Les sciences humaines et la psychologie dans «Les mots et les choses

Aprés avoir rappelé dans ses grandes lignes les thèses de l'ouvrage, il nous faut maintenant entrer de manière détaillée dans l'analyse faite par Michel Foucault de la place des sciences humaines, très exactement leur topologie, aujourd'hui et demain. On trouve cette analyse au chapitre X de l’œuvre. En voici le sens général. Avec l'homme moderne, sont nées les sciences humaines et leurs contradictions qui conditionnent les limites de ces sciences, voire leur impossibilité. Michel Foucault veut transposer la question kantienne des limites de notre connaissance aux sciences humaines. C’est ce qu'il désigne comme une ‘»’ ‘ Analytique de la finitude »’ qui gouverne la nouvelle épistémé. Selon lui les sciences humaines sont des ‘«’ ‘ configuration du savoir » ’sans pour autant être des sciences. Elles ne font que redoubler, au niveau des représentations, les discours existants de sciences réelles, la biologie, l'économie et la linguistique ( qui sont des sciences mais non pas des sciences humaines puisque leur objet n’est pas ‘«’ ‘ l’ homme ’»). Il met cependant à part trois savoirs qui pourraient échapper à cette configuration et nous faire sortir de la limite anthropologique : l'histoire, la psychanalyse et l'ethnologie, trois discours qui révèlent justement la fin de l'homme et la naissance d'une nouvelle pensée réalisant la prophétie de Nietzsche 265 .

Michel Foucault décrit l’épistémé moderne comme un trièdre dont les trois faces ne font aucune place aux sciences humaines (p. 358). L’une de ces faces est occupée par les sciences mathématiques et physiques, ‘«’ ‘ pour lesquelles l'ordre est toujours un enchaînement déductif et linéaire de propositions évidentes et vérifiées ’». Une autre face est occupé par des sciences qui ‘«’ ‘ procèdent à la mise en rapport d'éléments discontinus mais analogues, si bien qu'elles peuvent établir entre elles des relations causales et des constantes de structure ’». Il s'agit des sciences de la vie, du langage, de la production et de la distribution des richesses. Enfin la troisième face est occupée par la réflexion philosophique comme ‘«’ ‘ pensée du Même ’».

Les sciences humaines sont exclues de ces trois plans mais elles trouvent à ‘«’ ‘ se glisser dans l’interstice de ces savoirs, plus exactement dans le volume défini par les trois dimensions »’. Cette place les met en relation avec toutes les autres sciences. C’est ce qui les pousse à ambitionner à une formalisation mathématique, ou bien à emprunter des concepts à la biologie, la linguistique etc., ou enfin s'adresser ‘«’ ‘ à ce mode d'être de l'homme que la philosophie cherche à penser au niveau de la finitude radicale, tandis qu'elles-mêmes veulent en parcourir les manifestations empiriques ’». Par cette formule un peu complexe Michel Foucault veut dire que les sciences humaines essaient de penser les conséquences empiriques de la finitude radicale de l'homme.( L’homme est un doublet empirico-transcendantal. Voir plus haut).

Les sciences humaines ont donc une position ambiguë, une identité pas nette. Pensées nomades, sans territoire clair, elles sont par conséquent ‘«’ ‘ dangereuses »’. Page 359 : ‘«’ ‘ L’anthropologisation est de nos jours le grand danger intérieur du savoir. On croit facilement que l'homme s'est affranchi de lui-même depuis qu'il a découvert qu'il n'était ni au centre de la création, ni au milieu de l'espace, ni peut-être même au sommet et à la fin dernière de la vie ; mais si l'homme n'est plus souverain au royaume du monde, s'il ne règne plus au mitant de l’être, les sciences humaines sont de dangereux intermédiaires dans l'espace du savoir. Ce qui explique la difficulté des sciences humaines, leur précarité, leur incertitude comme sciences, leur dangereuse familiarité avec la philosophie, leur appui mal défini sur d'autres domaines du savoir, leur caractère toujours second et dérivé, mais leur prétention à l'universel, ce n'est pas, comme on le dit souvent, l'extrême densité de leur objet ; ce n'est pas le statut métaphysique, ou l’ineffaçable transcendance de cet homme dont elles parlent, mais bien la complexité de la configuration épistémologique où elles se trouvent placées, leur rapport constant aux trois dimensions qui leur donne leur espace ’».Michel Foucault ne voit pas dans l’interstice ou l’interface, des espaces fréquentables, non pas dit-il pour la raison de leur hyper-complexité, mais bien pour cause d’impureté. Ce sont des lieux interlopes. Dans les pages qui suivent, Michel Foucault va étudier l’un après l’autre les rapports des sciences humaines à chacun des trois domaines, occupant chacune des faces du trièdre. Il passe assez vite sur les mathématiques. ‘«’ ‘  Parmi les trois dimensions qui ouvrent aux sciences humaines leur espace propre et leur ménage le volume où elles forment masse, celle des mathématiques est peut-être la moins problématique ’»(p.362). Il affirme rapidement que les sciences humaines se sont construites dans une sorte de retrait de la mathesis : ‘«’ ‘  c'est le retrait de la mathesis, et non l'avance des mathématiques qui a permis à l'homme de se constituer comme objet de savoir »’(p.361).

