L’intelligence, l’art, l’éducation, facteurs d’intégration.

Dans les chapitres V, VI, et VII, la réflexion de H. Hartmann se développe autour des appareils psychiques au service du moi qui soutiennent l’adaptation, à la fois parce qu’ils ouvrent à la réalité mais également par leur effet intégrateur. La fonction synthétique du moi –qui est d’unifier les objectifs des différentes parties de la personne dans l’action (le moi est l’instance des compromis)-, a un rôle adaptatif majeur.

Nous nous arrêterons plus longuement sur le chapitre V, ‘«’ ‘ L'intériorisation, la pensée et le comportement rationnel ’», parce qu’il comporte des éléments intéressants sur la fonction de la pensée. La pensée, à côté de la perception et de l'action, constitue un facteur central de direction. À l'inverse des deux autres, la pensée s'est construite en retrait de la réalité (détour, pare-excitation) pour mieux la maîtriser. Hartmann propose d'étudier la pensée ‘«’ ‘ représentant le plus noble de ce processus d’intériorisation ’», dans sa relation avec l’adaptation, la synthèse et la différenciation. Il n’oublie pas de mentionner ce que la psychanalyse nous a appris sur le rapport de la pensée avec la libido et l'instinct de mort, mais il passe rapidement, ce n’est pas l’objet de son article.

Lorsque Hartmann développe sur la pensée comme processus d'adaptation à la réalité, il parle surtout de la ‘«’ ‘ raison ’» et/ou de ‘«’ ‘ l'intelligence ’», (des fonctions intellectuelles dirions-nous), et de leurs fonctions organisatrices et synthétiques. L'intelligence est l'aboutissement de ce processus de détour et d'essai décrit par Freud qui fonde la supériorité de l'espèce humaine en élargissant et en diversifiant ses possibilités de réaction aux situations extérieures. Ainsi la pensée causale, en relation avec la perception du temps et de l'espace, libère l'individu de la réaction immédiate. Elle lui permet d'anticiper, de se poser des problèmes, et non plus simplement de chercher des solutions immédiates, et aussi de se donner des besoins secondaires. Tout ce domaine fonctionnel fait partie du moi. Mais évidemment le moi ne s'y réduit pas ; pas plus que l'adaptation réussie n’est réductible à l'intelligence. Hartmann ne craint pas que trop d'intelligence et de connaissance dénature la relation de l’homme au monde ; il rappelle cependant que l'intelligence ne suffit pas à nous guider. Page 55 : ‘«’ ‘ le refus de reconnaître ce caractère partiel de l'intelligence dans le cadre de la personnalité totale a parfois conduit à faire de l'homme totalement rationnel (...) une espèce de modèle de santé, d'image idéale. Cette image idéale fait penser à ces représentations caricaturales de la santé mentale que nous rencontrons souvent chez les patients au cours d'une analyse. Elle représenterait un ’ ‘«’ ‘ homme sans qualité » (si je puis me permettre d'employer dans un sens différent ce titre d'un roman bien connu’) 221 ». L'intelligence est un instrument positif au service de la fonction synthétique du moi, mais cette synthèse qu'effectue le moi n'est pas en elle-même « rationnelle ». Et il s'appuie sur Freud (page 57) en notant que celui-ci, après avoir exprimé l'espoir que l'intelligence progresse au long de l'évolution de la civilisation et au long de la thérapeutique et que les hommes soient plus guidés par leur intelligence dans leur action, explique que par sa nature même, l'intelligence veillera à donner aux motions affectives de l'homme toute la place qui leur est due. C'est ainsi que Hartmann propose d'interpréter la phrase bien connu de Freud : ‘«’ ‘Wo Es war, soll Ich werden ’». 222

Dans le chapitre VI intitulé ‘«’ ‘ Quelques fonctions intégratives du moi ’», Heinz Hartmann poursuit son étude des facteurs organisateurs, synthétisants, de la personnalité. Il remarque en passant qu'il faudrait sans doute parler de la volonté (‘«’ ‘ nous savons beaucoup de choses sur la dépendance de la volonté à l'égard du besoin, mais peu sur sa signification psychologique propre indépendante » ’page 59). Parmi les facteurs organisateurs de la personnalité, certains appartiennent au surmoi, mais les plus nombreux appartiennent au moi. La psychanalyse en a étudié les composants inconscients, mais pas les composants préconscients ou conscients. Par exemple, comme facteurs organisateurs, Hartmann retient les hiérarchies de valeurs, la logique, les mathématiques, bref les normes . ‘«’ ‘ Elles peuvent servir à organiser les tâches et les méthodes de solutions ’» (p.60). L'acceptation des hiérarchies de valeur admises socialement permet l'intégration en soutenant le contrôle du moi sur ses pulsions,en favorisant en même temps l’adaptation à la réalité sociale.

