On oublie souvent qu'avant les livres qui l'ont rendu célèbre, avant de devenir ‘«’ ‘ The mandarin of the hour ’» comme l’appela Georges Steiner dans une critique caustique de la NY Times Book Review de janvier 72, Michel Foucault avait eu une carrière d'enseignant en psychologie, et qu’à cette occasion il avait écrit quelques articles qu’il peut être intéréssant pour nous d’étudier. Bien entendu c’est dans ses livres les plus fameux sur la naissance de la folie ou sur la fin des sciences humaines et la mort de l’homme, qu’il portera de manière directe ou détournée les coups les plus sévères à la psychologie et à la psychiatrie,. Nous examinerons aussi ces ouvrages. Voici maintenant dans quel ordre nous nous proposons de visiter les idées de M. Foucault sur la psychologie, ie le plan de ce chapitre.
En introduction après avoir rappelé quelques éléments biographiques, nous nous arrêterons sur ce que nous croyons être le fond de l’inspiration de Foucault, son goût pour les figures et les pensées romantiques, qui se découvre croyons-nous dès son premier texte important, sa préface au livre de Binswanger sur le rêve. Puis nous irons visiter la psychologie du professeur ; nous examinerons les textes rédigés alors qu'il était chargé d’enseigner la psychologie, avant son départ pour Uppsala, des articles répondant à des commandes et non à son inspiration personnelle. Nous aborderons ensuite les ouvrages publiés au retour d'Uppsala comme l' ‘»’ ‘ Histoire de la folie ’» et ‘«’ ‘ Naissance de la clinique ’», qui lui amenèrent la célébrité, et où il explique les conditions de la naissance de la psychologie. Nous viendrons enfin à l'ouvrage princeps : ‘«’ ‘ Les mots les choses ’». La vie et la mort de la psychologie y est évidemment conséquente à la vie et à la mort de l'homme. Doit-on rappeler que cet ouvrage célèbre dont le sous titre définit le programme, annonce la fin des sciences humaines. En proposant à notre lecture une ‘«’ ‘ Une archéologie des sciences humaines ’», Foucault nous dit que leur vie est achevée. En conclusion nous évoquerons rapidement son enseignement au Collège de France, qui nous paraît traduire le retour du sujet personnel dans la pensée de Foucault.
Pour commencer, rappelons brièvement les étapes de la carrière du professeur de psychologie et du maître penseur. Michel Foucault est né en 1926 dans une famille bourgeoise aisée et catholique 237 . Après la khâgne de Henri IV, où il aura comme professeur Jean Hippolyte, il entre en 1946 à l'Ecole Normale Supérieure. Il a comme répétiteur de psychologie Merleau-Ponty. Il se lie d'amitié avec Althusser revenu du stalag, qui le poussera à entrer au PC (ce qu’il fera en1950). En 1948, à la suite d'une tentative de suicide, il consulte le professeur Delay à Sainte-Anne. En 1949 il passe la licence de psychologie et en octobre 1951 il devient son tour répétiteur de psychologie de l’E.N.S.. En 1952 il occupe un poste de psychologue praticien dans le service du professeur Delay, suit un moment le séminaire de Lacan à Sainte-Anne, et passe son diplôme de psychopathologie. En octobre il est nommé comme assistant de psychologie à la faculté des lettres de Lille. Il passe en 1953 un diplôme de psychologie expérimentale, et la même année il rend visite à L. Binswanger et entreprend avec J. Verdeaux la traduction de ‘«’ ‘ Traum und Existenz ’ » pour laquelle il écrira une très belle préface. En 1954 il publie son premier livre : ‘«’ ‘ Maladie mentale et personnalité ’», dans une collection dirigée par Althusser, avant son départ pour Uppsala (1955-1960). En 1960, après un passage par la Pologne, il est nommé sur la recommandation de Canguilhem, maître de conférence de psychologie à l'université de Clermont-Ferrand. Il soutient sa thèse sur la folie à la Sorbonne en mai 1961 (publié d'abord sous le titre : ‘«’ ‘ Folie et déraison ’» avant de devenir l’‘»’ ‘ Histoire de la folie à l’âge classique’»). En 1963 il publie : ‘«’ ‘ Naissance de la clinique ’», et divers articles et conférences autour de la psychiatrie, de la psychanalyse et de la sexualité. En 1966, l'année de la publication des Ecrits de Jacques Lacan et des premiers numéros des Cahiers pour l'analyse, Michel Foucault publie son livre: ‘«’ ‘ Les mots et les choses ’», un coup de tonnerre médiatique annonçant la fin de l’homme qui le propulse au rang de maître penseur structuraliste. 238 En 1968 il est nommé à Vincennes où il organise avec Alain Badiou le recrutement du département de philosophie, et crée avec Serge Leclaire le premier département de psychanalyse à l'université. Il participe au numéro 9 (été 1968) des ‘«’ ‘ Cahiers pour l'analyse ’», sur le thème de la généalogie des sciences. En 1970 il est nommé professeur au collège de France. Il meurt du sida en 1984.
