Le Séminaire sur le Moi – La chose freudienne – Situation de la psychanalyse

Venons-en maintenant aux charges les plus violentes contre la psychologie (ie la psychologie du moi comme retour à la psychologie générale). On les trouve dans les textes de fin 1954 à 1956. Nous nous arrêterons essentiellement sur le séminaire II, ‘«’ ‘ Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse » ’(éd.1978), qui se déroula de fin 54 à la mi 55, à partir duquel il rédigera ‘«’ ‘ Le séminaire sur la lettre volée ’», et sur les articles ‘«’ ‘ La chose freudienne ou le sens du retour à Freud en psychanalyse ’», et ‘«’ ‘ Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste ’» (cités ici d’après l’éd. de 1970).

‘«’ ‘  Une notion du moi est réapparue qui trahissant Freud tend à la ’ ‘«’ ‘ résorption » du savoir analytique dans la psychologie générale, ce qui signifie à cette occasion la psychologie prè-analytique ’»(‘«’ ‘ Sém. II ’», p.12). Ainsi est introduite la thématique du séminaire sur le Moi. Selon Lacan, les esprits faibles ont vu dans le virage de 1920, l'apparition dans l’œuvre de Freud de la nouvelle topique, l'occasion de célébrer le retour du moi : ‘«’ ‘ Ah ! Le voilà revenu ce brave petit Moi ! On s'y retrouve ! ’»(p.20). Ce moi retrouvé par des psychanalystes serait, selon Lacan, le moi des philosophes, moi clair à lui-même.

Les psychanalystes visés par J. Lacan sont évidemment les psychanalystes américains : ‘«’ ‘  Monsieur Hartmann, chérubin de la psychanalyse nous annonce la grande nouvelle qui nous permettra de dormir tranquilles, l'existence de l'ego autonome ’»(p.20). Cet Ego autonome - dont nous verrons dans le chapitre suivant, que les Américains ne lui accordent qu’une autonomie relative-, J. Lacan en fait aussitôt une réalité transcendante (‘«’ ‘  pourquoi réintroduire la réalité transcendante de l'autonomous ego ? ’») 173 . J. Lacan ironise : ‘»’ ‘  on nous parle d'ego autonome, de partie saine du moi, du moi qu'il faut renforcer, du moi qui n'est pas suffisamment fort pour qu'on puisse s'appuyer dessus pour faire une analyse, du moi qui doit être l'allié de l'analyste, l'allié du moi de l'analyste etc. vous voyez ces deux moi, bras-dessus bras-dessous, le moi de l'analyste et celui du sujet, en fait subordonné à l'autre dans cette soi-disant alliance» ’(p.88).

Sa cible principale, au titre de l’ego-psychologie, c’est ici E. Erikson et sa théorie des stades de l’Ego : ‘«’ ‘  ce sont des amusettes psychologiques, certainement fort instructives, mais qui me paraissent à la vérité aller contre l'esprit même de la théorie freudienne. Car enfin si l'ego est cette succession d'émergences de formes, si cette double face de bien et de mal, de réalisations et de modes d'irréalisation en constitue le type, on voit mal ce que vient faire là-dedans ce que dit Freud en mille et en deux mille endroits de ses écrits que le moi est la somme des identifications du sujet, avec tout que cela peut comporter de radicalement contingent. Si vous me permettez de l'imaginer, le moi est comme la superposition des différents manteaux empruntés à ce que j'appellerais le bric-à-brac de son magasin d’accessoires ’»(p.186) 174 . On voit bien là que ce que Jacques Lacan refuse, c'est l'idée d'un développement du moi. C'est pourquoi il ne peut entendre la question de l'autonomie. Cela tient évidemment à sa position d'analyste d'adultes. Pour tous les psychanalystes, psychologues, simples observateurs, éducateurs ou parents, qui ont regardé un enfant grandir, un tel refus d'admettre le développement du moi et son autonomisation progressive, apparaît comme un déni de réalité. 175

