Conclusion.

Tout au long de son cheminement, depuis la thèse jusqu'au dernier séminaire, Jacques Lacan s'est interrogé sur l'Imaginaire. L'Imaginaire, il l’a d'abord lié au Narcissisme. C’est le moi face à son miroir : l'image qui lui est renvoyée est trompeuse, elle lui cache -en énigme- la rencontre en face à face avec l’Autre. À ce niveau, le psychanalyste, comme le maître Zen, ne doit surtout rien renvoyer, il permet ainsi au processus narcissique de se déconstruire tout seul. Comme le pointe avec clarté Philippe Julien (1985), si après la première rupture, dans le discours de Rome, l'Imaginaire est soumis au Symbolique dans la Parole, aprés la rupture de 1964, Lacan semble bien réhabiliter l'imaginaire. Il doute du pouvoir de la parole et se moque du discours de Rome dont il caricature le titre en ‘«’ ‘ Fiction et champ de la parole et du langage ’». Comme le disait déjà Octave Mannoni dans son intervention au séminaire sur le Moi, l’imaginaire est irréductible. Dans le séminaire XVI ‘«’ ‘ D’un autre à l’Autre ’» la psychose ne vient plus de la forclusion du Nom-de-Père, d’un manque symbolique, mais au contraire de la percussion frontale du Réel et du Symbolique, d’une absence d’imaginaire. 200 ‘«’ ‘ L'imaginaire, souligne Lacan le 10 mars 1975, est la place où toute vérité s'énonce ’».

Entre-temps, entre ces deux ruptures, il y a eu cette attaque contre le moi et l'ego psychologie, devenue pour des raisons stratégiques ( la meilleure défense c'est l'attaque) l'axe central, théorique et politique de son positionnement face à l’IPA. Dans ce combat, Lacan a trouvé à s'appuyer sur d'autres écoles de pensée, toutes attachées comme lui à la réduction du moi et à l'abaissement de l'homme : le marxisme dans la version d’Althusser, le nietzschéisme dans son aspect de dénonciation généalogique (Foucault), la vogue structuraliste dans la linguistique et l'anthropologie de Lévi Strauss, et plus profondément sur le courant de jansénisme chrétien qui anime souterrainement la pensée française depuis le XVIIe siècle.

Ce qui est frappant après-coup quand on examine les mouvements de pensée de cette époque et leurs effets, c'est que la critique de la psychanalyse américaine a, de fait, favorisé l'invasion d'autres pensées américaines, venues de la côte orientale et importées avec la contestation étudiante ; toutes sortes de thérapies et de spiritualités, du développement personnel au New Age. Une alliance de fait cristallisée par la critique de la pensée bourgeoise – des pères- et des valeurs ‘«’ ‘américaines’” a produit cela : que la lutte contre le moi autonome de l'Ego psychology par la psychanalyse lacanienne, a installé le règne de ces mois faibles et dépendants qui occupent à longueur de talk show nos lucarnes. Le culte de la parole par exemple ( quoiqu'il vous arrive, il est impératif d'en parler) a, sans qu'il le veuille évidemment, reçu la caution de Lacan.

Dans l'effervescence de mai 1968 l'école lacanienne, malgré ces affirmations théoriques sur le poids des systèmes, était bien du côté des étudiants dans leur lutte contre les institutions et l'ordre établi, elle-même luttant contre l'I. P. A. et l'Amérique, entraînant ainsi la confusion entre le discours du spontanéisme et de l'authenticité facile et son propre discours. Bref aux yeux du public intellectuel, en tout cas celui des médias, le lacanisme bien qu’enfermant un pessimisme radical, est venu cautionner tout un fatras de théorie de libération facile. 201 C'est comme cela, par une ruse de la raison théorique -de la non raison psychique-, qu’ont été favorisés les débordements narcissiques que l'on vérifie aujourd'hui. Non du fait de la contagion des idées de l'ego psychologie dans la vieille Europe -qui d’ailleurs les avait vu naître-. Le ‘«’ ‘ Moi fort ’» et ‘«’ ‘ autonome ’» de l'ego psychologie n'a rien à voir avec ces mois narcissiques.