La partie la plus intéressante, la plus longue aussi, celle qui nous en apprend le plus sur l'idée que Michel Foucault se fait du statut des sciences humaines, vient ensuite quand il étudie leur rapport aux sciences de la vie, de l'économie et du langage. C'est le rapport à cette dimension qui pose aux sciences humaines ‘«’ ‘ les difficultés les plus fondamentales, celles qui permettent de définir au mieux ce que sont, en leur essence, les sciences humaines ’»(p.361). Pour Michel Foucault en effet, les sciences humaines ‘«’ ‘  s'adressent à l'homme dans la mesure où il vit, où il parle, où il produit’”. Les sciences humaines dont parle ici Michel Foucault sont la psychologie, la sociologie, et l'analyse des littératures et des mythologies. Il parlera ailleurs et différemment de la psychanalyse, de l’ethnologie et de l’histoire

Michel Foucault nous dit que les trois sciences humaines considérées n’ont pas de territoire propre parce qu’elle redoublent –inutilement pense-t-il- les discours scientifiques existants de la biologie, de l'économie, et de la linguistique. Ainsi l'objet ‘«’ ‘homme”’ des sciences humaines ce n'est pas cette espèce très particulière de vivant étudié par le biologiste, mais ce vivant en tant qu’il se constitue des représentations, grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient ce pouvoir de se représenter la vie. Il n'est pas non plus le travailleur connu de l'économiste, il est ce travailleur en tant qu’il se forme une représentation de ses besoins etc., bref de l'économie elle-même. Il n'est pas seulement le seul être qui parle, mais cet être qui se représente le sens de ce qu'il dit. La biologie, l'économie, la linguistique, elles-mêmes ne sont pas des ‘«’ ‘ sciences humaines ’» puisqu'elles ne redoublent pas leur savoir en représentations. La psychologie, la sociologie et l'analyse des littératures et des mythologies sont des « sciences humaines » en ce qu’elles redoublent les savoirs précédents de représentations. Or ces représentations dont parle Foucault sont implicitement dévaluées comme simples reflets  (idéologies). Ces sciences humaines, sciences du redoublement représentatif, sont frappés d'inauthenticité et condamnées à une disparition prochaine. ‘«’ ‘  Les sciences humaines ne traitent pas la vie, le travail et le langage de l'homme dans la plus grande transparence où ils peuvent se donner, mais dans cette couche des conduites, des comportements, des attitudes, des gestes déjà faits, des phrases déjà prononcées ou écrites, à l'intérieur de laquelle ils ont été donnés par avance une première fois à ceux qui agissent, se conduisent, échangent, travaillent et parlent »’ p.365. Mais est-il si facile de trancher, d’accuser les sciences humaines d’un péché représentationnel, et d’en exempter les sciences « positives » qu’elles redoublent » en creux » ? Entre économie et sociologie par exemple la différence est-elle si évidente de ce point de vue, par exemple si l’on envisage le problème de la consommation, et plus encore à l’intérieur de celui de la publicité? Le tableau est-il si simple qu’il y ait d'un côté trois sciences positives, et de l'autre les redoublant une à une trois sciences humaines ?

