Chapitre 6
Canguilhem et la Psychologie

Entre autres batailles d’idées, le champ intellectuel de l'après-guerre a vu une philosophie « nouvelle » (ces guillemets parce que, malgré ses prétentions scientifiques, elle devait beaucoup au XIXème, à Hegel en particulier), philosophie du concept, et par extension du système ou de la structure, affronter la précédente philosophie du sujet, ou de la conscience, celle de la IIIème République, dont les figures exemplaires et enviées étaient Henri Bergson ou Léon Brunschvicg 275 . Cette opposition d'une philosophie du concept à une philosophie du sujet a constitué une sorte de mythe fondateur de la philosophie d’après guerre dont les figures emblématiques furent Georges Canguilhem et Georges Cavaillès. La jeune génération des philosophes trouvait là une occasion pour s'affirmer, de s'opposer et contester l’ordre précédent d’ailleurs disparu dans la tourmente de la guerre.

À y regarder de près cette position de révolte ou de contestation ne fut qu'un affichage. En réalité derrière le Canguilhem novateur, mis en avant comme guide et inspirateur de la nouvelle pensée, il y a, plus prosaïquement, un philosophe parfaitement installé dans l'institution. La position de Georges Canguilhem n'est pas celle d'un marginal, loin de là. Pas plus d'ailleurs que celles des maîtres penseurs qui occuperont ensuite le champ de la contestation : derrière Bourdieu, Foucault, Althusser, il y aura le Collège de France, l’E.H.S.S., l'Ecole Normale Supérieure. Tous parleront depuis des institutions établies. La position de pouvoir occupée depuis les années cinquante par Canguilhem est à peu de choses près comparable à celle qu'on reprochait à Léon Brunschvicg. Il était en effet membre influent du jury de l'agrégation, et surtout Inspecteur général des professeurs de philosophie (depuis 1948). Ainsi derrière l'image de rupture, de coupure, que les futurs ou jeunes professeurs se plurent à mettre en avant, il n’y avait peut-être que la vieille révérence envers les nouveaux puissants. Nous n’affirmerions pas qu'elle était intéressée, mais il nous est plaisant de souligner que derrière les hommages répétés rendus par Althusser, Foucault, et un moindre degré Lacan, (sans parler de Bourdieu qui en fera ‘«’ ‘ un prophète exemplaire ’»), et réitérés par leurs élèves, il y avait aussi la révérence utilitaire envers l'Inspecteur Général. Derrière le topo obligé de la contestation, on est en droit de soupçonner un prosaïque conformisme « bourgeois ».

Dans le processus d'installation de cette génération de jeunes philosophes, qui s'affichent pour s'affirmer, se posent pour se placer, l'article ‘«’ ‘ Qu'est-ce que la psychologie ’» jouera un rôle ‘«’ ‘ totémique ’». Mais que disait réellement cet article ? Il est plus que temps de l’examiner pour en confronter le contenu, et le poids réel, aux interprétations qui en ont été données dans le contexte que nous venons de dépeindre.

Les questions essentielles auxquelles nous voudrions répondre sont les suivantes : à quelle psychologie s’attaque Canguilhem ? Est-ce toute psychologie ? Sa critique ouvre-t-elle en droit à celles du sens, de l’intériorité, de l’humanisme, que développèrent ceux qui revendiquaient son parrainage.

Nous utiliserons le texte dans son édition des ‘«’ ‘ Cahiers pour l'Analyse ’», le numéro 2 de mars 1966. Nous rappelons que cette revue, publiée par les normaliens de la rue d’Ulm, futurs agrégés et professeurs de philosophie, s’est placée explicitement sous le patronage du Canguilhem théoricien du concept, en faisant figurer en page de garde cette citation que nous reproduisons à nouveau : ‘«’ ‘ Travailler un concept, c'est en faire varier l'extension et la compréhension, le généraliser par l'incorporation de traits d'exception, l'exporter hors de sa région d'origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement par des transformations réglées la fonction d'une forme ’».

Dans cette édition l'article comporte 15 pages et se découpe à peu près en trois parties déclinant deux types de discours. La partie centrale – Partie II et début de la Partie III sur la psychologie contemporaine - qui comporte huit pages, constitue une description qui se veut objective de l'histoire de la psychologie. Elle confère à l'article cet aspect de sérieux et de scientificité qu’on attend d'un historien et épistémologue des sciences réputé. Elle fournit une caution scientifique aux commentaires qui l’encadrent. L'introduction de trois pages, ainsi que les quatre dernières pages, sont d’un tout autre tonneau. Canguilhem y instruit le procès de la psychologie, non plus en historien, ni en philosophe du concept 276 , mais en polémiste partisan, déconsidérant l'adversaire en portant ses attaques sur le plan de la morale et de la politique.

