Sur le problème de l’adaptation.

Les trois chapitres suivants sont consacrés à l’adaptation (Chap. II L’adaptation, chap. III Adaptation et coaptation. Le principe de réalité, chap. IV Le développement du moi et l’adaptation ). Seul le premier comporte quelques éléments de réponse à nos questions. Après avoir défini l’adaptation comme maîtrise de la réalité, Heinz Hartmann aborde le problème de l'adaptation d'un point de vue très général et essentiellement du point de vue de la biologie et de l’évolution. Il souligne que le concept d'adaptation n'est pas bien défini, et que les biologistes l'ont souvent rejeté. Il cite von Uexküll, et la néoténie de Bolk 218 . Sur l’accusation portée contre l’ego-psychologie de préconiser la soumissions aux conservatismes sociaux, on trouve dans ce chapitre de nombreuses remarques à décharge, et qui mettent au contraire l’accent sur la liberté créative, le mouvement, l’indépendance individuelle. Page 18 : ‘«’ ‘  lorsqu'on dit d'un individu qu'il est bien adapté on entend souvent par là que sa créativité, son aptitude à éprouver du plaisir, son équilibre psychique ne sont pas perturbés ’». Page 21 : ‘«’ ‘ au point de vue des buts thérapeutiques, l'intérêt individuel prime généralement l'intérêt social ’». Le seul élément qui pourrait apparaître à charge, mais seulement pour une lecture superficielle, on le trouve à la page 24 quand Hartmann aborde le problème de l'adaptation de l'homme à son environnement propre, c'est-à-dire à l'environnement créé par l’homme. On peut y lire en effet cette affirmation : ‘«’ ‘ les tâches d'adaptation les plus importantes chez l'homme consistent à s'adapter à la structure sociale et à y coopérer ’». Bien qu'on puisse ne voir là qu'une simple constatation, et non un programme politique, c'est le genre de déclaration propre à alimenter l’accusation. Mais si l’on veut bien tourner la page, on peut lire au haut de la page suivante : ‘«’ ‘ il n'est peut-être pas inutile de souligner que par adaptation, nous n'entendons pas seulement la soumission passive aux buts du groupe, mais également une collaboration active qui peut aussi viser à modifier cette société’. » 219

Hartmann conclut le chapitre sur un point important pour la compréhension du fonctionnement mental, une remarque toujours d’actualité, et qui a ouvert à bien des développements, même si l’école de Klein, jusqu’à Bion, à ouvert de nouvelles perspectives, quand il rappelle l'intérêt de ce qu’il appelle ‘«’ ‘ l'adaptation régressive ’», propre selon lui aux individus sains et de niveau d'adaptation élevée. Il y parle au fond de la pensée créative, de son recours au fantasme, aux images symboliques, ‘«’ ‘ fréquentes dans la pensée scientifique créatrice ’», mais aussi dans la poésie, et plus généralement dans toute création artistique. Il soutient là une idée chère à un de ses amis et collaborateur de l’Ego psychology, Ernst Kris, dont les idées sur la régression au service du moi, ont ouvert des horizons de réflexion sur le fonctionnement mental, en France à partir de D. Lagache, avec le développement de l‘école française de psychologie projective : Shentoub, Chabert, Brelet, (nous y reviendrons dans notre deuxième partie), mais surtout dans le domaine de la psychanalyse de l’art (nous pensons en particulier au beau livre de Anton Ehrenzweig sur ‘«’ ‘ L’ordre caché de l’art ’»(1967)).