Hartmann paraît ici donner raison à ses critiques. Cependant il faut rappeler qu’il n’envisage ici la question des normes logiques ou culturelles que du point de vue de l’aide qu’elles apportent à la fonction intégrative du moi ( interne à l’individu : comment le moi va intégrer ses pulsions, ses interdits, et non externe : comment il va se plier à l’opinion dominante) ; et qu’il ne se prononce pas ici sur la valeur de telles normes par rapport à telles autres ( on ne le voit pas promouvoir les normes « américaines », et pour cause). Il n’écrit pas un article de morale politique ou un traité sur l’utilité de la répression sociale. Il dit simplement que pour se construire, l’individu trouve un appui réel dans la culture qui l’entoure (même un révolutionnaire, ajouterons-nous) . Au-delà du ‘«’ ‘ contrôle de soi ’», le contrôle n'est pas synonyme de répression, et le travail du moi, ni celui du psychologue, ne sont réductibles au flicage. Hartmann précise, page 60, ‘«’ ‘ les normes sociales assimilées par l'enfant ne coïncident que partiellement avec les récompenses et les punitions que la société lui dispensera effectivement par la suite ’». Il ne s'agit donc pas d'un conditionnement. Il poursuit, page 61 : ‘«’ ‘ certains de ces systèmes (de valeurs) peuvent d'ailleurs être vraiment hostiles à la société, d'autres sont neutres à cet égard ’». L'adaptation n'est donc pas le conformisme, nous y reviendrons peu plus loin. Pour résumer, ‘«’ ‘ l'adoption de hiérarchies de valeurs peut donc constituer une tâche synthétique, elle peut en outre, mais pas nécessairement, être utile pour l'adaptation individuelle ’» (page 61) .

Une autre voie d'intégration de la personnalité apparaît clairement dans la création artistique ( il signale le travail de E. Kris sur ce sujet). Hartmann fait même de l’art le modèle des solutions synthétiques : ‘«’ ‘  le processus de création artistique constitue le prototype des solutions synthétiques ’»( p.62). Comme processus intégrateur, et par sa prise en considération secondaire de la réalité, la création artistique se différencie de la pure fantasmatisation. Dans toute oeuvre d'art, même ‘«’ ‘ celles qui par leur contenu ou leur tendance, représentent le désordre ’», se manifeste l'effet de mise en ordre de la secondarisation. ‘«’ ‘  Nous nous trouvons ainsi de nouveau devant un cas d’adaptation régressive : une activité psychique (qui est d'ailleurs génétiquement ancrée dans l'archaïque) prend une signification nouvelle pour la synthèse et à l'égard du monde extérieur, et ceci précisément à cause du détour par l'archaïque ’». L’accent mis sur le facteur de nouveauté dans la création, et non sur la pure reproduction, montre bien que ce n'est pas l'académisme que défend Hartmann dans la création artistique ; l’académisme, qu’il soit pompier ou moderniste, n’est que reproduction formelle, copie, conservatisme. Hartmann n’esquive pas le nécessaire passage par les Enfers (d’Orphée à Murger). ‘»’ ‘  Il n'est pas besoin de souligner que ce que nous appelons beau procure également du plaisir et dépend de processus pulsionnels ; en fait l’œuvre d'art procure à la fois un plaisir primaire et un plaisir secondaire (ceci grâce à sa performance synthétique) ’» 223 .

Heinz Hartmann n'a pas oublié l'enseignement freudien et les poussées du désir. Mais dans cet article il a décidé de mettre l'accent plutôt sur la place et le rôle intégrateur du moi. Le moi est un médiateur, pas une dure muraille contenant les attaques internes ou externes, il est un contrebandier, un passeur de frontières. La force – expression tant décriée- du moi repose sur sa mobilité, telle qu’elle se manifeste avec évidence dans l'activité artistique, le jeu, et le Witz.

