L’homme et les épistémés

Michel Foucault a l'ambition de dresser l'inventaire archéologique de notre culture. Dans quoi elle s'insère, ce qu'elle a de particulier par rapport aux cultures d'autres temps. Mais il ne s'agit pas de s'inscrire dans le projet traditionnel des histoires de la pensée. Il ne s'agit pas d'une histoire, car pour Michel Foucault, les cultures se succèdent par sauts, discontinuités, ruptures ; ni d’une histoire de la pensée , 256 car ce que Michel Foucault trace, dépiste c'est ce sous-sol non conscient, non pensé réflexivement, mais qui structure, organise notre culture. Tout dans une société, les connaissances, les mœurs, les institutions, les pratiques, renvoie à un certain savoir implicite, tout à fait différent des théories philosophiques, théologiques, ou scientifiques publiques et affichées. ‘»’ ‘ Dans une société, les connaissances, les idées philosophiques, les opinions de tous les jours, mais aussi les institutions, les pratiques commerciales et policières, les mœurs, tout renvoie à un certain savoir implicite propre à cette société ’» (Les Lettres Françaises n°1125, p. 3). C'est ce que M. Foucault appelle ‘»’ ‘ épistémé »’.(Notons au passage qu’il ne démontre pas qu’il ne puisse y en avoir plusieurs dans une même époque, et qui ne découperaient pas le temps de la même façon).

L'objet de l'archéologie des sciences est de dégager ces epistémés. Cela ne peut se faire que par recoupements. Pour retrouver ces epistémés, dégager les contraintes de pensée propres à chaque époque, Foucault, par un travail minutieux de détective, explore et confronte trois domaines de savoirs: le langage, le vivant, les richesses. Les traces de ces épistémés implicites se repèrent dans la présence de ressemblances, plus précisément d’isomorphismes 257 entre ces différents types de discours. Et pour cela il faut aller exhumer des auteurs peu connus, mettre sur le même plan le Don Quichotte et tel traité médical, ou tel décret oublié (tel celui de Pomponne de Bellière), car l’on doit se méfier des théorisations explicites et des auteurs reconnus 258 .

Rapprochements faits, et isomorphismes dégagés, il apparut donc à M. Foucault que l'espace de pensée des époques étudiées (du XVIe siècle à nos jours) se découpait en trois âges séparés par des ruptures : d’abord la Renaissance, ensuite l'âge classique - XVIIe et XVIIIe siècle -, et enfin l'époque moderne, à partir du XIXe siècle. Selon lui, à chacun de ces âges, le discours est déterminé par un modèle, un archétype, une ‘«’ ‘ matrice discursive ’» 259 . À la Renaissance, on pense selon l'analogie : telle fleur, parce qu’elle ressemble à un œil, est réputée soigner les maux des yeux. À l'âge classique on pense selon la représentation : d’où sa fameuse analyse du tableau de Velasquez –sur laquelle nous allons revenir-. À l'âge moderne on pense selon l'histoire. Parce qu’une époque n'en explique pas une autre, on doit écarter l’approche diachronique pour privilégier la synchronie. Pour comprendre comment l'âge classique aborde le domaine du vivant, Michel Foucault commence par écarter l'histoire de la biologie. Selon lui on apprendra plus sur la science du vivant d'une époque en confrontant ses discours aux discours sur la langue ou sur la richesse. Ils obéissent en effet aux mêmes règles de construction. Ces règles sont en effet contraignantes. Elles sont d’autre part arbitraires. C’est sans raison que chacun de ces âges inaugure une nouvelle façon de penser. 260

Quelles sont les conséquences d’une telle vision de l’histoire, de cette succession d’épistémés, sur l’idée de l’homme. M. Foucault en conclut que l’idée de l’homme n’a pas toujours été nécessaire à la connaissance. C’est même une question récente. L’âge classique ne l’avait pas. Du moins c’est ce que Michel Foucault déduit d’une analyse du tableau de Vélasquez , ‘«’ ‘ Les Menines ’». Le fait que toute la composition du tableau est organisé autour du personnage absent, le roi, à peine deviné, in enigmate, dans le miroir, démontre qu’à l’age classique, ‘«’ ‘ ce qui existait à cette place où nous, maintenant, nous découvrons l'homme, c'était le pouvoir propre au discours ’» (Lettres Françaises). 261 L'âge classique n'avait donc pas besoin d'une science de l'homme, pas plus que la Renaissance. L'âge qui vient n'en aura pas non plus besoin.

Inutile d’opposer à M. Foucault que la littérature du XVIIe, comme celle déjà du XVIe, Montaigne en tête, est depuis toujours réputée parler surtout de l'homme, que c'est plutôt aujourd'hui dans le nouveau roman (français) que l'homme est remplacé par le discours, Michel Foucault maintient que l’homme et ce qui en a découlé, l'humanisme, cette doctrine qui place au plus haut des valeurs la personne humaine et son épanouissement, est une création éphémère du XIXe siècle.

