Avant d’en venir à cet article, plus légendaire que novateur, évoquons rapidement quelques articles des années 1947 et 1948. Ils sont d’ailleurs surprenants après ce qu’on vient d’entendre. On y est loin de la volonté de purifier la science psychologique des mélanges qui la gâtent, dont l’exemple, objet de la dénonciation précédente, a été l’organo-dynamisme de H. Ey, mais qui n’a même pas épargné le père de la psychanalyse. L’article sur ‘«’ ‘ La psychiatrie anglaise et la guerre ’» 145 , ponctuée de salutations à son ‘«’ ‘ ami ’» Turquet 146 , est un éloge de la ‘«’ ‘ rationalisation ’» psychologique appliquée à la guerre, ‘«’ ‘ pour opérer ce qu'on peut appeler la création synthétique d'une armée ’». Devant l’importance des cas d' ‘»’ ‘ inadaptation ’» le service psychiatrique du service de santé de l'armée britannique a été réorganisé, de nombreux psychiatres recrutés qui, utilisant tests et méthodes de groupe – travail de Bion et de Rickmann – ont pu faire le tri des ‘«’ ‘ débilards ’» (sic), sélectionner les officiers, rééduquer les cas difficiles et leur donner ‘«’ ‘ un bon esprit de groupe ’»(p.111). On a envoyé des psychiatres à l’avant pour soutenir les commandos. J. Lacan ne tarit pas d’éloges sur ce que l’armée britannique a su mettre en place ( à quoi il oppose son diagnostic de 1938 sur l’armée française : ‘«’ ‘ l’effet de dégradation du type viril que j’avais rapporté à la décadence sociale de l’imago paternelle dans une publication sur la famille de 1938 ’», p.112). Cependant il refuse de rapporter cette réussite à l’utilitarisme adaptatif, habituellement prêté aux anglais : ‘«’ ‘ la victoire de l'Angleterre est du ressort moral, je veux dire que l'intrépidité de son peuple repose sur un rapport véridique au réel, que son idéologie utilitariste fait mal comprendre, que spécialement le terme d'adaptation trahit tout à fait ’» 147 . Le mot d’adaptation l’horripile. Il ne s’agit pas d’ ‘»’ ‘ adaptation ’» mais de ‘«’ ‘ rapport véridique au réel ’».
En 1948, J. Lacan fait une communication au XIe Congrès des psychanalystes de langue française, à Bruxelles, sur ‘«’ ‘ L'agressivité en psychanalyse ’» 148 . On lui a confié le rapport théorique, Nacht étant chargé du rapport clinique. Après un développement sur l'importance de la parole dans l'expérience de la cure, qui prolonge ce qui avait été esquissé dans l'article sur ‘«’ ‘ Le principe de réalité ’» et anticipe sur le rapport de Rome, Jacques Lacan analyse la technique analytique qu’il centre sur le maniement du transfert négatif. L'agressivité dans l'expérience analytique se manifeste d'une part ‘«’ ‘ comme intention d'agression ’» -transfert négatif-, et d'autre part ‘«’ ‘ comme image de dislocation corporelle ’»(p.102). L'important dans l'analyse, c'est que le patient ne puisse se faire une idée de l'analyste trop élaborée qui en ferait un double de soi et provoquerait un excès de tension agressive. Il doit tout de même induire une ‘«’ ‘ paranoïa dirigée ’»(p.108) qui puisse fournir un objet d’analyse. Jacques Lacan justifie théoriquement cette technique à partir des acquis des analyses précédentes : le rôle de l'agressivité dans la paranoïa d'autopunition, son analyse du moi, inspirée du stade du miroir comme identification ‘«’ ‘ narcissique ’» (p.109), ainsi que sur son interprétation de la lutte hégélienne entre le maître et l’escave qui selon lui a établi ‘«’ ‘ définitivement ’» la théorie de la fonction propre à l'agressivité. Devant le noir tableau tracé en final de la condition de l'homme : ‘«’ ‘ à chaque instant il constitue son monde par son suicide ’» que peut faire le psychanalyste ? Tout juste peut-être apporter un peu de ‘«’ ‘ fraternité discrète ’»(p.123).
17 Juillet 1949, au XVIè congrès de Zurich, Jacques Lacan reprend le sujet de la communication avortée treize ans plutôt à Marienbad.