Le chapitre VI développe les implications relatives au concept de santé et d'éducation. Hartmann considère en effet que le problème de la santé mentale doit être analysé en relation avec le problème de l'adaptation. Pour lui il est très difficile de fournir des critères de ce qu'on entend par santé mentale. La santé ne peut être caractérisée que ‘«’ ‘ de façon fort individuelle ’» (p. 64). Pour Hartmann il n'y a pas, contrairement à ce qu'on lui a fait dire, un modèle type de l'homme »  normal », dont le psychanalyste fournirait l’étalon. Il n'y a pas un état de santé déterminé auquel l’analyste proposerait de faire accéder ses analysants Il y a mille façons d'être normal. Tout ce que nous pouvons nous fixer comme but, dit-il, c'est d'améliorer la capacité d'intégration ou de synthèse de leur appareil psychique.

Le même principe dirige sa réponse sur les questions d'éducation. Il note là aussi que les objectifs fixés à l'éducation sont très variables selon les sociétés. Il peut s'agir aussi bien de répliquer la tradition, que, à l’inverse, de transformer la société. En aucun cas les valeurs à promouvoir ne peuvent même être déduites des connaissances psychanalytiques. Et même ‘«’ ‘ nous ne pouvons penser que la transformation réelle des valeurs du fait de la psychanalyse conduira toutes les personnes analysées à une hiérarchie des valeurs vraiment unifiée et concordantes ’». Il n'y a donc pas de modèle analytique s’incarnant dans le psychanalyste. Cependant la connaissance de la relativité des objectifs fixés à l'éducation ne doit pas conduire les enseignants à une passivité éducative car ‘«’ ‘ un comportement passif de la part de l'éducateur constitue une ’ ‘«’ ‘ intervention » tout autant qu'en comportement actif ’». (p. 66) 224 A plusieurs reprises tout au long de son ouvrage mais particulièrement dans ce chapitre, Hartmann pose la question des normes, et du normal. Il a été particulièrement attaqué sur ce point, accusé de vouloir normaliser -passer à la moulinette d’un management social - les analysants américains. Aussi nous permettra-t-on de nous arrêter ici un moment sur la validité de ces critiques.

Notes
221.

Importante cette évocation de l’homme sans qualités de Musil ; elle nous dit que le modèle d’homme dont Musil pressentait la venue, était déjà critiqué par Hartmann. L’homme «adapté” de Hartmann, n’est pas l’homme sans qualités, le narcisse vide d’aujourd’hui.

222.

Pour Hartmann, la psychanalyse amène à relativiser la doctrine rationaliste des lumières. A lire le célèbre ouvrage de Cassirer  « Die Philosophie der Aufklärung », publié en 1932, l’année où Hitler se présente contre Hindenburg et où à Hambourg les SA sont maîtres de la rue jusque dans l’université, les Lumières ne sont pas exactement ce que croit Hartmann. Avec les Lumières on ne se situe pas sur une position rationaliste simpliste (la raison contre l’infâme). C’est à Diderot plus qu’à Voltaire qu’il faut penser, au «Neveu de Rameau”, à une esthétique bien particulière. C’est de ces Lumières là que Freud est proche. Nous y reviendrons dans notre Epilogue.

223.

On voudrait rappeler ici que le mot catharsis, repris par Freud et Breuer, avait déjà un double sens en grec. Aristote expliquait l’effet de la tragédie, ou de tout autre oeuvre d'art, par un double effet de purgation (libération dyonisiaque des affects, orgie,) et de purification (sublimation apollinienne de ces affects, ascèse). D’abord simple narration dépuratoire chez Breuer, la thérapie développée par Freud combinera elle aussi purgation et purification. L’art a une fonction sociale en ce qu’il opère une purgation sublimée, médiatisée. Sans doute depuis M. Duchamp a-t-on vu proliférer des installations naïvement purgatives. Les œuvres authentiques passent toujours par un travail d’élaboration. Elles touchent durablement parce qu’elles intègrent plusieurs satisfactions. L’improvisation ne s’improvise pas. Le travail intégrateur du moi décrit par Hartmann, n’est pas différent de celui de l’artiste créateur. Si l’on comprend cela, on verra différemment sa conception de l’autonomie et de l’adaptation. Comme l’artiste, le Moi est un médiateur.

224.

Voir les effets de l’abstentionnisme éducatif, - au nom parfois du refus de la « reproduction sociale”-,  particulièrement pour les enfants les plus défavorisés.