceux qui font une psychologie à la ‘«’ ‘ française ’», sont toujours présentes. ‘«’ ‘ Au-delà ’» du principe de réalité matérialiste des associationnistes, il s’agit pour Lacan de faire reconnaître l’existence d’une réalité psychique propre, objet d’une psychologie phénoménologique intégrant en partie la psychanalyse.

Notes
115.

«Ecrits”, p. 73-91.

116.

En termes contournés, J. Lacan veut dire : se remémore plutôt que répète.

117.

Au début de son article, il annonce qu’il sera complété par un deuxième. Il ne semble pas qu'il l'ait écrit alors, mais l’image de l’Arlequin, comme défroque du moi, en donne sans doute l’orientation. Elle court au long de l’œuvre, pour finir par le rattraper (cf. la fin de notes chapitre sur Althusser).Sans doute ce deuxième article lui posait-il problème.

118.

Jacques Lacan n’a pas encore stoppé la sienne ; il peut encore en idéaliser la fin. Noter aussi dans cet article la valorisation du désir de guérir.