Comme témoin au procès de Hartmann, nous avons pensé convoquer Canguilhem lui-même, car il a écrit de nombreux ouvrages et articles sur le concept de normal. Déjà sa thèse de 1943 s’intitulait : ‘«’ ‘ Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique ’ » (Strasbourg, 1943). Dans cette thèse de médecine Canguilhem posait essentiellement le problème sur le plan biologique. Sa position était d’évidence décalquée de celle de Goldstein. Elle est résumée dans ces lignes (pp.166-167) de son livre sur ‘«’ ‘ Le Normal et le Pathologique ’» 225 : ‘«’ ‘ Il paraît possible de répondre maintenant avec quelque chance de clarté aux questions posées en tête de ces considérations. Nous ne pouvons pas dire que le concept de ’ ‘«’ ‘ pathologique » soit le contradictoire logique du concept de ’ ‘«’ ‘ normal », car la vie à l'état pathologique n'est pas absence de normes mais présence d'autres normes. En toute rigueur, ’ ‘«’ ‘ pathologique » est le contraire vital, de ’ ‘«’ ‘ sain », et non le contradictoire logique de ’ ‘»’ ‘ normal ». ’Un peu plus loin : ‘«’ ‘ Comme le dit Goldstein, les normes de vie pathologique sont celles qui obligent désormais l'organisme à vivre dans un milieu ’ ‘«’ ‘ rétréci », différent qualitativement, dans sa structure, du milieu antérieur de vie, et dans ce milieu rétréci exclusivement, par l'impossibilité où l'organisme se trouve d'affronter les exigences de nouveaux milieux, sous forme de réactions ou d'entreprises dictées par des situations nouvelles. Or vivre, pour l'animal déjà, et à plus forte raison pour l'homme, ce n'est pas seulement végéter et se conserver, c'est affronter des risques et en triompher. La santé est précisément, et principalement chez l'homme, une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement’».
Donc, pour Canguilhem, être normal, être sain 226 , c'est être créatif, normatif au sens de capable de créer les normes. Dans le domaine biologique la maladie correspond à un rétrécissement du pouvoir de se donner de nouvelles normes (d'adaptation, nous permettrons nous de souligner malicieusement). Au niveau de la vie biologique la maladie est un « moins » parce qu’elle opère un rétrécissement des possibilités de vie. La santé est un "plus" puisqu'elle permet une plus grande adaptabilité.
Jusqu'ici on aurait du mal à trouver une différence entre ce discours et celui que tenait tout à l’heure Hartmann. Il y a une différence pourtant et celle-ci se manifeste sur le sujet de la maladie mentale. Mais ici c’est Canguilhem qui a changé. En toute logique il devrait d'abord se demander si la maladie mentale n'est pas faite, elle aussi, d’un rétrécissement, d’une rigidité ou d’un appauvrissement des capacités d'adaptation du sujet au milieu environnant. Or il va poser, à l'inverse ce postulat, que le malade mental, au contraire du malade biologique, est plus riche de possibilités et de normes, que l’homme normal . Il est donc sain, à l’image de la grande santé dont parlait Nietzsche. Pourquoi ce retournement contraire à l’évidence ? Pourquoi après avoir défini la maladie comme un retrécissement des possibilités de vie, voir dans la maladie et la souffrance mentale une vie plus riche ? On voit là que Canguilhem, le philosophe du concept, a le goût du paradoxe et ne résiste pas au poncif simplificateur de l’assimilation de la folie et du génie. Or s’il est vrai que des génies dans leur temps ont pu parfois, moins qu’on n’aime à le croire, apparaître comme des fous, en toute logique conceptuelle on n’a pas le droit d’en inférer que le fou est de facto un génie novateur. (Enfin on peut être à la fois un génie et être malade sans qu’il y ait lien de l’un à l’autre).
Les philosophes sont les spécialistes de ces jeux de l’esprit. Un aphorisme brillant comme celui-ci ‘«’ ‘ la vraie normalité se moque de la normalité ’», n’est jamais qu’un décalque du sujet classique de baccalauréat ‘«’ ‘ la vraie morale se moque de la morale ’», comme tant d’autres déclinés à l’infini, du moins autant qu’il y a de concepts. Canguilhem n’a pas résisté à un réflexe de professeur. Nous voulons croire qu’il n’avait pas vraiment la prétention de trancher par une pirouette sur le problème grave de la souffrance psychique. Tout ce que voulait Canguilhem dirons-nous, c’est qu’on permette au philosophe d’interroger des concepts peut-être usés à force d’utilisation. On le lui accordera volontiers. Pour en revenir à Hartmann, nous espérons avoir montré qu’il n’a pas une vision étriquée, non réfléchie des normes et de l’adaptation. Pour lui aussi être normal, être adapté, c’est être normatif, comme on l’a vu.
Repris en 1965 dans «La connaissance du vivant”, chez Vrin, Paris. La pagination est celle de cette édition.
Il vaudrait mieux parler d'un être « sain » que d'un être » normal », car il est bien évident que la maladie a elle-même ses normes, c'est-à-dire qu’elle suit ses lois. Comme le remarquait déjà Bergson la maladie est aussi normale que la santé au sens des lois de la physiologie.