Conclusion

Si nous résumions le point de vue de M. Foucault sur la psychologie, nous le verrions rejoindre et se confondre avec celui des deux autres maîtres–penseurs des années 60-70, ceux que nous avons relus dans les chapitres précédents. Pour tous trois, Althusser, Lacan, Foucault, la psychologie n’a pas de territoire propre, légitime 270 . Ainsi durant les trente glorieuses, des maîtres penseurs, pour repousser les sciences humaines, et tout particulièrement la psychologie, des territoires qu'elles étaient en train de conquérir, sont allés jusqu’à proclamer la mort de l'homme, cet ancien sujet des humanités classiques ( de Cicéron aux romanciers du XIXe siècle, inclus les moralistes si chers à Nietzsche). Ils ont tous mené ce combat au nom de la science, avec un S majuscule, la Théorie de toute théorie. Cette théorie n'était le plus souvent que fiction, tapisserie borgésienne de thèmes hégéliens, heideggeriens, ou sadiens. Car les sciences, les sciences réelles, -non les discours sur les sciences-, n'ont jamais voulu la mort de l'homme. La mort de l'homme chez nos maîtres penseurs, présentée comme un constat scientifique, n'a jamais été qu'un objectif stratégique, l'ambition d'un désir qui sous un habillage scientifique n'a fait que retraduire pour un public nouveau ce qui s'exprimait ailleurs et plus franchement dans la pure fiction romanesque ( de Beckett, à Houellebeck aujourd’hui, avec plus ou moins de talent). Comme Nietzsche le voulait, à sa suite, ils ont simplement voulu cette extinction de l'homme, de son autonomie, de son moi. Ils l'ont prophétisée pour mieux l'installer. Mais derrière cette affirmation prophétique, plus prosaïquement, ils avaient pour ambition de préserver d'anciens territoires des incursions des sciences humaines ou de s’en tailler de nouveaux à leurs dépens.

Mikel Dufrenne dans plusieurs textes, notamment son ouvrage ‘«’ ‘ Pour l'homme »’ (Seuil, 1968) a dénoncé, derrière l’éclat trompeur de la nouveauté, ce qu'avaient de daté les discours de ces auteurs. Ils n’étaient rien qu'un nouveau positivisme remis au goût du jour. J’ai retrouvé, à la page 29 de son livre cette formule qui résume bien les pensées de cette époque : ‘«’ ‘ Le positivisme en France est une philosophie du concept exquisément relevée d'épices heidegeriennes ’» 271 . Il explique que ces ‘«’ ‘ jeunes philosophes ’» qui se veulent ‘«’ ‘les défenseurs -- et les concessionnaires exclusifs -- de la pensée dont ils dénoncent l'absence partout ’», ne voient dans celle-ci que ‘«’ ‘ la position du concept (...) se produisant lui-même (...) comme l'attribut pensée déploie ses modes chez Spinoza ’», et non ‘«’ ‘ un acte qui pourrait être mis au compte d'un sujet psychologique, ni une attitude qui suggèrerait un sujet pratique ’». Mais ces théories ne sont en rien des déploiements logiques de concepts. Elles n’en ont même pas l’apparence. Mêlant très éclectiquement Hegel –le concept- et Nietzsche –la fin de l’homme-, elles n’ont produit que des fictions plus romanesques que logiques. Le paradoxe de leur discours c'est que ces fictions qui après tout pourraient nous aider à penser notre situation d'homme, à vivre et à créer, nous en ont interdit la possibilité théorique en enlevant au sujet homme l'espoir, le droit, le pouvoir de penser par lui-même, -et pour finir l’existence même-.

On pourrait nous dire, après tout, que le fait qu’Althusser, Lacan, ou Foucault, aient désiré la mort de l'homme et la mort de la psychologie, n'a pas eu de graves conséquences pour les psychologues eux mêmes, puisqu'on n'en continue pas moins de psychologiser, et même peut-être plus qu’il n’est nécessaire. En ce sens ces prophètes de la disparition de la psychologie se sont bien trompés. Mais leur discours ne fut pas sans conséquence. Les hommes continuent-ils à bien penser ? Si l'objet de la bonne pensée, pensée naturelle, ou pensée thérapeutique portée par le soin, est d'ouvrir un espace psychique à la liberté créatrice d’un sujet singulier, de lui donner plus d'air, c'est-à-dire plus d'autonomie, alors les théories qui claquent la porte à cette ouverture, à cette entrée d'air, la barrant comme impossible, qui nous disent : ne pensez pas, le système pense pour vous, ces théories sont véritablement aliénantes dès lors qu'elles sont prises par une génération au pied de la lettre. Ces théories qui ne voulaient plus de l'homme, ni du sujet conscient, ne voulaient plus de ‘»’ ‘ vouloir ’», ont préparé la survenue de ces pathologies de l’aboulie qui envahissent le champ clinique aujourd'hui, à la place des anciennes pathologies du conflit.