Ajoutons pour terminer qu’il y a bien des raisons de penser que c’est la France, plus que l’Amérique 202 qui a résisté à la psychanalyse freudienne. Dans une projection défensive on a argué chez nous du succès du freudisme là-bas qu'il venait d’une tromperie sur la marchandise. En somme quand ça marche trop bien comme aux USA, c'est que ça résiste ; et si ça résiste vraiment, comme en France à ses débuts, ce serait plutôt bon signe. Mais c'est bien en France que dans le sillage de 1968 on a vu se développer toute une floraison d’intervenants divers, se comportant comme des petits Lacan ou des petites Dolto, mais bien éloignés des exigences théorique et didactique freudiennes. Ainsi, après-coup, nous est-il plus aisé de voir où s'est produit le plus fort dérapage et la plus grande compromission. En France sans doute plutôt qu'aux USA.

Lacan nous dit que l'imaginaire est une aliénation. Il prétend nous en libérer par la révélation qu'elle masque une aliénation bien plus radicale encore du sujet. Il veut expulser du sujet son moi et ses identifications, mais c'est en définitive pour assurer sur lui une maîtrise autrement puissante, celle d'un Dieu méchant. Ainsi comme le disait François Georges dans ‘«’ ‘L’effet ‘yau de poële de Lacan et des lacaniens ’ » (1979) : ‘«’ ‘ la théorie lacanienne du moi vise en fait à assurer le pouvoir de l'Autre. Elle érige en norme la situation psychotique et le disciple se trouve mis dans cette position peu enviable. Le moi est haïssable dit le chrétien. Il est de surcroît négligeable dit Lacan ’» (p.114). Il rappelle, invoquant ‘«’ ‘ le toujours opportun Miller ’», que la psychose paranoïaque est la personnalité même. Et que Lacan a de la personnalité.

Pourtant dans sa faiblesse le Moi n’est pas totalement démuni, il dispose d’armes, celle de l'humour, du mot d'esprit par exemple 203 . Face au Maître. François Georges en fait la démonstration. ‘«’ ‘ Le paradoxe du moi, c'est que cet Arlequin valet de deux maîtres, comme dans la comédie italienne, n'en possède pas moins, normalement, une existence irréductible, qui se manifeste à ses arrangements, à ses intrigues, en un mot à sa politique. Le moi est comparable aux partis-charnière des démocraties parlementaires, il sait faire de sa faiblesse une force ’»(p.118). Argument irrecevable pour Lacan. Surtout, relève F. Georges, ce que Lacan, en parfait janséniste, ne peut pardonner au moi, ‘«’ ‘ c'est qu'il manque de sérieux, qu'il ricane au nez du maître, qu'il ruse avec la loi, comme ce condamné à mort qui, conduit à la potence un lundi bougonne : ’ ‘«’ ‘ la semaine commence bien ». Parce que justement, son pouvoir, Lacan entend le tirer de la mort » ’(p.120). 204

Image illusoire, selon Lacan, le moi assure pourtant au sujet équilibre et protection. Il ouvre un espace psychique qui permet le jeu et la liberté du sujet. Dans un des essais de ‘«’ ‘ Protée et autres essais ’» (Gallimard 2001)  sur le Don Quijote, Simon Leys 205 pour illustrer la pensée d’Iris Murdoch que ‘«’ ‘ l’homme est un animal qui se façonne des images de lui-même, et puis finit par ressembler à l’une d’elles ’» nous rappelle l’argument du dernier film de Rossellini ‘«’ ‘ Le Général Della Rovere ’», celle d’un petit escroc qui par lâcheté se fait passer pour un résistant et finit par mourir en héros. ‘«’ ‘ Il est vraiment devenu le général Della Rovere ’». Peut-être, ajoute Simon Leys, si nous continuons à parler quatre-cents ans plus tard de Don Quichotte, est-ce parce que nous avons le sentiment qu’au bout du chemin il est vraiment devenu un chevalier. S’il en est bien ainsi, ne devons-nous pas nous demander ce qui nous aliène le plus, notre imaginaire, où les machineries, réelles ou fantasmatiques qui prétendent nous contraindre.