De la psychologie par exemple : ‘«’ ‘ On pourrait admettre ainsi que ’ ‘«’ ‘ la région psychologique » a trouvé son lieu là où l'être vivant, dans le prolongement de ses fonctions, de ses schémas neuro-moteurs, de ses régulations physiologiques, mais aussi dans le suspens qui les interrompt et les limite, s'ouvre à la possibilité de la représentation »’(p.367). Arrêtons-nous sur cette formule juste pour nous demander ce qu’elle apporte de nouveau en savoir positif ? Que la psychologie se situe dans le prolongement de la biologie (ce sont bien des êtres vivants qui pensent) est–il nouveau ? Mais qu’elle ne s'y réduit pas, ouvrant un « suspens » où s’introduit la représentation ; encore faut-il expliquer de quelle nature et ce qui s’y glisse. Ce «suspens”, n’a-t-il pas quelque positivité, et en tout cas la représentation qui s’y immisce.

Pas plus qu’elles ne disposent de territoire définissable et délimité, ces trois sciences « humaines » n’ont pour Michel Foucault d’identité propre. Tout chez elles est d’emprunt. Elles ont emprunté leurs concepts aux trois sciences positives correspondantes, leur faisant perdre par ce déplacement hors du champ d’origine toute efficacité opératoire (pour la psychologie par exemple Michel Foucault évoque les métaphores énergétiques de Janet, où les métaphores géométriques et dynamiques de Lewin). 266 Leurs modèles constituants en termes de fonctions, normes, conflit, règles, signification, système, elles les ont empruntés aussi à la biologie, l'économie où l'étude du langage. Ainsi, pour Michel Foucault, ‘«’ ‘ la psychologie, c'est fondamentalement une étude de l'homme en termes de fonctions et de normes, fonctions et normes qu'on peut, d'une façon seconde, interpréter à partir des conflits, et des significations, des règles et des systèmes »’ (p. 369) 267 .

Pour finir, y-a-t-il un avenir pour les sciences humaines ? Une fois la psychologie, la sociologie, l'analyse littéraire et mythologique ainsi condamnées, la biologie, ce qui est compréhensible, mais surtout la linguistique et l'économie épargnées, - car leur objet n’est pas l’homme dit-il - n'en reste-t-il aucune qui puisse dessiner un avenir positif pour des sciences humaines nouvelles? Ayant observé l'évolution de ces sciences, Michel Foucault les a vu se modifier selon trois « gradients », lui permettant d’en prévoir l’avenir. Il les a vu passer de modèles empruntés aux sciences de la vie, à des modèles empruntés aux sciences du langage d’une part ; aller d’autre part d'analyses en termes de fonctions, conflit, signification, à des analyses en termes de normes, de règles et de système ; enfin, c’est le troisième gradient, glisser de plus en plus, des représentations conscientes vers les représentations inconscientes 268 .

L'histoire a cessé au siècle dernier d'être une grande histoire unitaire et lisse. Elle s’est fragmentée en histoires de la nature, du travail, du langage, qui sont hétérogènes, et dont la chronologie ‘«’ ‘ se développe selon un temps qui relève d'abord de leur cohérence singulière »’ (p. 379). L’historicité humaine est simplement ‘«’ ‘ le fait que l'homme en tant que tel est exposé à l'événement »’ (p. 382). L’historicisme ramène l'homme à cette relativité qui le montre enraciné dans une société et un langage qui ont une histoire, relation qui doit être fondée par une « analytique de la finitude ».

Restent ces deux disciplines de naissance récente, au développement foudroyant, et occupant dans l'univers médiatique, et donc la pensée banale de l’époque, une place de choix : la psychanalyse (celle de Lacan) et l'ethnologie (celle de Lévi-Strauss). Elles ne sont pas des sciences humaines affirme Michel Foucault puisqu’elles ne concernent pas l'homme. La psychanalyse tente d'être ‘«’ ‘ le discours de l'inconscient ’» (p.385). Elle considère l'homme dans son aliénation, en tant qu'il est autre que soi. Elle se situe aux limites des sciences humaines qui demeurent toujours dans l'espace du représentable. En désignant la Mort, le Désir et la Loi comme conditions de possibilité de tout savoir humain elle nous renvoie à notre finitude et joue un rôle en quelque sorte transcendantal 269 . Quant à l'ethnologie, elle se penche vers les peuples dont l'histoire nous est à peu près inaccessible et cherche les invariants de structure pour dévoiler, derrière les représentations, des normes, des règles et des systèmes. On comprend que ni la psychanalyse ni l'ethnologie ainsi conçues ne concernent directement l'homme, mais au contraire marquent fortement les limites de sa situation. De l’affirmation : ‘«’ ‘  Elles peuvent se passer du concept d'homme ’» (p.390), M. Foucault infère à la page 391, ‘«’ ‘  elles dissolvent l’homme ’». S’il y a un avenir pour des sciences « humaines », ce sera sans l’homme. Nous voici ainsi arrivé à la fin de ‘«’ ‘ Les Mots et les choses ’». Michel Foucault peut donner libre cours à sa fibre lyrique et se faire prophète de la fin de l'homme.

