Freud la psychanalyse américaine et la question de la Laienanalyse.

Les critiques de Freud à l’égard de la psychanalyse américaine ne s’exprimèrent pas dans telle anecdote légendaire (‘«’ ‘ la peste ’»), reprise à l’envie, mais fable dont les témoins du voyage ont nié la véracité. 209 Quand Freud a eu à exprimer, avec force, son désaccord sur ce qui se passait en Amérique, ce fut à propos de l’analyse pratiquée par les non-médecins (Freud, 1926). Si l’on veut donc connaître objectivement ce que Freud a exprimé comme critiques sur la psychanalyse américaine, c’est dans son article sur la Laienanalyse et surtout sa post-face qu’il faut aller le chercher. Nous verrons qu’il ne s’y attaque ni à une Ego-psychology encore dans les limbes viennois, ni à la psychologie tout court, mais à une médecine qui voudrait faire main basse sur la psychanalyse sans accepter de payer le prix de l’analyse personnelle 210 .

Nous disposons de deux traductions de ce texte. La première, de Marie Bonaparte est plus élégante et finalement plus précise par sa clarté ; elle a été relue par Freud lui-même qui connaissait bien la langue française. L’intérêt de l’édition de 1985, n’est à nos yeux que de compléter ce texte par sa post-face, et aussi d’être suivi d’un article de Michel Schneider, intéressant même s’il ne s’agit pas d’un de ses meilleurs textes.

Revenons tout d'abord sur les circonstances de l’écriture de ce texte : une circonstance d'urgence, le procès intenté à Théodor Reik en Europe, procès apparaissant vite sans danger pour Reik lui-même puisque le plaignant se disqualifia vite tout seul. A la même époque, aux USA, un débat s’était engagé, portant plus à conséquence. Exprimant un état d'esprit assez partagé, A.A. Brill, le président de la société de psychanalyse de New York, avait donné en 1925, l’année précédent le procès de Reik, un article à un journal new yorkais pour manifester la désapprobation de sa société quant à la possibilité donnée à des non-médecins de pratiquer des analyses. Pour finir, dans les mois suivant ce procès, l'état de New York votait une loi déclarant illégale l'analyse pratiquée par les non médecins. D'où la postface de Freud, qui est sa conclusion à la discussion organisée sur la question par l’Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, durant l'été 1927.

Pour être justes envers les américains, il faudrait cependant que nous nous souvenions de la situation délicate des médecins de ce pays, confrontés aux risques réels de voir la psychanalyse confondue, ou contaminée, par les thérapies encore courantes dans les sectes religieuses très vivaces sur le sol américain. C'est assez tard que la médecine a acquis aux USA une reconnaissance scientifique, et le risque de confusion entre la thérapie analytique et les catharsis évangéliques a toujours été réel là-bas. D’ailleurs nous-mêmes, aujourd’hui, pouvons-nous peut-être mieux le comprendre que dans les années cinquante. Quand nous voyons le flou régnant dans la galaxie psy, entre certaines pratiques thérapeutiques, le développement personnel, le vaste marché de la formation, et la recherche de type sectaire, ne sommes-nous pas tentés d’en appeler à la réglementation ? 211 Il était donc nécessaire, vital peut-être, pour les psychanalystes américains, de se raccrocher à un groupe, comme celui de médecins, qui venait d’acquérir, non sans peine, une apparence de respectabilité. Cela Freud en est bien conscient et peut le comprendre, même s’il tient à une position de principe.

La volonté chez nous d’interpréter la critique de Freud comme une attaque des psychiatres new-yorkais, nous conduit à négliger un point d’importance. Si Freud défend la Laienanalyse ce n’est pas seulement contre l'analyse médicale. Freud s’attaque aussi et à part égale à l’analyse sauvage. Quand Freud critique la psychanalyse américaine, c’est pour défendre la spécificité de la psychanalyse, non pas contre les tenants de l'ego psychologie, ni encore moins contre les « psychologues », comme voudraient nous le faire croire les lacaniens, mais contre ceux des médecins qui n'auraient pas la connaissance, née de la formation spécifique et de la pratique, de cette réalité si particulière qu’est l'inconscient. (1926) Page 107: ‘«’ ‘ le médecin a acquis à l'école de médecine une formation qui est à peu près le contraire de ce dont il aurait besoin pour se préparer à la psychanalyse ’». Car Freud craignait par dessus tout une fermeture de la psychanalyse sur elle-même. Nul doute d'ailleurs qu'il aurait souscrit à la remarque que fait J.B. Pontalis dans sa préface au texte, soulignant avec esprit le risque qui menacerait une psychanalyse refermée sur son seul objet spécifique : ‘«’ ‘  on doit se montrer inquiet de voir, comme c'est si souvent le cas aujourd'hui, des analystes qui semblent n'avoir jamais fait l'expérience d'autre chose que de l’analyse ’»(p.18)