Jacques Lacan réduit le moi à l'identification. Sans aucun doute l'identification joue bien son rôle dans le développement du moi chez Freud sauf que : premièrement ces identifications ont une histoire, l'identification ne fonctionne pas de la même façon suivant le moment du développement ; deuxièmement l'identification n'a pas qu'un aspect négatif, les images servent à se construire, et l'on peut même jouer avec ses images identificatoires – ce que reconnaissait le premier Lacan- ; troisièmement Freud a balancé ces effets d’identification par d'autres éléments qui les corrigent et qui renvoient à l'accès à la réalité (Nous y reviendrons ). Il faut donc se demander pourquoi Jacques Lacan, grand lecteur de Freud, ne met l'accent que sur un des aspects de la construction du moi négligeant ce que Freud dit, non pas en ‘«’ ‘ mille ou deux mille endroits ’» certes, mais de manière très nette jusque dans son testament. Tout d’abord, il est évident qu'il ne retient de Freud que les éléments qui corroborent sa conception du moi imaginaire, à partir de sa théorie du stade du miroir. Mais son objectif est surtout stratégique ; on le voit bien avec le durcissement de sa position et l'accentuation de ses attaques. À ce moment de son histoire, après la rupture de 53 et avec les menaces d'enquête qui pèsent sur sa pratique, Jacques Lacan a choisi d'attaquer l’I.P.A., qui est majoritairement américaine et est statutairement tenue par les représentants ou les alliés de l'ego psychologie. Cette stratégie est efficace : comme on l'a déjà remarqué, dès lors que l'on peut accoler l'épithète ‘«’ ‘ américain ’» à quelque produit que l'on veut boycotter, on est sûr de ne point manquer d’alliés enthousiastes.

Et ainsi ses attaques vont augmenter de violence dans l'article sur : ‘«’ ‘ La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse ’», article publié en 1956 dans ‘«’ ‘ l'Evolution psychiatrique ’», qui reprend une intervention faite à Vienne l'année précédente. Les circonstances de cette intervention valent d'être relatées. Jacques Lacan se trouvait à Vienne pour l'inauguration d'une plaque commémorative apposée sur la maison de Freud, plaque que l'I. P. A. n'avait pas jugé bon de subventionner. Lacan voit là un signe évident du reniement de Freud par la psychanalyse officielle : ‘»’ ‘  rien qui surprenne chez ces analystes américains, car dans ce pays on nie l'histoire ’» (p. 216, éd. de 1970).

Notons au passage, pour mettre en évidence la géométrie variable de son orthodoxie freudienne, que Lacan y rend un hommage appuyé au psychanalyste autrichien Igor Caruso (‘«’ ‘  mes relations excellentes et déjà datées avec M. Igor Caruso ’»). Nul doute que pour lui ce jour-là, à cet endroit-là, M. Caruso vaille bien mieux que M. Hartmann. C'est tout simplement que M. Caruso est viennois, et lui-même en conflit avec l'I. P. A.. Quant à être freudien... Pour n'être pas suspecté de partialité, c’est à E. Roudinesco ( ‘«’ ‘ Dictionnaire de la psychanalyse ’», article Caruso) que nous empruntons ces lignes : ‘«’ ‘ tout en restant freudien, il n'acceptait pas les standards de formation de l'I. P. A. et comme Jacques Lacan il voulait donner à la psychanalyse  une orientation intellectuelle spirituelle et philosophique. Aussi la considéra-t-il à la lumière de la phénoménologie comme une méthode d'édification de la personnalité ’». Voilà qui est assez juste sur le sens de l'orientation lacanienne en psychanalyse, sauf que Jacques Lacan s'est toujours présenté avant tout comme psychanalyste, et pur freudien. Mais surtout aucun lecteur attentif ne peut ignorer tout le mal que pense à l’époque Jacques Lacan de la phénoménologie et de la personne humaine. 176 A bien des égards la psychanalyse de M. Igor Caruso aurait dû susciter l'ire de Jacques Lacan bien plus que celle de l'Ego psychology, s’il ne s’était agi d’abord de stratégie. Ils sont, Caruso et lui, d'un même côté dans la lutte contre l'I. P. A., et cela suffit.