‘«’ ‘ Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique ’», rassemble les différentes analyses du stade du miroir. Descriptive : l'impuissance du petit homme, sa reconnaissance illuminative et jubilatoire devant le miroir. Interprétative : le stade du miroir matrice de l’identification, mouvement du Je se précipitant, ‘«’ ‘ de l’insuffisance à l’anticipation »’ (p.96 de l’édition des‘»’ ‘ Ecrits’ » de 1970)), dans une forme primordiale, un Je-Idéal 149 , mais « orthopédique », avant de s'objectiver dans ‘«’ ‘ la dialectique des identifications à l'autre »’ et avant que le langage ne ‘«’ ‘ lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet ’».
Les psychanalystes précédents ont perçu le lien fondamental du narcissisme à l’agressivité. C’est pour expliquer ‘«’ ‘ la relation évidente de la libido narcissique à la fonction aliénante du je, à l'agressivité qui s'en dégage dans toute relation à l'autre, fut-elle celle de l'aide la plus samaritaine »’ (p.98), que, sur le point de toucher à « cette négativité existentielle », ils ont eu recours à l'hypothèse de l'instinct de mort.Cette référence explicite à la philosophie de Sartre : ‘«’ ‘ cette négativité existentielle, dont la réalité est si vivement promue par la philosophie contemporaine de l'être et du néant »’ (p. 98), se poursuit par une critique de sa « psychanalyse existentielle » qui croit pouvoir faire coexister la liberté pure d’une conscience auto-suffisante, et la méconnaissance constitutive du moi. La fin de l'article est intéressante à souligner pour la suite. J. Lacan relie dans une même critique cet existentialisme qui ne peut décrire que des impasses subjectives (‘«’ ‘ une liberté qui ne s'affirme jamais si authentique que dans les murs d'une prison ’», p.98) et une psychanalyse qui associe le moi au système perception-conscience. Au lieu de tirer de la position existentialiste des conséquences pour sa propre interprétation, il l’assimile à une conception du moi qui sera celle de l'ego psychologie. Il amalgame le pour soi sartrien au système perception-conscience freudien. 150
S'il critique cette psychanalyse existentielle, si proche à bien des égards de sa propre conception du sujet, y associant cette psychanalyse qui donne tant de place au système perception-conscience dans le moi, par contre il est encore plein d'éloges pour le point de vue d’Anna Freud, sa conception du moi et sa description des mécanismes de défense. Il situe son propre travail dans le prolongement du ‘«’ ‘ grand ouvrage ’» (p. 97) de Melle Anna Freud, et veut répondre à son vœu d’instaurer dans les défenses du moi, un ‘«’ ‘ ordre génétique ’» 151 . Il fait de ses analyses – ‘«’ ‘ les structures si fortement articulées par Melle Anna Freud ’» - des arguments pour sa réduction du moi à sa ‘«’ ‘ fonction de méconnaissance » ’(p.98).
Il est évidemment abusif de réduire le moi aux mécanismes de défense, et ceux-ci à une pure fonction de méconnaissance. Anna Freud (1946) à plusieurs reprises souligne la capacité d'auto-observation 152 et d'accès à la réalité du moi, qui ne peut donc être trompeur de part en part. Elle rappelle d'autre part que le mot défense est ‘«’ ‘ le plus ancien représentant du point de vue dynamique en théorie psychanalytique »’ (p.41), c'est-à-dire qu’il renvoie à un conflit entre instances, et que c'est ce conflit qui est source de méconnaissance. Le projet même de l'ouvrage tel qu'Anna Freud le donne dès ses premières lignes, est identique à celui de Hartmann dans son texte sur le moi et le problème d'adaptation. Jusqu'à présent, dit-elle, l'intérêt de la psychanalyse s'est limité à l'inconscient, aux couches profondes du psychisme, au Ça donc, et ‘«’ ‘ quiconque passait de l'étude du çà à celle du moi courait le risque de se voir accusé d'apostasie ’». Aujourd'hui le temps est venu de se tourner vers l'étude du moi. Et quand dans cet ouvrage consacré aux mécanismes de défense, elle écrit ces lignes que n’aura pas manqué de souligner J. Lacan - : ‘«’ ‘ nos vues théoriques se sont modifiées à l'égard du moi dont le concept ne se confond plus pour nous avec celui du système perception-conscience’ » (p.25), elle n’en confond pas pour autant le moi, comme Lacan, à la fonction de méconnaissance. Anna Freud dit simplement que des fractions du moi sont inconscientes, qu'il revient à l'analyse de rendre conscientes. Si l'on poursuit la lecture de la première page, on voit qu’elle refuse cette idée, qui sera celle de Lacan, que ‘«’ ‘ certains problèmes tels que l'adaptation de l'enfant, de l'adulte au monde extérieur, certains concepts de valeurs comme ceux de la santé et de la maladie, de la vertu ou du vice ne devraient nullement intéresser la psychologie ’» (Lacan p.7).