Fondamentalement, l'homme est condamné à disparaitre dans le système de Foucault, et pour deux raisons : d’abord du fait de la puissance de contrainte qu’il donne aux systèmes, et ensuite du fait de son refus de l’histoire. Pour nous, l’homo psychologicus ne peut exister que s’il y a un espace où il peut se distancier des contraintes. S’il y a une intériorité du sujet, elle est bien faite de cet espace de jeu psychique, de ce creux, qui distancie le sujet du système en lui laissant une part de liberté et d’autonomie. Mais ce jeu n’a de réalité concrète que d’être rempli d’une substance propre, étoffée par un récit, même légendaire. Nous l’avons dit plus haut M. Foucault refuse l’idée d’une histoire de la pensée. Il n’y a pas d’histoire des épistémés. Or ce qui fait l’étoffe vivante, concrète de l’homme, c’est l’histoire. C’est par l’histoire aussi que l’homme échappe à la répétition systématique. Au niveau de l’individu concret, la liberté n’est pas indétermination absolue, elle s’étaye sur une histoire personnelle, et s’ouvre sur des projets, des promesses à soi-même et aux autres qui construisent notre identité.

Pour le Foucault des ‘«’ ‘ Mots et des choses ’», au contraire, l’homme n’est qu’une illusion. L'homme, le sens, tout ce qui est à la base d’une psychologie humaine et compréhensive, ne sont que des effets de surface. ‘«’ ‘ On pense à l'intérieur d'une pensée anonyme et contraignante qui est celle d'une époque ou d'un langage (...) le fond sur lequel notre pensée ’ ‘«’ ‘ libre » émerge et scintille pendant un instant ’»( ‘«’ ‘ Quinzaine Littéraire »’ n° 5,16 mai 66, page 14-15). La pensée libre et individuelle n’est qu’un effet de surface. Il en va de même pour le sens nous dit M. Foucault : Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, nous montrent que le sens ‘«’ ‘ n’était probablement qu'une sorte d'effet de surface, un miroitement, une écume, et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous soutenait dans le temps et l'espace, c'était le système’ »(ibid).

Mais peut-être aprés tout n’était-ce pas tant l’homme que Foucault voulait détruire que l'humanisme et sa prétention parfois excessive à faire de l’homme le sujet souverain de l’univers. Etait-ce en ce sens qu’il fallait entendre la mort de l’homme, seulement l’annonce d’un reflux des discours optimistes faisant de l’homme le maître et possesseur de la nature? En réalité quand il s’exprime sur l’humanisme, il est trés rapidement conduit par sa passion, sa fantasmatique personnelle, et le succès rencontré par sa formule, à l’extrême. C’est bien l’homme lui-même qu’il veut ravager. Il déclare un jour à Madeleine Chapsal ( 1994, p.516) : ‘«’ ‘  l'héritage le plus pesant qui nous vient du XIXe siècle et dont il est grand temps de nous débarrasser c'est l'humanisme »’ 262  ; et comme elle lui rétorque qu'elle trouve cette pensée bien froide et bien abstraite, il poursuit : ‘«’ ‘ abstraite ? Je répondrai ceci : c'est l'humanisme qui est abstrait. Tous ces cris du cœur, toutes ces revendications de la personne humaine, de l'existence, sont abstraites : c'est-à-dire coupées du monde scientifique et technique qui est notre monde réel »’.

Son rejet de l’humanisme est en réalité sous-tendu par la haine de l’homme. Il nous proposerait bien la froide technique comme modèle de relations humaines 263 . Mais si l’on transpose ce discours dans la pratique ? Dans un article du concours médical du 22 octobre 1966 (1994, p. 559) il nous propose un édifiant modèle de relation clinique médecin malade : ‘«’ ‘  Dans la pratique, le médecin a affaire, non pas à un malade certes, mais pas non plus à quelqu'un qui souffre, et surtout pas, Dieu merci, à un être humain ’». 264 Le médecin de ses rêves ressemble foutrement au divin marquis. L’homme, ici le patient, est là pour subir passivement.

Notes
256.