Venons-en à l'essentiel de cet article. Il s'agit donc d'un retour à Freud, abandonné et trahi par l’I.P.A.. C'est au début de cette intervention qu'il rapporte les paroles fameuses soi-disant confiées par Jung : ‘«’ ‘  ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ’». C’est ce qu’aurait dit Freud sur le bateau qui l'amenait pour son premier voyage en Amérique. Jung ne rapporte rien de tel dans ses mémoires, et dans sa biographie Élisabeth Roudinesco dit très clairement que ‘«’ ‘ Lacan inventa donc une fiction plus vraie que nature destinée à imposer contre la psychanalyse dite américaine sa propre relève ’» (p.349). Peu importe à Lacan la réalité des faits, puisque ici par sa bouche la Vérité parle. Elle nous parle de la trahison américaine et. des ‘»’ ‘  burgraves de l’analyse ’». Là-bas la pratique de la psychanalyse ‘«’ ‘ s'est ravalée si sommairement à un moyen d'obtenir le ’ ‘«’ ‘ success » et à un mode d'exigence de la ’ ‘«’ ‘ happiness » qu'il convient de préciser que c'est là le reniement de la psychanalyse » (p.226’). 177

La partie la plus connue de son intervention est le fameux ‘«’ ‘ intermède du pupitre ’» où, sur six pages, pour critiquer l' ‘»’ ‘ objectivation ’» du moi, la transformation du moi en une ‘«’ ‘ chose ’», il le compare au pupitre devant lequel il parle, et auquel il va même donner la parole. Nous nous permettrons de citer de larges extraits de ce passage car on a un peu trop oublié la violence de ce discours.

Page 231‘»’ ‘  De 35 ans de cohabitation, dont dix de liaison plutôt orageuse, régularisée enfin par le ministère de Mademoiselle Anna Freud en un mariage dont le crédit social n'a fait qu'aller en augmentant, au point qu'on m'assure qu'il demandera bientôt à se faire bénir par l'église, en un mot comme en cent de l'expérience la plus suivie des psychanalystes vous ne tirerez plus rien que ce tiroir.’

‘Il est vrai qu'il est rempli jusqu'au bord de vieilles nouveautés et de nouvelles vieilleries dont l'amas ne laisse pas d’être divertissant. Le moi est une fonction, le moi est une synthèse, une synthèse de fonctions, une fonction de synthèse, il est autonome ! Celle-là elle est bien bonne. C'est le dernier fétiche introduit au saint des saints de la pratique qui s'autorise de la supériorité des supérieurs. Il en vaut bien un autre en cet emploi, chacun sachant que pour cette fonction, elle tout à fait réelle, c'est l'objet le plus démodé, le plus sale et le plus repoussant qui fait toujours le mieux l'affaire. Que celui-ci vaille à son inventeur la vénération qu'il recueille là où il est en service, passe encore, mais le plus beau est qu'il lui confère dans des milieux éclairés le prestige d'avoir fait rentrer la psychanalyse dans les lois de la psychologie générale(…)’

‘Mais la dernière trouvaille et la meilleure : le moi comme tout ce que nous maniions depuis quelque temps dans les sciences humaines, est une notion o-pé-ra-tion-nelle.’

‘Ici je prends recours auprès de mes auditeurs de ce chosisme naïf qui les maintient ainsi bien séans sur ces bancs à m'écouter malgré le ballet des appels du service pour qu'il veuille bien avec moi stopper c’t-o-pé.’