Comme le dénonçait déjà à l’époque M. Dufrenne, ces anti-humanistes voulaient arracher à l’homme l’initiative de sa pensée. Toujours le vieux projet de réduire l’homme, sa pensée, son intérieure liberté. Non plus une réduction par le bas, la pensée comme simple sécrétion, comme au temps de D’Holbach et La Mettrie, une réduction naturaliste qui est encore aujourd’hui le projet des sciences cognitives ( ‘«’ ‘ naturaliser  l’esprit ’», le choix des mots est significatif) mais une réduction‘’ ‘«’ ‘ par le haut »,’ à une pensée qui nous pense, un grand Autre, dont nous ne serions plus que les possédés, les médiums. Bien qu’il s’en défende, Michel Foucault renoue avec le positivisme comtien. Il passe simplement d’un positivisme sociologique –chez Comte l’acteur c’est l’Humanité –, à un positivisme linguistique –l’acteur c’est la langue : je suis parlé. Plus de place pour la psychologie, puisque l’idée de l’homme, l’idée de soi de l’homme, l’intériorité, ne sont que des mirages trompeurs. Pour détruire le territoire de la psychologie, Althusser, Lacan, Foucault, se sont emparé de l’étendard du Concept, levé par Cavaillès et Canguilhem. Ils n’ont installé que le règne des mots :‘’ ‘«’ ‘ words, words, words… ’» (S. Beckett, ‘«’ ‘ Fin de partie »’).

Dans les années 80, la pensée de Michel Foucault basculera. 272 Il abandonnera sa problématique précédente, cette analyse généalogique des forces et des pouvoirs qui traversent et qui manœuvrent le sujet humain, pour la problématique du gouvernement de soi-même. Alors que dans les ouvrages examinés jusqu’à ‘«’ ‘ Les mot et les choses »’, dans les premiers marquée par la pensée marxiste, mais plus encore dans les suivants ‘«’ ‘ L'archéologie du savoir »’ et ‘«’ ‘ Surveiller et punir ’», Michel Foucault décrivait un sujet fondamentalement aliéné, passif, toujours soumis aux diverses modalités de pouvoir, à partir de ses cours au Collège de France il opère un tournant radical. Dans les œuvres de cette époque, les tomes II et III de l’ ‘»’ ‘ Histoire de la sexualité ’», ‘«’ ‘ L'usage des plaisirs ’» et ‘«’ ‘ Le souci de soi ’», Michel Foucault concentrera sa réflexion sur la construction du sujet et le gouvernement de soi, ou comment trouver une liberté à l'intérieur des contraintes. Par quelles pratiques le sujet n’est plus extérieurement gouverné, mais se construit grâce à une éthique, ramenée chez Foucault à une esthétique de soi (faire de sa vie une œuvre : ‘«’ ‘ le souci de soi est éthique en lui-même ’» dit-il alors). Il est curieux de constater que ce retour au sujet se fera dans un retour, sinon à ‘«’ ‘ l’humanisme ’», du moins aux ‘«’ ‘ humanités’», c'est-à-dire aux sources gréco-romaines. Il y a là un revirement nous semble-t-il considérable. Il y a donc pour le sujet humain une possibilité d'autonomisation et de liberté. La force des cadres répressifs n'empêche donc pas la fabrication de sujets 273 . Cela dit, pour Foucault, se constituer comme sujet, ne semble consister qu’à ‘»’ ‘ avoir une forme de rapport différente à soi-même ’» (‘«’ ‘ Usage des plaisirs »’, page 12). Est-ce suffisant ? Quel est le pouvoir réel de ce qui n’est peut-être que leurre narcissique (le rapport à soi-même)  274 ? Quid de l’action dans le monde ? Mais Michel Foucault est en train de mourir. Il est certain que le dernier travail de pensée de Michel Foucault est en rapport avec la maladie qui le ronge. Face à cet horizon trop proche, il trouve la solution pour sauver sa pensée dans cette idée, inspirée de l’éthique antique, faire de sa vie une œuvre.

Notes
270.

Nous répondrons plus loin à cette affirmation, tout au moins pour la psychologie. Notons aussi qu’il ne s’agit ici que des places occupées par les discours (si ce n’est pas de la place des sciences humaines dans l’édition). Foucault reconnaît s'être détourné dans ces années là des pratiques sociales (on doit ajouter qu’il a complètement négligé dans son archéologie des savoirs, le rôle des découvertes techniques, seul le microscope..) au profit d'une attention quasi exclusive aux pratiques linguistiques (aux mots dirions-nous, oubliant les choses). Il le reconnait dans un entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow ( page 10 du «  Michel Foucault, un parcours philosophique » 1984).

271.

H. Dreyfuss (1984) le dit : Michel Foucault met le pouvoir à place de l’Etre heidegerien..

272.

Brigitte Haar remarque que : «  la chronologie foucaldienne est scandé par deux longs silences, respectivement cinq ans et six ans, à l'issue desquels Foucault semble avoir à chaque fois, soit abandonné, soit remis en cause et remanié ses méthodes précédentes ». (« L’ontologie manquée de M. Foucault ». Grenoble Million. 1998.

273.

Comme l’analyse Brigitte Haar, 1998, page 282, « l’analyse foucaldienne du sujet est affectée d’une ambivalence fondamentale au sens où il est fort difficile de dire si le sujet s’y avère constituant ou constitué ».

274.

Ce qui manque chez Foucault, et à quoi est liée sa réduction de l'éthique à la pose esthétique, c'est le rapport à l'autre dans la construction de soi. C'est par l'autre, grâce à l'autre, que l'on peut se dégager des cycles répétitifs. Pas le maître penseur, le gourou qui pense pour vous, mais celui qui vous étaye, qui donne un sens à votre histoire personnelle, qui vous ouvre à de nouveaux projets. Là, dans la vie concrête, les psychologues, chassés du discours, peuvent retrouver une place.