L’article qui étendra la réputation de Jacques Lacan au-delà du monde des avant-gardes intellectuelles, en lui conférant une réputation de savant, fut celui qu’il rédigea à la demande d’Henri Wallon pour la grande Encyclopédie Française, sous le titre : ‘«’ ‘ La Famille : le complexe, facteur concret de la psychologie familiale, les complexes familiaux en pathologie ’». 119 Encore guidé par l’espoir et l’ambition d’une synthèse, maître mot aussi bien de sa quête théorique, que de son objectif thérapeutique. Jacques Lacan essaie dans cet article de réunir la psychologie –même expérimentale- et la psychanalyse, de concilier Janet et Freud, et sur le point qui nous intéresse, de développer sa propre conception du moi sans se couper de l’orthodoxie institutionnelle, représentée alors par Anna Freud, gardienne, protectrice et héritière potentielle du discours freudien.
Des trois complexes familiaux qu’il étudie ici, le complexe du sevrage, le complexe d’intrusion, et le complexe d’Œdipe, le deuxième seul mérite l’intérêt. C’est dans les lignes consacrées à ce ‘«’ ‘ complexe d’intrusion ’» qu’on trouve les développements sur le moi et le stade du miroir qui vont marquer définitivement l’orientation de sa propre métapsychologie.
Le ‘«’ ‘ complexe d’intrusion ’» naît lors de la naissance d’un frère 120 . Sa portée va selon J. Lacan bien au-delà de la rivalité fraternelle ce qui lui confère une valeur théorique inappréciable. J. Lacan fait de la jalousie et de la haine qui se manifestent alors, le modèle généralisable de toute relation humaine. Cette jalousie infantile ‘«’ ‘ a dès longtemps frappé les observateurs ’». Il nous livre ces lignes de St. Augustin (Confessions, I VII) qu’il reprendra sans cesse : ‘«’ ‘ j'ai vu de mes yeux, dit Saint Augustin, et bien observé un tout petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait ’» 121 . J. Lacan apporte un point de vue original sur le sens de cette jalousie : cette jalousie représente ‘«’ ‘ non pas une rivalité, mais une identification mentale ’» (p.37). L’agressivité est la conséquence de cette identification à l’autre.
A ce moment, J. Lacan développe sa propre conception de l'identification, naturellement influencée par sa position sur la paranoïa. La psychanalyse, nous dit-il, a établi la fonction de l'identification en rapport avec le complexe d’Œdipe. Lui nous propose d'en établir les bases beaucoup plus précocement à ce stade génétique dont il s’octroie la découverte, le ‘«’ ‘ stade du miroir ’» 122 . Page 40 : ‘«’ ‘ l'emploi de ce terme (identification) au stade que nous étudions reste mal défini dans la doctrine ; c'est à quoi nous avons tenté de suppléer par une théorie de cette identification dont nous désignons le moment génétique sous le terme de stade du miroir ’». La découverte et la reconnaissance par le sujet de son image dans le miroir est un phénomène ‘«’ ‘ deux fois significatif ’». L'illumination (‘«’ ‘ l'intuition illuminative ’») qui s'ensuit, la jubilation (‘«’ ‘ le gaspillage jubilatoire ») ’qu’elle entraîne, ont un double sens, traduisent ‘«’ ‘ une double rupture vitale ’», la rupture de cette ‘«’ ‘ immédiate adaptation au milieu ’» qui caractérise le monde animal, et la rupture de l'unité de fonctionnement ‘«’ ‘ qui asservit chez l'animal la perception à la pulsion ’». Jacques Lacan n'emploie pas encore le mot, mais ce qu'il nous décrit ainsi, c'est l' ‘»’ ‘ Assomption ’» du petit animal à l'humanité, le versant positif de ce qui s’opère dans la traversée du miroir. Il y a une face noire de ce passage. L’enfant jubile de son accession à l’unité, passant du morcellement proprioceptif 123 à la totalité visuelle, mais il ne saisit son unité que dans une image, l’image d’un autre : ‘«’ ‘ dans la discordance caractéristique de cette phase, l'image ne fait qu'ajouter l'intrusion temporaire d'une tendance étrangère. Appelons-la intrusion narcissique : l'unité qu'elle introduit dans les tendances contribuera pourtant à la formation du moi. Mais avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme mais l'aliène primordialement ’» (p.43). On notera que si l'aliénation inhérente à la saisie de l'unité du moi dans l'image d'un autre est déjà soulignée, Jacques Lacan n'en fait pas alors une position indépassable (‘«’ ‘ avant que le moi affirme son identité ’»). J. Lacan ne manque d’ailleurs pas de souligner, les effets finalement positifs de