Dans une de ces dernières intervention, une conférence chez le professeur Denicker à Sainte-Anne en 1978, transcrite plus tard par l'Association freudienne, on trouve cet aveu de Lacan : ‘«’ ‘ je me demande quelquefois si je n'aurais pas mieux fait de jouer sur ce qu'on appelle le psychologique. La chose qui m'en a dispensé c'est la structure ’». Faut-il voir là l’aveu qu’affirmer seulement le pouvoir des structures sur le sujet singulier, en faire l’unique objet d’une psychanalyse qu’il faut alors couper de la psychologie renvoyée à ses illusions, était une voie aride et finalement sans issue ?

Notes
200.

L’imaginaire ici permet la médiation. On pense à Winnicott. La Culture est-ce de l’imaginaire –l’icône- ou du symbolique –le Code- ?

201.

Caractéristique de ce point de vue est l’alliance entre lacanisme et anti-psychiatrie. Pour juger de quel côté de la psychiatrie il se trouvait, il suffit pourtant d’entendre ce que Lacan dit en général de l’humain, ou de voir concrètement comment il traitait tel malade si l’on en croit Jacques Alain Miller, nous décrivant cette présentation : «  on assiste tout de même à ceci qu'un homme, le malade, y rencontre, sans le savoir le destin. Pendant un temps le malade est écouté, questionné. Souvent la dernière question de Lacan est : « et comment voyez-vous l'avenir ? » ; une jeune paranoïaque répondit qu’elle était sûre que tout irait bien maintenant, de mieux en mieux pour elle, et Lacan approuvait ; à peine avait-elle tourné les talons que « c'est mal parti, elle ne s'en sortira pas ». Cité par M. Marini, (1986), p.41.

202.

Il y a plusieurs raisons objectives expliquant le développement de la psychanalyse aux États-Unis dans ces années là : l'absence là-bas de tradition psychiatrique comme en Europe ; le développement rapide d'une classe moyenne aisée pouvant payer une thérapie ; la croyance qu'on peut changer son destin, malgré les déterminismes sociaux ( optimisme qui s'oppose au pessimisme contre révolutionnaire de la pensée réactionnaire (Bonald, De Maistre)

203.

Cette note juste pour le plaisir de glisser un autre exemple du Witz François Georgien. Il parle de Lacan castrateur, faisant de l’homme en général et de ses élèves en particulier, des pantins « impuissants ». Pour Lacan, « il ne peut y avoir de rapports sexuels pour la bonne raison qu'il n'y a pas de phallus, celui-ci ayant subi l'effet de coupure du signifiant et ne pouvant donc plus remplir sa fonction logique de coupure. Toutefois le Maître tient en réserve le phallus prodigieux. Dans ces derniers séminaires, par la bande - une bande assez plate il faut bien le dire - Lacan en vient à exhiber son nœud : « mon nœud est ce par quoi, uniquement ce par quoi s'introduit le réel comme tel. Ne vous frappez pas, cela ne va pas tellement loin, il n'y a que moi qui en ait le maniement »

204.

Le Président Malesherbes, défenseur du roi, conduit à l’échafaud trébucha sur un caillou. Se tournant vers son voisin il lui dit en souriant : «Voilà un mauvais présage. Un Romain à ma place serait rentré chez lui” Rapporté dans ses Mémoires par Fr.-René de Chateaubriand.

205.

Simon Leys, sait de quoi il parle, quand il évoque la force de libération de l’imaginaire. Ce n’est pas un illuminé. Il fut le premier en Occident, à combattre la fascination de nos intellectuels structuralistes, pour les dernières pensées totalitaires (« Les habits neufs du président Mao »)..