Considérations actuelles.

Que reste-t-il de la querelle que J. Lacan chercha à l’Ego-psychology ? Un état des lieux de la psychanalyse américaine aujourd’hui serait peut-être en mesure de nous éclairer sur la valeur des critiques d’hier ? Il faut remarquer tout d’abord que si le post-modernisme français a semblé parfois tenter certaines élites intellectuelles, la critique lacanienne n’a guère eu d’influence sur son évolution. Pour autant (et peut-être d’autant plus) la psychanalyse aux Etats-Unis fut et reste riche d’invention et de créativité. Une des meilleurs spécialistes du sujet, Agnès Oppenheimer, évoquait en 1996 (p. 87) à ce propos un ‘«’ ‘ foisonnement d’approches et d’écoles de pensée qui méritent le voyage ’». Elle terminait son article en appelant à surmonter les précédentes et stériles oppositions : ‘«’ ‘ La découverte de l’Amérique devrait permettre à la psychanalyse française de s’interroger sur elle-même et non de projeter le ’ ‘«’ ‘ mauvais au dehors dans une réaction rassurante pour le narcissisme qui décrète souvent : ce n’est pas de la psychanalyse ’» (1996, p. 97). En 2001, A. Braconnier et D. Widlöcher concluaient un rapport concis et informatif sur l’état de la psychanalyse aux Etats-Unis (« Nervure », février 2001, p. 23-27) par ces lignes ‘«’ ‘ La psychanalyse aux Etats-Unis n’est donc ni totalement originale, ni totalement identique à la psychanalyse européenne. Elle est parcourue par des débats de fond et par des problèmes de personne. Sa pratique n’en demeure pas moins vivante et pratiquée par de véritables analystes ’».

On peut vérifier la vivacité et la créativité de la psychanalyse états-unienne en parcourant par exemple les différents articles de la Monographie de psychanalyse parue en 2000 aux PUF ‘«’ ‘ Sur les controverses américaines dans la psychanalyse ’». Encore influencés par les accusations portées par J. Lacan la première réaction des psychistes français sera sans doute de voir dans ces innovations autant de nouvelles trahisons de la ‘«’ ‘ vraie ’» psychanalyse. De les interpréter encore comme des ‘«’ ‘ résistances ’» 229 . Or tout psychologue de bon sens devrait caractériser d’abord la résistance par le frein au changement et à la créativité. Considérant les choses sous cet angle, nous devrions d’ailleurs nous demander, si ce n’est pas en France plutôt qu’en Amérique, qu’ont le plus opéré les résistances à la psychanalyse.

Il est vrai que l’ego-psychology a été contestée aux Etats- Unis. On peut être tenté, surtout si l’on est conditionné par la critique de Lacan 230 , de n’entendre dans les querelles américaines que les éléments soutenant la critique de l’Ego-psychology. Il faut cependant relativiser l’étendue de cette contestation puisque selon C. Anzieu-Premmereur (2000, p. 23) une bonne moitié des analystes américains se réclament encore de cette école. Celle-ci ayant été longtemps dominante les innovations se sont bien évidemment faites contre elle. Aussi B. Brusset (2000), dans le très instructif article qu’il consacre aux controverses américaines, met-il spontanément l’accent sur les critiques adressées par les nouveaux analystes à l’Ego-psychology, plutôt qu’à ce qui les lie. Nous voudrions plutôt souligner ici, puisque ici il s’agit avant tout de répondre à J. Lacan, que si ces évolutions se sont faites contre, elles se sont faites surtout ‘«’ ‘ à partir de ’» l’Ego-psychology. Nous français, parfois enclins à ne retenir que les critiques des écoles de pensée américaines, devrions-nous pas nous demander plutôt si ce n’est pas le programme tracé par l’Ego-psychology, qui a ouvert les portes aux innovations ? Il est facile en tout cas de remarquer que l’évolution de ces nouvelles pensées ne s’est pas faite sur le vecteur lacanien mais dans une direction opposée.

Voyons par exemple la question qui nous intéresse des rapports entre psychologie et psychanalyse. Que pensent les analystes américains de notre prétendue ‘«’ ‘ coupure épistémologique ’» ? Pour juger de leur position sur ce point, et de leur évolution par rapport à l’Ego-psychology, nous devons opérer un distinguo. J. Lacan rejette toute la psychologie aussi bien la psychologie scientifique expérimentale que la psychologie compréhensive. Il critique l’Ego-psychology sous ces deux chefs, pour être tombée dans ces deux erreurs. A l’époque de Hartmann, la psychologie à ambition scientifique, expérimentale et positiviste qui se veut en rupture avec la psychologie compréhensive à base ‘«’ ‘ naturelle ’» (la psychologie commune), c’est le béhaviorisme. Et il est vrai que l’Ego-psychology a cherché à intégrer le béhaviorisme, dans une psychologie générale. B. Brusset parle à ce sujet du ‘«’ ‘ positivisme ’» de l’Ego-psychology. Mais l’Ego-psychology n’est ‘«’ ‘ positiviste ’» 231 qu’à moitié puisqu’il s’agit de faire une place à la psychologie scientifique dans une théorie psychologique générale et intégrative 232 . Car l’Ego-psychology c’est d’abord la volonté de faire cohabiter explication et compréhension et de faire dialoguer les différentes psychologies, au sein d’une théorie psychologique générale. Ce fut particulièrement le projet porté par D. Rapaport dans sa volonté de fonder une théorie de la pensée. 233