Des articles exclusivement consacrés à la psychologie et pour lesquels il a été consulté en tant qu’expert, enseignant spécialiste de psychologie, il y en a peu ; nous le verrons. Foucault n'a jamais vraiment endossé les habits du psychologue. Il se voulait à la rigueur anthropologue, mais sans en accepter l’exigence ; il reconnaissait lui-même : ‘«’ ‘ je n'ai jamais écrit que des fictions ’». Anthropologue d’aspiration, médiocre historien, mais remarquable essayiste dans la lignée de Rousseau et de Nietzsche, ou plus justement de Spengler, il fut fidèle tout au long à une inspiration romantique. Elle se manifeste déjà dans sa préface (1954) au livre de Binswanger ‘«’ ‘ Traum und Existenz ’» 239 . ‘«’ ‘ Ce qui pèse en l'homme c'est le rêve’” dit-il au paragraphe 4. Comme l’avait mis en évidence Albert Béguin, dans son livre (1939) : ‘"L'âme romantique et le rêve ’» qui ne cessera d'être réédité et relu, il y a un lien très évident et très constant entre la place accordée au rêve et l’esprit romantique. Ce thème de la préeminence du rêve sur la réalité, conduit naturellement à celui de la petitesse de l’homme concret, jusqu’à faire de l’homme ce pli qu’une vague viendra effacer (image sur laquelle se ferme ‘«’ ‘ Les mots et les choses ’»). On retrouve cette idée exprimée par le grand dramaturge Buchner dans ‘«’ ‘ La mort de Danton » ’quand, exaltant les orages révolutionnaires, il nous disait que ‘«’ ‘ l'individu n'est que l’écume sur la vague ’». Levez-vous donc orages désirés… Dans un narcissisme apparemment paradoxal c’est par l’abaissement du Moi, emporté, ballotté, par des forces, des champs, des structures qui le dépassent, que le romantique (de Chateaubriand à Foucault en passant par Nietzsche) s’exalte et exulte.
La positivité du monde n'intéresse pas Foucault. Semblabe à un auteur borgésien, derrière une accumulations de références et de faits connus qui font masse et pèsent comme une matière bien réelle, il cache un refus de l’empiricité. Foucault joue dans ses livres le jeu de la science, mais s’octroie la liberté d'interpréter les faits à sa façon, selon son rêve. Ainsi, dans cette préface à Binswanger, les cautions scientifiques de Freud, Mélanie Klein, Jacques Lacan sont invoquées, mais vite expédiées, car l’inspiration qui pousse Foucault en est bien éloignée. Il endosse la phénoménologie interprétative de Binswanger mais la pousse plus loin, presque jusqu’au gnosticisme. Le rêve met à jour le choix originaire de notre liberté profonde, le sens fondamental que nous allons donner à notre existence. Le rêve dans sa polarité épique, lyrique, tragique, révèle le ‘«’ ‘chiffre’” de notre existence. 240 En parlant de Binswanger, Foucault avoue son inspiration profonde.
Militants parfois côte à côte dans l’action concrète, mais divisés sur la question de l'humanisme, Sartre et Foucault, ces deux fils de la bourgeoisie, ont passé leur temps à s’accuser mutuellement de la défendre.
On nous permettra de redire que des livres comme « Les mots et les choses » qui se présentent comme les livres contestataires de la pensée établie, doivent bien être attendus d’un public des consommateurs, pour avoir si rapidement un tel succés. Un succès d’édition, si massif et si rapide, auprès de la classe moyenne intellectuelle ne peut annoncer une pensée vraiment neuve. Les penseurs vraiment dérangeants et non-conformistes ne sont reconnus souvent qu'après-coup. Les œuvres qui « ensemencent l’imagination » pour reprendre la formule de Roger Caillois sont des œuvres confidentielles.
Paris, Desclée de Brouwer,. Repris dans « Dits et écrits », 1994, p.65-120.
Dans cette préface parfois, Foucault, et c’est là qu’il nous touche personnellement, est du côté de ceux qui refusent ce monde, comme tous les romantiques, le plus exemplaire en France étant Nerval –anthropologue à sa façon dans le « Voyage en Orient »-.. On peut y voir tout le refus du romantisme pour la positivité du monde. Foucault aime les belles histoires, pas l’histoire positive. Ses livres sont truffés d’erreurs. (Voir par exemple les remarques de Gladys Swain dans « Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie» (1977))