‘En quoi cet o-pé distingue-t-il rationnellement ce qu'on fait de la notion du moi en analyse de l'usage courant de tout autre chose, de ce pupitre pour prendre la première qui nous tombe sur la main »’

Car pour Lacan, le pupitre qui est devant lui, ‘«’ ‘ n’est pas moins que le moi tributaire du signifiant ’». Il n’y a pas tant de différence entre le pupitre et nous ‘«’ ‘ quant à la conscience ’», il suffit de la placer entre deux miroirs. Suit une attaque des formes « bâtardes » de la phénoménologie, et tout particulièrement de Karl Jaspers : ‘«’ ‘  directeur de conscience en fonte » ’et ‘«’ ‘ maître à penser de fer blanc ’». 178

Dans deux articles qui suivent, destinés à des philosophes, il poursuivra ses attaques. Dans ‘«’ ‘  Situation de la psychanalyse et formation des psychanalystes ’» : ‘«’ ‘  gardez-vous de comprendre ! Et laissez cette catégorie nauséeuse à MM. Jaspers et consorts ’». C'est dans cet article qu'il trace le tableau de la secte de ses ennemis comme celui d'une cour où se promènent les ‘«’ ‘ Suffisances ’», les ‘«’ ‘ Petits souliers ’» en attente d'être intégrés, les ‘«’ ‘ Bien-Nécessaires ’», les ‘«’ ‘ Béatitudes ’», et tous les ‘«’ ‘ number-one ’», ‘«’ ‘ l’Un-en Plus ’», l’ ‘»’ ‘ Un sans Plus ’», l’ ‘»’ ‘ Un encore ’» et ‘«’ ‘ l’Un de trop ’». Tout ce grand corps est selon lui comme celui de M. Valdemar du conte d'Edgar Poe, c'est-à-dire mort et pourri et ne tenant plus que par le regard de l'hypnotiseur. Et comme plus rien ne semble le retenir, Jacques Lacan propose, puisque c'est ‘«’ ‘ la diaspora allemande qui a donné là-bas les cadres les plus hauts de la béatitude ’», et trahi l’authenticité freudienne, qu'un vote du congrès octroie à l'I. P. A. un petit territoire…

Un territoire pour cette diaspora ! Que dire là après ?

Quelle conception du moi, à ce moment de son évolution, Jacques Lacan oppose-t-il à celle de l'Ego psychology ? Lacan précise que le Moi n'est pas le Je, ce qu'il représentera plus tard topologiquement à travers différents schémas.  Le moi n'est qu'un objet qui remplit une certaine fonction. Seul l'inconscient est le véritable sujet et a le droit de dire Je. ‘«’ ‘  L'inconscient échappe tout à fait à ce cercle de certitudes en quoi l'homme se reconnaît comme moi. C'est hors de ce champ qu'il existe quelque chose qui a tous les droits à s'exprimer par Je ’» (« Sém.. II », p.16). ‘»’ ‘ L'inconscient, c'est ce sujet inconnu de moi, méconnu par le moi ’» (p.59), il est le noyau de notre être. Le moi pour l'essentiel est une fonction imaginaire. D'ailleurs, ‘«’ ‘ pour concevoir la fonction que Freud désigne sous le nom de moi, comme pour lire toute la métapsychologie freudienne, il est indispensable de se servir de cette distinction de plans et de relations qui est exprimée par les termes de symbolique, d'imaginaire et de réel ’»(p. 50). Il est évident que sa trilogie Imaginaire-Symbolique-Réel est tout à fait étrangère à la pensée freudienne. On voit là Lacan introduire ce qu'il a de plus personnel, en réinsérant dans un cadre général ce qu'il nous avait déjà dit à plusieurs reprises à partir de sa conceptualisation du stade du miroir.. Il revient sur la fonction imaginaire qui est déjà présente dans la nature ( ces ‘«’ ‘ captations gestaltistes ’», dont il parlait déjà avant guerre), mais qui remplit chez l'homme une fonction différente et sur le stade du miroir où ‘«’ ‘ le corps morcelé trouve son unité dans l'image de l'autre ’» (p. 72). 