l’exemple de l’aîné sur le plus jeune. Plus le puîné pourra assimiler de lui, ‘»’ ‘ plus heureuse sera la synthèse du moi (…) plus le sujet conforte à la fois sa personnalité et son objectivité garante de sa future efficacité » ’(p. 44). Impétrant psychanalyste, J. Lacan a donc encore une position conciliante. Sur la question du Moi il ne prétend encore qu’à compléter Freud, non à parler en son nom. Pour lui, Freud conçoit le moi en conformité et dans le prolongement de ce que nous en dit la psychologie classique, ‘«’ ‘ comme le système des relations psychiques selon lequel le sujet subordonne la réalité à la perception consciente ’». Cependant la psychanalyse nous fait découvrir des parties inconscientes du Moi, introduisant en lui une dualité : ‘«’ ‘ sous le terme de surmoi ’», le système des interdictions inconscientes. A ce système, le moi-conscience de la psychologie classique complété du surmoi inconscient, J. Lacan veut apporter sa touche propre. ‘«’ ‘ Il nous paraît important d'équilibrer théoriquement ce système en lui conjoignant celui des projections idéales qui, des images de grandeur de la ’ ‘«’ ‘ folle du logis » aux fantasmes qui polarisent le désir sexuel et à l'illusion individuelle de la volonté de puissance manifeste dans les formes imaginaire du moi, une condition non moins structurelle de la réalité humaine ’»(p.71). Face au système moi-surmoi, Lacan pose le système moi-idéal du moi, né du stade du miroir. La différenciation du moi repose premièrement sur l'interdiction posée par le surmoi : le refoulement du désir de la mère ; deuxièmement sur l'identification imaginaire proposé par l'idéal du moi. La différenciation du moi peut être ainsi menée à son terme. Elle est sanctionnée par ‘«’ ‘ l'achèvement consécutif de la synthèse spécifique du moi à l'âge dit de raison ’», l’accès à la compréhension, à la responsabilité, à l'affirmation de son autonomie.
Si au fil du texte, sa propre conception du moi issue du stade du miroir prend une place de plus en plus importante, on voit cependant qu’il maintient encore la conception classique d’une évolution génétique du moi et d’une marche vers l’autonomie. Dans la pensée du Jacques Lacan de cette époque, on peut espérer passer d’une unité factice imaginaire, à une unification réelle. Il présente deux faces du moi, mais ce sont deux moments de son développement. Il cherche encore la synthèse. Quant il aura coupé les ponts, il refusera toute composition, et ne retiendra plus qu’une seule conception du moi. La position première, imaginaire, du moi deviendra indépassable. Et on voit déjà percer dans cet article ce qui peut empêcher qu’elle soit dépassée. Pour être dépassée, il y faut des conditions sociales, qui lui semblent dans ces années-là en voie de disparition. Le recul de la fonction paternelle, l’ ‘»’ ‘ abâtardissement narcissique de l’idéalisation du père ’», ‘«’ ‘ un refoulement incomplet du désir pour la mère ’», mettent en place des conditions qui pourraient rendre difficile le dépassement de la position narcissique. Or d’où provient cette évolution des mœurs ? Il nous l’a déjà laissé entendre plus avant dans le texte. Le déclin de l'imago paternelle, disait-il pages 60 et 61, est lié à des causes sociales et politiques ( les ‘«’ ‘ effets extrêmes du progrès social ’»), mais il est plus intimement lié à l'évolution de la famille conjugale : ‘«’ ‘ puisqu'il s'opère par la croissance très visible par exemple dans la vie américaine des exigences matrimoniales ’». 124
Il nous apparait éclairant d’ouvrir ici une parenthèse pour donner la parole à Edouard Pichon, un proche, qui fit la critique de l’article sur les complexes familiaux dans la Revue Française de Psychanalyse (‘«’ ‘ La famille devant M Lacan ’», p.107-135) Outre le réel plaisir 125 qu’on éprouve à la lire, sa critique nous paraît révélatrice de la pensée de l’époque et mieux éclairer Lacan que bien des commentaires après-coup. On voudrait en donner intégralement le premier paragraphe pour en faire sentir le ton.
‘«’ ‘ Voilà, débute-t-il, M. Jacques-Marie Lacan élu membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris ; certes, il devient ainsi quelque chose ; mais, heureusement pour lui, il n'avait pas attendu nos suffrages pour être quelqu'un. C'est en effet à juste titre que M. Lacan passe pour un des esprits les plus brillants de la jeune génération psychiatrique française.’