Parce que nous avons voulu nous limiter ici aux auteurs et aux œuvres qui ont constitué le contexte d’accueil et d’interprétation de la réédition de ‘«’ ‘ Qu’est-ce que la psychologie ? ’», nous ne voudrions pas étendre notre analyse aux oeuvres qui suivirent ‘«’ ‘ Les mots les choses ».’ Nous ajouterons cependant une brève remarque concernant les sciences humaines, tirée de ‘«’ ‘ Surveiller et punir ’», ouvrage qui prétend décrire pour la dénoncer l'installation d'une société disciplinaire en France à partir de la fin du XVIIIe siècle. Michel Foucault veut y démontrer que l’humanisation apparente de la discipline, réaction à l’horrible supplice infligé à Damien le 2 Mars 1757, était au service d’une disciplinarisation de la société. L'humanisation des techniques disciplinaires, processus qui a touché l’ensemble de la société, n’eut en réalité d’autre objectif véritable que de distribuer le pouvoir de châtier de façon plus étendue, plus efficace et moins coûteuse économiquement et politiquement.. Les preuves de cette disciplinarisation il les trouve dans des institutions qui prétendent oeuvrer à l'émancipation des individus. Il en voit une forme dans la pratique des examens à l'école. Il fait naître la pédagogie, mais aussi la psychologie et la sociologie, de cette installation d’une société disciplinaire, de la même manière selon lui que les sciences de la nature ont trouvé leur modèle opératoire dans l'appareil d'enquête mis en place par l'Inquisition. ‘«’ ‘  Ces silences dont notre ’ ‘«’ ‘ humanité » s'enchante depuis plus d'un siècle ont leur matrice technique dans la minutie tatillonne et méchante des disciplines et de leur investigation. Celles-ci sont peut-être à la psychologie, à la psychiatrie, à la pédagogie, à la criminologie, et à tant d'autres étranges connaissances, ce que le terrible pouvoir d'enquête fut au savoir calme des animaux, des plantes ou de la terre ’» (« Surveiller et punir », pages 263-264).

Ainsi Michel Foucault, semble n'opèrer aucune distinction sur le fond entre un système totalitaire et une institution d'intégration sociale comme l'école. C’est toujours une question de pouvoir. Et tout peut être pouvoir pour ce maître du soupçon, aussi bien des dispositifs institutionnels et physiques de coercition que les cadres de pensée normatifs.

Notes
265.

Référence sans doute au dernier homme. « Le désert croit » disait Nietzsche.

266.

Pour autant ces métaphores ne retrouvent-elles pas une forme d'efficacité opératoire ? Michel Foucault lui-même n’use-t-il pas abondamment d'analogies ? Et sur quelle face du trièdre, ou dans quels interstices, son archéologie vient elle se glisser ? Si on la range dans la classe des épistémologies (une épistémologie c’est bien une science de ou des épistémés), quelle sorte d'épistémologie scientifique est-elle, qui a commencé par se placer sous le parrainage de l'encyclopédie chinoise de Borges?

267.

Selon M. Foucault, la pire accusation qu'on puisse porter contre une science est celle de syncrétisme. Hors la psychologie abstraite qu'il vient de dessiner il rejette la psychologie pratique sous le même chef. Voici par exemple ce qu'il dit page 370 de la psychologie clinique : « on sait en revanche à quelles platitudes syncrétiques a mené la toujours médiocre entreprise de fonder une psychologie dite « clinique » ».

268.

Partant des données retenues, on devine déjà que la seule parmi les sciences humaines qu’il lui reste à examiner, l’histoire, la psychanalyse et l’ethnologie, la seule qui a quelque chance de trouver grâce à ses yeux serait une psychanalyse à la mode lacano-linguistique.

269.

En lui-même, l'usage de majuscules par M. Foucault tend à nous élever au plan « théologique »… ; on est bien éloigné d’un inconscient personnel, et beaucoup plus proche, derrière l’habillage formaliste, de la pensée d’un Jung ou d’un Groddeck.