Les relations entre le moi et le je sont illustrées par un schéma 179 qui sera systématisé dans son article sur la lettre volée (mise en forme d'une partie du séminaire sur le moi). Ce schéma L structure les rapports entre quatre termes qui sont : S (ou Es, c’est à dire le Sujet ou le Ça), a (le moi), à (l'autre), A (l’Autre). Ces quatre termes sont reliés par des vecteurs dont les deux diagonales qui se coupent, la diagonale reliant a (le moi) à (l’autre), représentant la relation imaginaire qui vient interrompre la relation inconsciente entre A et S.. La relation imaginaire, le moi, font donc barrage au discours inconscient. Le terme qui pose problème est A.. S’agit-il du discours paternel, du désir maternel, de la mort ? De la parabole souvent évoquée à cette époque, aussi bien dans le séminaire que dans ‘«’ ‘ La chose freudienne ’», ou l'article sur ‘«’ ‘ La psychanalyse et son enseignement » ’, celle de Jérémie 31-29 : ‘«’ ‘  car le raisin vert de la parole par quoi l'enfant reçoit trop tôt d'un père l'authentification du néant de l'existence, et la grappe de colère qui répond aux mots de fausse espérance dont sa mère l’a leurré en le nourrissant au lait de son vrai désespoir, agacent plus ses dents que d'avoir été sevré d'une jouissance imaginaire, ou même d'avoir été privé de soins réels ’», que faut-il entendre ? Que l’analyste doit prendre  la place du prophète ?

Quel est donc le but de l'analyse ? ‘«’ ‘ Si on forme des analystes c'est pour qu'il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C'est l'idéal de l'analyse qui, bien entendu reste virtuel ’»(« Sém. II », p.287). «   L'analyse doit viser au passage d'une vraie parole qui joigne le sujet à un autre sujet, de l'autre côté du mur du langage (p. 287). Il s'agit de laisser la voix à une parole authentique du sujet. ‘«’ ‘ Wo es war, soll ich werden’». C'est dans ‘«’ ‘La chose freudienne ’» que Jacques Lacan donne son interprétation de la fameuse phrase qui termine la 31e des ‘«’ ‘ Nouvelles conférences ’». Contrairement à ce que dit la traduction anglaise : ‘«’ ‘ Where the id was, there the ego shall be ’», Freud ne parle pas ici de ‘«’ ‘ das Es ’» ni de ‘«’ ‘ das Ich ’». Selon J. Lacan cela signifie qu’ici Es ne désigne pas le ça, mais un lieu, et ich non pas le moi mais le sujet, ‘«’ ‘  le sujet véritable de l'inconscient ’». Il nous propose dans la traduction suivante : ‘«’ ‘ Là où c’était, c’est mon devoir que je vienne à être ’» (p.227) 180

Que reste-t-il à l'analysant, une fois la démystification accomplie ? C’est Colette Audry qui pose la question, (‘«’ ‘ Sém. II ’», page 250) : le barrage imaginaire rompu, on se trouve en présence de la mort. Est-ce cela le but de l'analyse, attendre et contempler la mort ? C’est cela répond Lacan.

Pourtant l'individu singulier chemine grâce aux illusions de son moi. Il passe par ces formes, ces identifications, il rêve, se leurre, mais c'est cela qui remplit sa vie. Après tout les bouddhistes disaient bien qu'on ne s'installe pas dans le Nirvana. Comme le remarque J. B. Pontalis, ‘«’ ‘  heureusement qu'Oedipe n'a pas su trop tôt ce qu'il n'a su qu'à la fin, car il a fallu tout de même qu’il remplisse sa vie ».’

Pour remettre le Moi à sa place, Lacan le compare à Sosie le personnage d’Amphitryon. Sosie c’est le moi, dit Lacan : ‘«’ ‘  la première fois que le moi apparaît, il rencontre moi. Et qui moi ? Moi qui te fous dehors. C'est de cela qu'il s'agit et c'est en cela que la comédie d'Amphitryon est véritablement exemplaire ’» (« Sém. II », p.307). Exemplaire ? Alors revenons nous-mêmes à cette intrigue née de l’imagination de Plaute. Jupiter pour posséder Alcmène, prend les traits d’Amphitryon. Il est aidé de Mercure qui revêt l’apparence de Sosie le serviteur. Pour Lacan, Sosie face à son double est dans la position naturelle du moi. Il se voit interdire sa porte et prouver à coups de bâton qu'il ne s'appelle pas Sosie. Ne sachant plus qui il est, il ne lui reste comme réalité à quoi s'accrocher que celle de son dos douloureux.. La scène est selon Lacan exemplaire de la position du moi, et de la façon dont une bonne psychanalyse doit le traiter : ‘«’ ‘ Et alors Amphitryon roue de coups le malheureux Sosie. En d’autres termes il lui analyse son transfert négatif. Il lui apprend ce qu’un moi doit être » ’(p.309).