‘C'est pourquoi il serait de l'intérêt de tous les psycho-pathologistes qu'il se dégageât d'une certaine cuirasse où son esprit se chartre : cuirasse faite à la fois d'un jargon de secte et d'une préciosité personnelle. Ces ouvrages en sont déparés.’
‘Ce n'est pas que je réprouve tout modelage conscient de soi par soi : le recherché peut être exquis, et les esprits distingués avoir raison de ne point se prostituer au goût du vulgaire ; mais, dans le cas particulier, il ne me semble pas que M. Lacan ait choisi pour son esprit, que toute sa formation tant héréditaire que familiale et sociale fait français, une parure qui lui convienne. Un de ses aînés, qui a été quelque peu son maître et qui est resté son ami, ai (sic), je crois, le droit de le lui dire, et peut-être si je suis écouté, M. Lacan, qui est encore tout florissant de bel âge, pourra-t-il bientôt donner ce qu'on attend de lui ’»(p.107)
Suivent plusieurs piques sur ce style que E. Pichon trouve un peu trop « allemand » : ‘«’ ‘ M. Lacan a lu Hegel et Charles Marx ; mais nous, nous avons lu M. Lacan. Et lire M. Lacan, pour un français, c'est comme on dit familièrement, du sport ! ’»…, ‘«’ ‘ il écrit souvent avec des mots français, en n'y entendant, c'est le cas de le dire, que le haut allemand ’»,… ‘»’ ‘ le recours à un mot impropre est un des effets de style qu’aime M. Lacan ’».
Mais enfin l’essentiel de la critique porte sur le contenu. ‘«’ ‘ La pensée de M. Lacan marche, je viens de le dire dans une colonne de nuées sombres, mais gravides, dont par déchirement naît et jaillit çà et là une étincelle de lumière. Dépouillons-la, mettons-la belle nue, cette pensée à la robe d'orage ; elle en vaut la peine ’» (p.110). E. Pichon le félicite d’abord de s’écarter du biologisme vers lequel dérive le freudisme, comme l’a justement remarqué M. Dalbiez. M. Lacan a raison de soutenir que c’est la tradition qui fait la famille. Dans une introduction où Durkheim est cité, mais Fustel de Coulanges pèse tout au long 126 , note Pichon, M. Lacan a raison d’affirmer qu'on éclaire mieux nos mœurs en étudiant ‘«’ ‘ les institutions positivement connues de la famille ancienne que par l'hypothèse d'une famille élémentaire qu'on ne saisit nulle part ’». M. Lacan recourt pourtant lui-même au biologisme, notamment lorsqu’il invoque l’hypothèse de la néoténie.
M. Lacan donne du complexe une définition vague qui déborde trop largement son sens psychanalytique : ‘«’ ‘ dans sa conception élargie du complexe, M. Lacan, il l'avoue, s'est vu amené à donner place aux ’ ‘«’ ‘ phénomènes conscients de structure semblable. Tel les sentiments... ’». Il serait plus clair de réserver le nom de complexe aux ‘«’ ‘ constellations affectives à l'état de conscience virtuelle ’» 127 . Si E. Pichon reconnaît l’intérêt de la description du stade du miroir, il conteste l'utilisation des mots d’identification, ou de narcissisme, qu'il trouve l'un inadapté dans le cas d’une identification préœdipienne, l'autre trop flou. Et pourquoi introduire le désir de la mort dans la relation spéculaire. E. Pichon se demande quel avantage intellectuel il y a à parler d'appétence de mort, ou de complexe de mort, sans préciser à quelle contenu psychologique réel répond ce terme de ‘«’ ‘ mort ’», et il conteste tout à fait cette affirmation de M. Lacan : ‘«’ ‘ l'image du frère non sevré n'attire une agression spéciale que parce qu'elle répète dans le sujet l'imago de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort » ’.
Mais voici la conclusion, dont nous livrons ces quelques lignes, fort éclairantes sur le terreau culturel où la pensée de Lacan prend ses racines, quand on sait qu’Édouard Pichon, plus que Loewenstein, fut le psychopompe 128 de Jacques-Marie Lacan.
‘«’ ‘ Les psychanalystes français ont chacun à sa manière propre, montré leur appartenance essentielle à la plus humaniste de toutes les civilisations, la française. Car la civilisation française, si vivante et si drue, conserve son précieux caractère d'humanisme, en dépit des efforts destructeurs tentés successivement par la réforme, par la mascarade sanguinaire de 1789-1799 et par la démocratie fille du 4 septembre. M. Lacan, sans rien abdiquer de son originalité, est, quant à cette françaiseté foncière, tout à fait des nôtres. Pour imbibé qu'il soit d'hégélianisme et de marxisme, il ne m'a semblé nulle part infecté par le virus humanitaire ; il n'a pas la sottise d'être l'ami de tout homme, on le sent l'ami de chaque homme ; c'est que ce psychanalyste est un optimate et par sa modelure ethnique et familiale, et par sa formation professionnelle médicale parisienne ’» (p.134-135).