Et aujourd’hui, chez les psychanalystes qui se sont écartés de l’Ego-psychology sur la question de la scientificité, chez ceux qui pensent que la psychanalyse est nécessairement coupée des sciences naturelles (voir sur ce point l’opposition de Mc Gill à Pribram (1967), reste une volonté de dialogue et d’ouverture vers la psychologie compréhensive. En même temps c’est la vision de la scientificité qui a changé. Ainsi M.M. Gill critique la métapsychologie comme un modèle scientifique dépassé, au nom d’une conception plus moderne, moins positiviste et scientiste de la psychologie. 234 C’est une certaine psychologie qu’ils refusent, non toute la psychologie. Ils sont plus proches de la psychologie naturelle (folk psychology) ou de la psychologie ‘«’ ‘ littéraire (voir l’importance prise par la narrativité), mais en cela ils n’opèrent de rupture qu’avec une Ego-psychology dont on a préalablement exagéré le positivisme Ainsi quand B. Brusset les présente comme en rupture, au motif qu’ils ont remplacé l’appareil psychique comme agencement de forces par la personne, la relation, la subjectivité. (p. 86 ou 87) ou que, comme R. Schaffer, ils ont rétabli les droits du sujet de la conscience face à une conception machinique, il laisse de coté toute une partie de la psychologie du moi’ 235 .

Bref il ne fait guère de doute qu’on trouve chez Hartmann, comme chez M. Gill ou chez Schaffer, un même refus des réductivismes dogmatiques et une même volonté de promouvoir la personne, la responsabilité, l’humanisme 236 . A l’opposé du travail lacanien ils remettent le sujet actif et conscient dans le jeu. Il me semble enfin qu’ils peuvent tous participer au projet de refondation d’une théorie psychologique générale, celui que nous appelons de nos vœux.

Notes
229.

Comme J. Lacan le faisait à propos de l’ego psychology dans son séminaire sur le Moi)

230.

Pour un point de vue lacanien on pourra lire par exemple Judith Feher Gurewitch « Les écoles de psychanalyse aux Etats-Unis en 1993 », Le bloc-notes de la psychanalyse, Georg, Chêne-Bourg, 1993, n° 12, p.141-156. 

231.

Le positivisme (behavioriste) de Hartmann, comme celui (biologiste) de Freud est daté. Là n’est pas l’essentiel.

232.

D’ailleurs Hartmann, dans son projet d’une » psychologie générale de l’action » est conduit à limiter la portée explicative de la métapsychologie freudienne (par exemple quand il demande d’élargir la psychologie du moi à l’étude de « ses fonctions qui ne se déduisent pas de la pulsion » -voir plus haut). Sur ce plan les nouveaux analystes américains qui refusent la métapsychologie freudienne, sont aussi en continuité. La rupture réelle s’est effectuée sur le plan de la pratique de la cure.

233.

Psychologue et non psychanalyste, appartenant pourtant à l’Ego-psychology. « Son but principal fut de faire de la psychanalyse une psychologie générale pouvant intégrer la psychologie du Moi et la psychologie sociale, tout en préservant les premières et révolutionnaires découvertes de Freud sur la psychologie du çà » rappelait M. M. Gill dans la notice nécrologique qu’il lui consacra (traduite dans la Revue française de psychanalyse, 3, citée par B.Brusset 2000, p.91).

234.

Sur l’évolution des rapports entre psychanalyse et science voir l’article de M. Jeannerod et N. Georgieff (« Jeannerod M. et Georgieff N. Psychanalyse et science(s). Encycl. Méd. Chir. (Editions Scientifiques et Médicales Elsevier SAS, Paris) Psychiatrie, 37-811-A-30, 2000, 11p. »).

235.

Celle de l’autonomisation, celle justement qui faisait l’objet de la critique de Lacan. Au regard des positions lacaniennes, ces nouveaux analystes américains se placent sur le même vecteur que l’Ego-psychology, passant d’une réévaluation du moi à celle de la personne, et redonnant sa place au conscient. Le remplacement du Moi par le Soi ne change pas l’objectif Le «greatest self awareness” de O. Renik est une réinterprétation du «Wo es war.. « version Hartmann.

236.

On pourrait évoquer H. Kohut, critique sur la question de l’autonomie du Moi, mais mettant en avant dans sa théorie et sa pratique la « compréhension », promouvant la personne, et concubinant avec la phénoménologie, toutes choses qu’exécrait J. Lacan. Voir plus près de nous la place accordée dans la pratique d’un O. Renik au respect de l’autres (Brusset 2000, p. 102-113).