Cette démonstration par l’allégorie est mémorable. Cependant on pourrait interpréter autrement la position de Sosie. Après tout Molière lui-même, en quelque sorte le grand Autre, le maître des rôles et des machines, s’était réservé le rôle de Sosie. N’était-ce pas qu’il donnait une autre profondeur à Sosie que celle que Lacan donne au moi. Peut-être derrière le personnage pleutre, creux, fat, voyait-il quelqu’un de lucide sur sa place (face aux Grands autres), et jouant la comédie pour se sauver. Le Sosie de Molière doit bien tenir quelque chose du célèbre Sosie de son prédecesseur Rotrou, 181 caractère plein d'humour et qui sait ce qu'il en est des images ( C'est lui qui départagera les deux Amphitryons par la réplique célèbre : ‘«’ ‘ Point, point d’Amphitryon où l’on ne dîne point ’»). Si c’était ce Sosie là, le Moi, serviteur de deux maîtres, plein d’humour et d’industrie comme tant de valets à venir, qui incarnent la condition humaine plus justement que les dieux, les rois, les saints et le héros ( on pense au Leporello du Don Giovanni, ou au Papageno de la Zauber Flöte) 182 .

‘«’ ‘ Moi, la Vérité je parle ’», fait dire à Freud Jacques Lacan. Mais de quoi parle-t-elle ? D’agents secrets et de pigeon vole, d’Hegel, de Fichte, de Cléopatre et de ‘«’ ‘ nez parlant ’» ? N’est-ce pas là aussi purs jeux d’illusions ?

La vérité, dit Lacan, c’est que nous sommes ‘«’ ‘ machinés ’». Ce qui sépare l'ordre humain de l'ordre naturel c'est l'émergence de la fonction symbolique. Mais il ne s'agit pas ici de répéter cette banalité que le langage est le propre de l'homme. Le symbolique dont parle Lacan est une mécanique. Notre différence par rapport à l'animal c'est que nous sommes des machines qui fonctionnent alors que l'animal est une machine bloquée (‘«’ ‘  Il serait très facile de vous démontrer que la machine est beaucoup plus libre que l'animal. L'animal est une machine bloquée ’», p.44). Les machines ça va beaucoup plus loin du côté de ce que nous sommes réellement que ne le soupçonnent ceux-là mêmes qui les construisent. Quand Lacan dit que l'inconscient est le discours de l'autre, il faut comprendre que ‘«’ ‘ ce n'est pas le discours de l'autre abstrait’ ‘ 183 ’ ‘, de l'autre dans la dyade, de mon correspondant, ni même simplement de mon esclave, c'est le discours du circuit dans lequel je suis intégré ’» (p.112). C'est la machine cybernétique, ses 0 et ses 1, qui incarne le mieux l'activité symbolique la plus radicale chez l'homme (‘«’ ‘  qu'est-ce qu'un message à l'intérieur d'une machine, c'est quelque chose qui procède par ouverture ou non ouverture ’» (p.111). La résistance, c'est comme une ampoule triode : une ampoule triode le courant passe ou ne passe pas, ‘«’ ‘ eh bien, la résistance, la fonction imaginaire du moi comme telle, c'est ça ’» (p.148). Une machine c'est un jeu de places et de pièces qui se déplacent 184 . Peu importe à Lacan les particularités du sujet humain, ce qui importe c'est sa place. Jouer avec une machine nous en apprend beaucoup nous dit Lacan parce qu’on ne peut pas s’en sortir par voie d’identification ; rien ne sert d’essayer de comprendre. Si ce sont les machines qui expliquent l’homme, alors ‘«’ ‘  La psychanalyse n'est pas un humanisme ’» (p.83). ‘«’ ‘ La position de Merleau-Ponty, elle, est essentiellement humaniste. Et on voit où ça le mène ’» (p.100).