Après ces remarques préliminaires, nous allons en venir au texte lui-même. L’objet de notre réflexion restant l’examen des accusations portées par Lacan contre la psychanalyse américaine confondue avec l’Ego psychology elle-même réduite à l’ancienne psychologie générale, nous avons cherché dans le texte de Freud les éléments qui contredisent l’interprétation lacanienne. Par exemple cette affirmation de la coupure entre psychologie et psychanalyse, cette coupure entre Science et non-science, chère également à Althusser et Foucault 212 . Pour Freud, la psychanalyse ne doit se couper ni de la psychologie populaire : ‘«’ ‘ nous aimons en psychanalyse rester en contact avec la façon de penser populaire, et préférons rendre utilisable pour la science des notions populaires que de les rejeter ’»(p.46). Ni de la psychologie comme discipline universitaire : «‘  la psychanalyse n'est pas une spécialité de la médecine, je ne vois pas comment on peut s'obstiner à le nier. La psychanalyse est une part de la psychologie ; elle n'est pas non plus de la psychologie médicale au sens ancien ni de la psychologie des processus morbides, mais la psychologie tout court, certes pas la totalité de la psychologie, mais son soubassement, peut-être bel et bien son fondement ’»(Postface, p.144).

Voyons maintenant si nous pouvons trouver dans ce texte quelque opinion critique sur la psychologie du moi. On les cherchera vainement, on trouve plutôt des arguments inverses. Ainsi, pages 62 et 63 : ‘«’ ‘ notre but thérapeutique est maintenant facile à circonscrire. Nous voulons restaurer le moi, le libérer de ses entraves, lui redonner la domination sur le ça qu'il a perdue à la suite de ses tout premiers refoulements » ’; ‘«’ ‘ nous éduquons son moi à surmonter sa tendance aux tentatives de fuite et à supporter l'approche du refoulé ’». Ce qui est possible, précise Freud, parce que le moi adulte est « plus fort » que le  moi  infantile, ‘«’ ‘ la différence des temps est toute en sa faveur : les choses devant lesquelles le moi infantile, épouvanté, avait fui, apparaissent souvent au moi adulte et fortifié comme un simple jeu d'enfants ». ’Encore, pages 125 et 126 : ‘«’ ‘  Où avons-nous découvert l'essence d'une névrose ? Dans le fait que le moi, cette organisation supérieure de l'appareil psychique, édifiée sous l'influence du monde extérieur, n'est pas en mesure d'assumer sa fonction de médiateur entre le ça et la réalité, que dans sa faiblesse, il se retire de certaines parties pulsionnelles du ça, et qu'il faut, en contrepartie, supporter les conséquences de ce renoncement sous la forme de limitations, symptômes et formations réactionnelles, vouées à un échec. Une telle faiblesse du moi s’est normalement rencontrée dans l’enfance. ’».

Dans ce texte, qui est le seul à notre connaissance, où Freud explique les raisons de ses critiques à la psychanalyse américaine, vous ne trouverez jamais cette idée, chère aux psychanalystes lacaniens, de la nécessité d’une coupure épistémologique entre psychanalyse et psychologie, l’une s’occupant exclusivement de l’inconscient, l’autre du moi. Parce qu’il n’y a pas pour Freud de rupture absolue entre l’inconscient et le moi.

D’ailleurs, plus loin dans le texte, Freud ne trace pas non plus de frontière étanche entre soin analytique et éducation. Bien au contraire, voici par exemple comment il propose de prendre en charge les enfants présentant des signes de souffrance psychologique : ‘«’ ‘ Un traitement combinant influence analytique et mesures éducatives, conduit par des personnes qui ne dédaignent pas de prendre en considération ce qui est le milieu de l'enfant et qui s'entendent à se frayer l'accès à sa vie psychique, réussit à faire deux choses en l'une : supprimer les symptômes nerveux et faire rétrocéder un changement de caractère débutant ’» (p. 138) La volonté de maintenir l’existence d’un champ mêlant éducation et soin psychique, fournit un autre argument pour ne pas réserver l’analyse aux seuls médecins (Freud ne peut pas ne pas penser à Anna, qui exerça comme institutrice de 1914 à 1920). S’il est pour la « libre » analyse, ce n’est pas par volonté théorique de couper la nouvelle science qu’est la psychanalyse, de l’ancienne psychologie des médecins ou des psychologues, c’est au contraire parce qu’il veut éviter qu’elle ne s’enferme dans un champ propre, derrière des frontières.