Après cette communication sur le stade du miroir, viendront deux communications, l’une sur la criminologie 153 , l’autre sur le transfert 154 , qui ne présentent pas un grand intérêt pour notre sujet. De la première, en dehors des développements déjà connus sur le crime d’auto-punition, et les références de circonstance à Hesnard et à M. Bonaparte, on retiendra surtout ses réflexions sur la question de la responsabilité, question d'actualité s'il en était cette année-là, celle des procès de Nuremberg (p. 134 et 137) et de Mr Verdoux (p.144) Si l’on se met à expliquer, pourra-t-on encore condamner ? Pour Jacques Lacan, ‘«’ ‘ la psychanalyse dans son appréhension des crimes déterminés par le surmoi a donc pour effet de les irréaliser ’»(p.133). Elle les irréalise en ce qu’elle nous donne une entrée dans le monde « imaginaire » du criminel. Mais ce faisant elle nous donne la vérité, le sens de son comportement, et elle l'humanise donc : ‘»’ ‘ la psychanalyse résout un dilemme de la théorie criminologique : en irréalisant le crime elle ne déshumanise pas le criminel ’» (p.134). En lui accordant la responsabilité de ses actes et le juste châtiment, elle le reconnaît comme un homme. ‘«’ ‘ Seule la psychanalyse pour ce qu'elle sait comment tourner les résistances du moi est capable dans ces cas de dégager la vérité de l'acte, en y engageant la responsabilité du criminel par une assomption logique, qui doit le conduire à l'acceptation d'un juste châtiment »’.
L'essentiel de l'intervention sur le transfert est une analyse remarquable du cas Dora. Pour le reste, elle ne contient d’intéressant que ce passage significatif de son ambivalence à l'égard de son ami Daniel Lagache –son frère et rival en psychanalyse-. Pourquoi en effet se croit-il obligé de faire suivre sa critique du psychologisme naturaliste, de la protestation qu’elle ne vise pas du tout l’ami Daniel Lagache ( ‘«’ ‘ je précise ici, si tant est qu'il en soit besoin, que ces questions ne visent en rien un travail comme celui de notre ami Lagache »’, p.214)? S'il n'en était pas besoin, alors pourquoi le dire ? Pour signifier quoi ? Il maintiendra cette ambiguïté quelque temps encore.
Paru en 1947 dans l’ » Evolution Psychiatrique ». Cité d’après l’édition des « Autres écrits », p. 101-120..
Dans quelques années il ne sera plus que Turckey, le dindon.
Mais comment entendre son nouvel appel à la prophylaxie sociale ( page 116 : « tout un ordre de prophylaxie sociale apparaît possible pour l’avenir »). Ne s’agit-il pas d’adaptation?
« Ecrits » 1999, t;1, p. 100-123.
Lacan choisit de traduire ainsi de manière stricte le « Ich »et l’ » Ideal-Ich » freudien. Il s’agit donc du Moi et du Moi-Idéal. Dans la suite du texte il alterne les deux traductions par exemple à la page 98, « la fonction aliénante du je », est suivie, 9 lignes plus loin, des «méconnaissances constitutives du moi ». L’influence sartrienne est ici évidente. La critique de la psychanalyse existentielle qui termine l’article, l’englobant avec la « psychanalyse du moi », en est d’autant plus révélatrice. (Lacan s’attaque plutôt à qui lui est plus proche, plus semblable, comme un renvoi en miroir)
Il faudra se souvenir qu’au départ de sa critique de la « psychanalyse du moi », il y a cette assimilation du système perception-conscience freudien au pour-soi sartrien.
Anna Freud (1946) se demande en effet s'il ne serait pas possible de mettre de l'ordre dans l’hétérogénéité des mécanismes de défense, en les associant à des phases particulières du développement de l'enfant (Chapitre V de la 1ère partie : « Essais de chronologie, p. 48 à 51 de l'édition française). Mais elle arrive la conclusion que « il est sans doute préférable de renoncer à un semblable travail » (p. 51).
Voir le long paragraphe sur le moi – et le psychanalyste - comme observateur, pages 9-10.
« Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », communication pour la 13ème conférence des psychanalystes de langue française, « Ecrits »1999, p. 124-149, sera suivie des « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », le résumé des réponses lors de la discussion du rapport précédent («Autres écrits” 2001, p. 121-125).
« Intervention sur le transfert », «Ecrits” 1999, p. 212-223.