L’idée des âges de l’humanité est une vieille pensée. Le « Discours sur l'histoire universelle » de Bossuet, le « Tableau historique des progrès de l'esprit humain » de Condorcet, «  Les idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité » de Herder, annonçaient Hegel, Marx, Comte et ses trois états, les sociologues de la connaissance et leurs Weltanschauungen, Weber, Manheim, Sorokin… Selon les cas l’accent y est mis plutôt sur le progrès ou plutôt sur l’ordre, la structure. Mais le vrai parrain de Michel Foucault, par sa forme de pensée, et par le retentissement de son oeuvre, c’est O. Spengler. Son célèbre « Le déclin de l’Occident » dénonçant notre vision « ptolémaïque » de l’histoire, annonçait déjà la fin d’une certaine idée de l’homme. Chez les contemporains, M. Foucault a un proche cousin, Thomas S. Kuhn, dont le livre sur « La structures des révolutions scientifiques » était paru aux Etats-Unis peu d’années auparavant, en 1962. On y trouvait une conception discontinuiste comparable: le progrès scientifiques s'effectuant par changement d'un « paradigme » à un autre. Mais il y a chez Th.S. Kuhn, l’idée d’un progrès scientifique. Il refuse tout relativisme culturel. Et il y a histoire : il différencie sur ce point, la notion de paradigme de celle d’épistémé, et reproche à M. Foucault de ne pas expliquer le passage d’une épistémé à une autre (« Il n’est pas historien. Peut-être est-il plutôt anthropologue ». Entretien avec C. Delacampagne, « Le Monde » du 5 et 6 février 1995).

257.

C’est ce qu’avait fait Dumézil pour dégager sa célèbre tripartition fonctionnelle au sein du monde indo-européen.

258.

La réussite d'une telle entreprise supposerait un savoir total de l'époque. Il est bien vrai que nous avons oublié des auteurs représentatifs de la pensée de leur époque. Mais pour réussir il eût fallu que Foucault ait tout lu. Il suffisait par contre de citer quelques auteurs rares et inconnus pour éblouir le public. C'est ainsi que l'on fabrique ce que l'on a appelé plus tard des « effets de scientificité ».

259.

Canguilhem remarque dans un article de « Critique » n°242, p. 612-613 (article repris dans les « Cahiers pour l’analyse”) que «  parmi les discours théoriques tenus conformément au système épistémique du XVII et XVIIIème siècles, certains comme l'histoire naturelle ont été relégués par l’épistémé du XIXème, mais certains autres ont été intégrés. Bien qu’elle ait servi de modèle aux physiologistes de l'économie animale durant le XVIIIème, la physique de Newton n'a pas coulé avec elle. Buffon est réfuté par Darwin, s'il ne l'est pas par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Mais Newton n'est pas plus réfuté par Einstein que par Maxwell. Darwin n'est pas réfuté par Mendel et Morgan. La succession Galilée, Newton, Einstein, ne présente pas des ruptures semblables à celle qu'on relève dans la succession Tournefort, Linné, Engles en systématique botanique ».Toutes ne sont pas frappées de coupures épistémiques.

260.

Pour Jean Piaget, si la succession des épistémés chez Foucault n'est pas expliquée, c’est délibérément ; il est essentiel à son projet de montrer que les épistémés se succèdent sans raison. Il le dit dans son petit livre sur le structuralisme (1968, p.114) : «  le dernier mot d'une archéologie de la raison est que la raison se transforme sans raison. Dévalorisation de l'histoire et de la genèse, mépris des fonctions et négation du sujet ».

261.

A propos de cette interprétation des Ménines, l’historien d’art D. Arasse fait remarquer que le tableau que nous connaissons est une deuxième version. Dans la première le personnage central qui n’était pas le Roi remettait un baton de maréchal à l’infante. Il a été mofié à la naissance d’un héritier.

262.

Cet humanisme pourrit aussi le marxisme, souligne-t-il, pour saluer au passage la lutte courageuse d'Althusser, son maître (« ayant été son élève et lui devant beaucoup » (p.587), contre le chardino-marxisme » (allusion à J..Y. Calvez et à Garaudy). Ce marxisme humaniste est pour lui une pensée de droite.

263.

Quelle technique ? Toujours dans son interview par M. Chapsal il se décrit comme « froid systématicien » sur le modèle de Sade et de Nietzsche. Il nous paraît curieux de ranger Nietzsche dans les froids systématiciens, par contre on lui accordera qu’il y a chez Sade un fort goût pour la combinatoire. Ces combinaisons d’humains traités comme des choses plaisent à Foucault : « Sade passe en revue toutes les possibilités, toutes les dimensions de l’activité sexuelle et les analyse très scrupuleusement, élément par élément. C’est un puzzle de toutes les possibilités sexuelles, sans que les personnes elles-mêmes ne soient jamais autre chose que des éléments dans ces combinaisons et ces calculs », dans un entretien avec P. Caruso repris dans «Dits et Ecrits”, page 661. Ce qu’il dit est assez clair sur la façon dont il aime les hommes.

264.

Nous n’allons pas nous amuser à dénoncer chez Foucault une dérive de pensée totalitaire. Mais quand il choisit comme modèles Sade et Nietzsche, quand il dit que le médecin ne doit surtout pas considérer son interlocuteur souffrant comme un être humain, nous ne pouvons pas nous empêcher de repenser à ces premières pages de « Si c'est un homme ». S’il fallait transposer à la psychologie ce modèle où l’autre doit être traité comme une pièce du système, comme un animal machine, un sujet passif d’expériences, de cette psychologie là -qui rappelle furieusement le behaviourisme pourtant condamné précedemment - nous ne voulons pas.