En résumé ce n’est ni la psychologie du moi, l’Ego psychology de Hartmann, Kris, Lowenstein, que Freud critique dans la psychanalyse américaine (faut-il rappeler que la psychologie du moi est viennoise par son lieu de naissance, elle est même selon nous authentiquement freudienne), ni une psychanalyse abâtardie de psychologie, mais tout simplement une psychanalyse réduite à sa seule dimension psychiatrique, pis, une psychanalyse pratiquée par des médecins exclusivement formés aux ‘«’ ‘ réalités anatomiques, physiques, chimiques, objectivement déterminables ’». A notre manière, nous pourrions dire que ce qu’il refuse c’est une psychologie «naturalisée”. Ce qu’il refuse surtout c’est un monopole médical qui, s’il venait à se généraliser, conduirait à interdire la psychanalyse à sa fille Anna, comme à Ernst Kris, comme à beaucoup d’autres.

Notes
209.

Une anecdote à propos du rapport de Freud à l’Amérique. Selon E. Jones, Freud lui-même attribuait son aversion pour les États-Unis « à de persistants troubles intestinaux dûs, affirmait-il d'une manière certes bien peu convaincante à la cuisine américaine » Jones, 1961, t. II, p. 62. Freud craignait les voyages. «  Je me dit souvent à moi-même que celui qui ne peut régenter son Konrad ne devrait pas voyager » ibid. page 90.

210.

On trouve un témoignage de la méfiance persistante, sinon de l’animosité, de Freud à l’égard d’une certaine psychanalyse américaine, dans ses entretiens avec Smiley Blanton (« Journal de mon analyse avec Freud », 1971). Il rapporte par exemple la journée du 31 août 1938. S. Freud est réfugié à Londres depuis peu ( et H. Hartmann n’est pas encore aux USA). «  Dans le cours de la séance, je lui ai demandé si la considération et l'amitié dont on faisait preuve à son égard en Amérique changeait quelque chose au sentiment qu'il avait pour nous. (Je l'ai toujours vu en effet marquer une certaine animosité envers les États-Unis d'une part, et envers le corps médical d'autre part.)» Non », a-t-il répondu, abruptement. J'ai fait alors état des progrès de la psychanalyse aux États-Unis, puis, sur ma lancée : « je crois vraiment que dans un climat de libertés démocratiques tel que celui des États-Unis la psychanalyse est susceptible d'une progression rapide, progression qui, effectivement, est en train de s'accomplir ». Mes paroles sont restées sans réponse. » Le 7 septembre 1938 quant à l’intérêt d’avoir des analystes non médecins: » Parce que m’a-t-il répondu, un psychiatre qui s’engage dans la voie analytique le fait principalement en vertu d’une préoccupation et d’exigences thérapeutiques. Certes ce but ne doit pas être écarté mais il n’est pas le but principal ni même le but essentiel de la psychanalyse. Son but dominant est en fait de contribuer au progrès de la psychologie en tant que science, et d’offrir ses lumières en matière de littérature et pour tout ce qui touche la vie en général.. Il revient sur le groupe new-yorkais, dont Brill seul semble trouver grâce à ses yeux : « Le groupe américain est à majorité juive et dominé par Rado, m’a répondu Freud, mais les américains – il voulait manifestement désigner par là les goï – ne semblent pas valoir mieux. » C’est cependant Brill qui avait écrit contre l’analyse profane. Et quand Lacan développe ses attaques, c’est Numberg, théoricien du moi, mais partisan de l’analyse profane qui vient d’être élu président de la société new yorkaise (1950). Rappelons aussi qu’Anna Freud, rangée par Lacan du côté de l’Ego psychology, était elle même une analyste non médecin. On ne peut donc lier absolument les deux questions.

211.

En réglementant par exemple en limitant l’accès à la profession de psychothérapeute ou de psychanalyste.

212.

Voir le chapitre suivant.