Sur l’autonomie du Moi.

Ici il faut être attentif. Avec cette notion d'une sphère du moi libre de conflit, on est au cœur de ce qui a été reproché à Heinz Hartmann,. On a feint d’entendre que Hartmann défendait par là l’idée que le moi puisse se mettre à l’abri dans quelque territoire fermé (et drainé de ses flux, pour reprendre l’image du Zuiderzee). Hartmann est pourtant assez clair. Il affirme simplement que ‘«’ ‘ toute explication avec le monde, tout processus d'apprentissage de maturation, ne constitue ’ ‘pas nécessairement ’ ‘un conflit ’». Il rappelle que l'évolution de la perception, de la motricité, le développement du langage, de la logique, toutes fonctions qui appartiennent au moi (cf. Freud 1937) ne se développent pas à partir de, et sur une dynamique conflictuelle. Non, certes, qu’au cours de leur développement ces fonctions ne soient pas touchées par les conflits psychiques et même ne deviennent un enjeu majeur du développement psychique (problème que l'on retrouve constamment à l'origine de l'inhibition intellectuelle), mais parce que le conflit n’est pas ici la source du développement 214 ( ‘«’ ‘ nous ne contestons pas que des perturbations au cours de l ‘évolution donne lieu à des conflits et sont élaborés sous forme de conflit ’», page6). Ce sont ces fonctions du moi, dont l'évolution normale, dans un développement normal, ne sont pas fondamentalement dépendantes de conflits internes, que Heinz Hartmann désigne par le terme « provisoire » dit-il (et maladroit ajouterons-nous) de ‘«’ ‘ sphère du moi libre de conflit ’» et il précise encore : ‘«’ ‘ nous n'entendons pas là quelques provinces psychiques dont l'évolution devrait nécessairement se faire à l'abri des conflits ’» (page 6).

Il croit s’être ainsi prémuni contre toute mésinterprétation. Les exemples mêmes qu’il donne ne devraient donner lieu à aucune critique. ‘«’ ‘  Si l'on prend l'exemple de la marche verticale, on voit se combiner des facteurs constitutionnels, des facteurs de maturation dans les appareils servant à la marche, des processus d'apprentissage, des processus libidinaux, des identifications ainsi que des facteurs endogènes et exogènes dus aux pulsions et au monde extérieur qui peuvent conduire à des conflits et à des troubles fonctionnels ’». Qui de bonne foi peut contester que le développement de la marche ne dépende pas seulement du « Désir », mais aussi de facteurs constitutionnels, de la maturation, et de l’apprentissage ? Or ceci qu'on admettra sans peine pour la motricité, Heinz Hartmann voudrait aussi qu'on l'admette pour certaines fonctions psychologiques. 215 Tout ce que nous avons découvert depuis sur les compétences précoces du nourrisson, conforte l’hypothèse de Hartmann : de nombreuses fonctions psychologiques qui vont servir le moi en permettant l’adaptation à la réalité, apparaissent indépendamment de tout conflit libidinal. La force ou la faiblesse de ces compétences chez un individu donné, vont même influencer, orienter l’énergie libidinale en facilitant ou en fixant l’échappement ou la défense. 216 Nous ajouterons, bien que Hartmann ne le dise pas, mais D. Rapaport, psychologue, psychanalyste, traducteur en anglais de cet article, auteur de travaux autour de la théorie de la pensée (Rapaport 1951) le dira plus tard : C’est à l’évaluation de cet équipement qu’au moment du diagnostic, s’essaie le psychologue. Il ne doit pas s’intéresser qu’aux conflits. Nous y reviendrons.