L’apologue de ‘«’ ‘ La lettre volée ’» illustre bien cette impasse. Les policiers qui la cherchent peuvent s’évertuer à comprendre, ce n’est pas ainsi qu’ils la retrouveront. En réalité le vrai personnage est la lettre (‘«’ ‘ symbole se déplaçant à l’état pur ’», ‘«’ ‘ Sém. II ’», p.231). Seul celui qui a compris cela maîtrise la situation. Les autres personnages, le roi, la reine, le ministre, ne valent que par leur position envers ce sujet radical : ‘«’ ‘  Pour chacun la lettre est son inconscient ’» (p.231)

On constate par-là qu’au motif de préserver la spécificité de la psychanalyse face aux sciences naturelles, Jacques Lacan en arrive à une conception encore plus réductrice de l'humain. Pour lui d'ailleurs ‘«’ ‘  le mot d'humanisme est un sac où pourrissent tout doucement, entassés les uns sur les autres, les cadavres de ces surgissements successifs d'un point de vue révolutionnaire sur l'homme ’» (p.243). On voit qu'il en va de l'humanisme comme du moi : sous une couverture d'oripeaux, plus rien qu'une place à remplir de 0 et de 1. On imagine s’il avait connu alors les machines de Turing. 185

Dans son pamphlet sur Lacan, F. Georges, dit très justement que la meilleure illustration de l’inconscient lacanien se trouve ‘«’ ‘ dans la colonie pénitentiaire décrite par Kafka où les détenus portent gravés sur leur corps l’article du code qu’ils ont enfreint ’» (p. 149).

Notes
173.

L'accent mis sur la transcendance est à mettre en correspondance avec l’amour de la coupure. De sorte que, dans la façon dont J. Lacan pose le problème, on n’a plus le choix qu'entre la transcendance de l'ego, où la transcendance du Ça (Es, S).

174.

Dans son « Young man Luther » (1958) on peut lire ces quelques lignes qui sont une réponse indirecte de Erikson aux positions de Lacan. Il parle des dérives de la réception de l’enseignement freudien : « Nous avons été consternés de voir nos procédés d’élucidation dénaturés en un fatalisme, maintenant très répandu, selon lequel un homme n’est autre chose que la multiplication des fautes de ses parents et l’accumulation de ses Mois antérieurs successifs »(p.18 de la trad. fr.). On dirait un résumé de la doctrine lacanienne. Ce n’est pas par hasard que l’on trouve ces lignes dans un ouvrage consacré à Luther. C’est de Luther que J. Lacan tire les images les plus fortes pour peindre la situation de l’homme dans son séminaire sur l’éthique (étron chié par l’anus du diable). Il est probable aussi qu’il s’identifie à lui dans sa rupture avec l’église officielle.

175.

Par contre E. Erikson pouvait parler du développement en connaissance de cause. Il s'était beaucoup occupé d'enfants et d'adolescents, en cabinet et sur le terrain. Il reste encore un des spécialistes du développement les plus cités.

176.

Ajoutons que Igor Caruso venait de publier (1952) son livre sur : «Psychanalyse et synthèse personnelle ». Mme Roudinesco, a beau préciser que la méthode d'édification de la personnalité de M. Caruso vise « non pas à adapter le sujet au principe de réalité, mais à l'amener à résoudre les tensions résultant de sa relation conflictuelle avec le monde », elle a du mal à convaincre de la différence.

177.

Dans «La psychanalyse et son enseignement », page 454 de l’éd. de 1999, il décrit l'objectif de cette psychanalyse dévoyée ( le retour au bercail de la psychologie) comme le « chancre constitué par les alibis récurrents du psychologisme dans une ère sociale qui couvre son irresponsabilité de ce qu'a eu de signifiant le mot : libéral »

178.