Ainsi malgré quelques manquements à la clarté, ce style haut-allemand et les imprécisions sur les complexes, au bout du compte E. Pichon reconnait M. Lacan comme un des siens, un psychanalyste français. Ils ont cependant un point de désaccord, non sur le terrain psychanalytique, mais dans leur vision de la société française. Tous deux ont un point de vue identique sur l’importance de la famille et le rôle de la tradition dans la sauvegarde de la civilisation occidentale, mais Pichon, à la différence de Lacan, ne juge pas cette famille en danger, ne voit pas que la fonction du père y soit ébranlée et qu’une prolifération de névroses en résulte. La vraie divergence entre eux peut être ramenée à l'image différente qu'ils se font de la femme française. E. Pichon ne croit pas trop à ce que dit M. Lacan des exigences de la femme américaine, et en tout cas à leurs conséquences sur la famille. Certes maintenir la famille et la civilisation ‘«’ ‘ dans des époques et dans des pays où les gouvernements sont tombés en mains d'homme de culture insuffisante ou possédés par des syndromes névrotiques d’inacceptation’», est difficile 129 . Mais il revient aux psychanalystes de sauver le mariage : ‘«’ ‘ nous jouons aussi notre rôle dans le concert des dirigeants (je ne dis pas des gouvernants), car loin que la marche normale de la civilisation à une moindre différenciation sexuelle, nous apercevons partout les signes d'une sexualisation différentielle toujours plus accusée comme fondement de l'harmonie sociale ’». Le mentor de J. Lacan ne sent pas sa fonction paternelle aussi menacée. ( Ce militant de l’Action française, apparaît comme plus optimiste et moins réactionnaire que son élève).
Encyclopédie Française, Larousse, t. 8-40 (3-16) et 42 (1-8). Repris en 1984 chez Navarin, puis en 2001 dans « Autres Ecrits », sous le titre : « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie ».
On rappelle que Lacan avait un frère cadet Marc-Marie qui entra dans les ordres. E. Roudinesco rapporte qu’il fut jaloux du petit Marco (p. 25). Or à bien des égards, les postures et le style de Lacan trahissent des identification à des positions religieuses.
Il faut peut-être rappeler que le «frère de lait” est un enfant étranger, fils de riche placé en nourrice et «prioritaire”.
Il omet soigneusement toute référence à H. Wallon qui avait décrit peu avant l’attitude du jeune enfant face à son image dans un miroir. Peut-être pour en tirer plus de gloire. Sans doute aussi parce que Wallon a un point de vue génétique : pour lui l’enfant ne reste pas prisonnier du spéculaire, mais conquiert son autonomie, en dépassant le spéculaire par l’imaginaire, puis en accédant au symbolique.
J. Lacan empruntera à Borel l'expression de «stade Saturnien” pour caractériser ce stade archaïque précédant le stade du miroir. Il l’utilisera lors de son premier exposé à la S. P. P. (Hartmann et Loewenstein présents).
On pourra le vérifier dans le commentaire d’Édouard Pichon, au départ de la pensée de Jacques Lacan, la position narcissique du moi n'est pas indépassable. Elle ne le devient qu'en fonction de conditions sociales et politiques où l'Amérique donne déjà le mauvais exemple. ( Notez que c’est aussi le déclin de la famille et de la fonction paternelle aprés 1789 qui sera rendu responsable de la défaite par Vichy).
E. Pichon a de l’humour et au sortir du style de Lacan c’est un rafraîchissement de l’esprit. Chez lui, les quelques préciosités de style ne font que pimenter le texte d’un peu d’exotisme, sans l’alourdir. Pour un maurrassien le style était plus important que le fond, le style français étant celui du grand siècle (Lacan en a gardé quelque chose).
Fustel de Coulanges, dans un ouvrage éblouissant, resté un classique, « La Cité antique » ( 1864) avait fait du sentiment religieux le principe constitutif de la famille et de la cité antique.
p.112 - Pichon veut dire inconscientes.
Vers le milieu du texte à propos de « l’appétence » pour la mort que Lacan retrouve au cœur fond de tout être humain, E. Pichon évoque « son psychopompe psychanalytique M. Rodolphe Loewenstein » qui a fait une si pertinente critique de la conception freudienne de l' » instinct » de mort (p.114).
« Si en France, l'institution semble à première vue assez mal en point, c'est que des mesures légales en ont, depuis quarante ans, diminué la force »(p.132)