L'objectif de Heinz Hartmann n'est pas de faire échapper à la compétence psychanalytique toute une partie de l'appareil psychique, la sphère du moi libre de conflits, mais au contraire d’intégrer les apports divers des psychologues du développement dans la réflexion des psychanalystes. Il insiste pour que le psychanalyste ne délaisse pas ce domaine. ‘«’ ‘  Si nous voulons vraiment faire de la psychanalyse une théorie générale du développement psychique, il nous faut approfondir l'étude de cette partie de la psychologie à partir de notre point de vue et avec nos propres méthodes aussi bien dans l'analyse que dans l'observation directe du développement de l'enfant ’» Sans la contribution du psychanalyste d’ailleurs, les recherches des psychologues, négligeront des situations psychiques fondamentales. Sans doute l'étude de ces fonctions apportera peu aux progrès de la thérapeutique analytique, mais ce n'est pas une raison pour les abandonner aux autres disciplines psychologiques. ‘«’ ‘ On n'a pas le droit de partager le domaine de la psychologie entre l'analyse et d'autres disciplines psychologiques ’». Heinz Hartmann a une grande ambition pour la psychanalyse. Plutôt que de s’enfermer dans son cabinet, ouvrir les portes et les frontières, sans volonté d’hégémonie. C’est peut-être cela qu’on lui a reproché.

Terminons-en maintenant avec l'explicitation de ce que Hartmann entend par moi autonome, puisque c'est bien sur ce point que s'est développée la polémique à son encontre. L'objectif que Hartmann a donné à l’Ego psychology n'est pas, comme on l'affirme encore chez nous, de normaliser l'individu au point de faire disparaître en lui toute tension ou tout conflit. Ce n'est pas parce qu'il a choisi dans son article de développer sur les fonctions au service du moi qui se développent hors de conflits, qu’il a pour autant fixé pour objectif à la psychanalyse de faire disparaître tout conflit, qu’il vise à faire disparaître tout conflit du moi lui-même. Ce qu'il appelle l'homme sain n'est pas un être terne, sans profondeur, sans problème ni tension avec l'extérieur ou avec l'intérieur. ‘«’ ‘  L'homme sain n'échappe ni aux problèmes ni aux conflits ’»(p.9) L’homme « adapté » qui sort du processus thérapeutique, tel que l’entend Hartmann, n’est pas un être docile. 217

Notes
214.

Entendons bien que Hartmann, à cette époque, parle ici du conflit libidinal, objet de l’étude psychanalytique, et non du conflit cognitif comme l’étudient Piaget et les néo-piagétiens, source de progrès intellectuel d’une autre manière. Hartmann ne refuserait pas, bien au contraire, à côté des appareils innés et de la maturation, de l’apprentissage, le rôle que pourrait jouer une construction cognitive conflictuelle mais autonome -par rapport aux pulsions-, dans le développement du moi ; il y verrait un argument de plus en faveur de sa sphère autonome.

215.

Par comparaison avec les idées du cognitiviste J. Fodor, on pourrait se demander si H. Hartmann défend quelque chose comme la « modularité » de certaines fonctions du moi, qui ne seraient atteintes et perturbées qu’extérieurement par un conflit venu d’ailleurs - libidinalement ostracisées-. En réalité Hartmann ne voudrait pas qu’on interprête les parties autonomes en terme de modularité. On ne doit pas oublier que même partant de bases innées ces fonctions ont un développement et donc qu’elles ne sortiraient pas indemnes de ces aléas.

216.

Mélanie Klein elle-même insiste sur l'importance de la force ou de la faiblesse du moi, de la force ou de la faiblesse de l’angoisse, qu’elle présente comme des facteurs constitutionnels pour expliquer le développement pathologique par rapport au développement normal.

217.

Et quand il dit page 16, à la fin de ce premier chapitre, «  pour elle, c'est l'activité sociale qui est l'essentiel, l'accomplissement ou le non accomplissement des tâches exigées par la société (c'est-à-dire à des tâches d’adaptation) », ce n'est pas de la psychanalyse qu'il parle, mais de la sociologie. Remarquons que c’est en France qu’une certaine psychanalyse refusant le principe d’une voie d’autonomisation s’est alignée sur les positions sociologiques déterministes.