On voit que si l'inspiration de la critique est heidegerienne, le ton est franchement celui des orateurs populistes pour ne pas dire plus. Dans son petit livre sur «Le conservatisme”, PUF, 1988, Philippe Beneton dit de Maurras : « Amoureux des écrivains classiques, Maurras pratiquait pourtant plus volontiers l'outrance et l’invective que l'euphémisme et la litote. Le ton général du mouvement était celui de la certitude dogmatique”. Mais comme modèle de violence pamphlétaire, c’est Léon Daudet qui vient naturellement à l’esprit.

179.

On ne s’étendra pas sur les schémas de Lacan. Outre le schéma L, il faudrait évoquer celui du bouquet renversé avec ses miroirs. Inspiré du dispositif de Bouasse («  Optique et photométrie dites géométriques ») ce dispositif composé d'une planchette, un vase au-dessous, un bouquet de fleurs au-dessus, deux miroirs se faisant face, l'un plan, l'autre courbe, et où un oeil se déplace entre les deux miroirs jusqu'au point où une image va se former montrant le bouquet de fleurs dans le vase, vise également à illustrer la dimension fondamentalement trompeuse de l'imaginaire.

180.

La traduction contestée par Jacques Lacan est due à Anne Berman, amie de Marie Bonaparte. Elle date de 1936, et dit effectivement « Le moi doit déloger le ça », ce qui est effectivement ambitieux. La traduction de Zeitlin (Gallimard 1984) dit « Là où était du ça, doit advenir du moi», elle est reprise quasiment dans les Œuvres complètes des P.U.F. : « Là où était du ça, du moi doit advenir ». Dans une note (p.163)les traducteurs expliquent que l’absence des articles devant les substantifs leur donne un sens partitif (sur une suggestion de Conrad Stein).

181.

Molière a même recopié mot pour mot certains passages de la pièce. La pièce de Jean Rotrou «Les Sosies” est de 1636, la même année que « L’illusion comique » de Corneille, pour qui Rotrou avait la plus grande admiration. Le public fit un immense succès à l'Illusion comique, pièce « extravagante » selon Corneille lui-même, mais tout à fait dans le goût baroque et espagnol de l'époque pour les jeux sur la réalité et l'illusion. Quelques années plus tard, en 1645, Rotrou produit « Le véritable Saint Genest », inspiré d’une œuvre de Lope de Vega « El Fingido Verdadero ». On reste dans la filiation des faux-semblants et des jeux de miroirs qui va jusqu’aux Ficciones de Borgès en passant par « La vida es sueño » de Calderon et le » Manuscrit trouvé à Saragosse » de Potocki. On peut aimer l’illusion et n’être pas dupe. Durant la Fronde La Rochefoucauld joue les d’Artagnan. Après l’échec de celle-ci, il écrit, désabusé, ses Maximes qui sont comme une épitaphe à la féodalité mourante. –c’est du moins ce qu’en diront Bourdeau (« La Rochefoucauld), et après lui, P. Bénichou (« Morales du Grand Siècle »)-.

182.

Les valets de comédie sont le plus souvent des médiateurs (comme Mercure-Hermès).

183.

Comme on l’a déjà vu chez Althusser, par « abstrait », il faut comprendre concret au sens ordinaire. Et inversement pour « concret ».

184.

Voir aussi son goût pour les jeux logiques, les trois prisonniers, pair impair, le nombre treize..

185.

Ce qui ne laisse pas de surprendre c'est qu’aujourd’hui, ce sont souvent les plus zélés disciples de Lacan qui se veulent les héros de la lutte contre les neuro-sciences. Ainsi dans plusieurs articles et dans un récent ouvrage coproduit avec Jacques Derrida, Élisabeth Roudinesco proteste contre notre entrée dans l'ère de l'homme machine. Peut-on accuser les neurosciences de réductionnisme ? Bien de ses chercheurs ont une position beaucoup moins tranchée que celle de Jacques Lacan, qui a bien eu le projet d'une réduction de la psychologie, de la psychanalyse, de la réalité psychique, à la cybernétique.