Dans ce chapitre II il aborde également le problème des appareils psychiques au service du moi, sur lequel il s’étendra plus longuement aux chapitres V et VI. Il rappelle d’abord que la psychanalyse nous a déjà appris ‘«’ ‘ comment des conflits ou des interdits pulsionnels peuvent inhiber de façon momentanée, ou permanente, le développement intellectuel’». Anna Freud a montré comment l'intellectualisation pouvait servir de défense contre les pulsions. Mais H. Hartmann ne voudrait pas que l’on oublie les aspects positifs de l'intellectualisation dans l’adaptation à la réalité. L'évolution intellectuelle n'est pas seulement le résultat d'une explication avec les pulsions, les objets d'amour, le surmoi etc.… ». Les capacités intellectuelles, et d'autres facteurs comme le caractère, la volonté, qui influent sur le contact à la réalité, permettant plus ou moins à la force de la réalité de se conjuguer à la force du moi, font au bout du compte la force ou la limite du Moi.

Le chapitre III : Adaptation et coaptation, consiste essentiellement en un long développement théorique sur la pulsion et son rapport au principe de réalité ; le moi y occupe peu de place. Dans le chapitre IV, Heinz Hartmann rappelle les travaux d’Anna Freud, de l'école anglaise, de Fenichel, sur l'origine et la fonction des mécanismes de défense et des buts du moi. Si, pour lui, le ça et le moi ne sont pas différenciés à la naissance, au stade du narcissisme primaire, il maintient que le nouveau-né humain n'est pas un pur être pulsionnel, mais possède des appareils innés qui remplissent des fonctions qui seront reprises par le moi. Page 39 : ‘«’ ‘ Le nouveau-né humain lui-même n'est pas un pur être pulsionnel, dans la mesure où il possède des appareils innés (...) qui fonctionnent de manière appropriée ’». On doit donc parler dés le début d’une relation avec le monde extérieur 220 . Il précise plus loin que ces appareils sont soumis à une maturation On remarquera l'ambiguïté de la position de Hartmann, pris entre l'affirmation d’un narcissisme pulsionnel originaire, et celle de l'existence d'appareils psychiques innés de contact avec le monde extérieur. Pour lui ces appareils ne seront intégrés dans le Moi qu’ultérieurement. Ils sont pourtant indispensables pour permettre sa différenciation. Il aurait été plus simple de remettre en cause l’indifférenciation primitive. Peut-être pensait-il qu’il s’agissait là d’une hypothèse cardinale, constitutive de la psychanalyse. Il y avait aussi ce que l’observation «scientifique” du bébé affirmait encore à cette époque. Aujourd'hui les découvertes sur les capacités innées du nourrisson renforcent beaucoup l'autre point de vue sur la différenciation primitive et sur l'importance de ces fonctions innées, et devraient conduire tous les psychanalystes à admettre l'existence d'une partie innée du moi (ce que Hartmann appelle ‘«’ ‘ organe spécifique d'adaptation ’», c’est un élément constitutif du moi)..

Notes
218.

Si l’on pense que l’un des livres à succès dans les années 60, qui ont le plus contribué à introduire la pensée lacanienne dans le grand public, est « L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme » de G. Lapassade (1963), dont toute l’argumentation s’appuie sur cette hypothèse de l’homme comme animal néoténique, on voit que la distance des champs de pensée n’était pas si infranchissable. Hartmann lui aussi, bien qu ‘« américain », était capable de penser l’homme comme marqué par le manque ; il n’est pas pour autant comme Lapassade, le promoteur de l’enfance comme état indépassable, le prophète de la mort de l’adulte, et le pourfendeur trotskiste de l’adaptation. Il nous arrive de nous demander si les difficultés psychologiques des hommes d’aujourd’hui, ne sont pas la résultante de ces prophéties auto-réalisatrices. L’idée que l’adolescence éternelle est l’état final de l’humanité, est en voie de réalisation.

219.

Coopérer, c’est travailler à un oeuvre (opus) commune. Mais les mauvais esprits l’entendront dans le sens péjoratif de la «Collaboration”.

220.

Au passage Hartmann critique la notion d'amour objectal primaire de Balint. S'il y a bien pour lui interaction avec le monde extérieur, il n'y a pas orientation psychique de l'enfant vers l'objet en tant qu'objet.