Cet article n'est en rien un modèle d'analyse conceptuelle. Sa stratégie de disqualification moralisatrice est transparente dans l'apostrophe qui conclut l'article, lorsqu’il demande aux psychologues de choisir entre le Panthéon des hommes illustres ou les basses oeuvres de la préfecture de police. Il s'agit d'un article de combat qui n'attaque cependant la psychologie, ou plutôt la position sur l'homme d'une certaine psychologie, que dans le prolongement d'une réponse aux dérives du psychologisme, c'est-à-dire de la prétention de certains psychologues à fonder les autres savoirs (nous y reviendrons longuement plus loin). Mais il est vrai que Canguilhem pousse l'attaque au-delà de cet objectif et sur un ton délibérément pamphlétaire.

L'argumentation est introduite par une interrogation péremptoire et dirimante, fondamentale pour un philosophe du concept, celle du sens c’est-à-dire de l'essence de la psychologie : ‘«’ ‘ Qu’est ce que la Psychologie ? ’». Pour le Philosophe qui interroge la psychologie, on doit savoir ce que l'on est pour savoir ce que l'on fait. L'efficacité pratique, empirique, dont pourrait se targuer le psychologue ne peut satisfaire le philosophe. La psychologie doit être fondée conceptuellement. 277 La question qu'est-ce que la psychologie est, dit l'auteur, une question beaucoup plus gênante pour la psychologie, que la question qu'est-ce que la philosophie, n'est gênante pour la philosophie. Pour Canguilhem, le fait d'être gêné par cette question servirait de révélateur, comme pour un suspect déstabilisé par l'enquêteur. En être surpris serait comme un indice de culpabilité, un aveu de faute même. Alors que pour la philosophie au contraire, affirme Canguilhem, la question qu'est-ce que la philosophie la constitue en elle-même.

On voudrait lui suggérer une autre question, que se pose tout lecteur non-philosophe, et qui pourrait être celle-ci : en quoi le fait pour un domaine de connaissance de se constituer par une question indéfiniment bouclée lui donnerait-il plus de justification à l'existence 278 ? Ou ne serait-ce pas plutôt le contraire. La philosophie ne se disqualifie-t-elle pas comme science à n'être rien de plus qu’essais indéfiniment répétés de répondre à la question qui conditionnerait son existence, qu'est-ce que la philosophie ? Pour la physique ou la biologie, le fait de rester coi devant la question : qu'est-ce que la physique ou qu'est-ce que la biologie, les disqualifie-t-elles comme sciences ? L'important n'est-ce pas ce qu'elles font. Physiciens ou biologistes ne s'embarrassent d’ailleurs pas de ces questions qu'ils laissent volontiers aux philosophes. Remarquons que cette facilité du philosophe à questionner et à répondre à la place des autres - ‘«’ ‘ cette pensée qui s'érige en souveraine ’» disait Pascal-, mais à esquiver le questionnement sur soi par une pirouette, est peut-être plus une preuve d'orgueil que d'humilité ( une raison d'humilité et non une cause d'humiliation dit Canguilhem).

Si la question qu'est-ce que la philosophie ne met pas en question l'existence même de la philosophie puisque, selon Canguilhem, elle la nourrit, il n'en va pas de même selon lui pour la question : qu'est-ce-que la psychologie. Selon Canguilhem : ‘«’ ‘ Pour la psychologie la question de son essence ou plus modestement son concept met en question l'existence même du psychologue ’». Et ceci dans la mesure où, faute pour le psychologue de pouvoir répondre exactement sur ce qu'il est, il lui est bien difficile ensuite de répondre sur ce qu'il fait. Affirmation controuvée selon nous puisque : premièrement, l'existence ne naît pas de l'essence comment par une auto production formelle 279  ; ce n'est pas du concept pré-défini de la physique que cette science s'est déroulée, et que sont nés physiciens, théories et instruments de laboratoire ; deuxièmement, l'essence ça ne doit pas empêcher d'exister puisqu’il y a de fait, aujourd’hui, une pléthore de psychologues ; troisièmement enfin : ne serait-ce pas plutôt ce qu'il fait qui permettrait au psychologue de dire ce qu'il est, plutôt que l'inverse ?

Bref faire de l’essence pure la condition de l’existence, n’est peut-être une condition dirimante que pour les concepts philosophiques. Kierkegaard disait que ‘«’ ‘ si l'on admet maintenant que la pensée abstraite est ce qu'il y a de plus élevé, il en résulte que la science et les penseurs délaissent fièrement l'existence et qu'ils nous laissent à nous autres hommes le pire à digérer ’». Autorisons-nous à poursuivre l’idée et faisons remarquer que « digérer le pire » c'est souvent le travail du psychologue. Quant aux philosophes, leurs idées claires leur font-ils les mains propres ? C’est en guidant les pratiques sur la logique des idées, qu’on a conduit des peuples vers des systèmes totalitaires. 280

Cette affirmation si bien articulée : le psychologue ne sait pas ce qu'il fait parce qu'il ne sait pas ce qu'il est, figure de rhétorique séduisante au théoricien, disqualification de la psychologie à partir de son incapacité présumée à définir son essence, fait peut-être grand effet sur les "penseurs". Pour les soutiers de la société elle n'est que pur plaisir du mot. La psychologie n'est pas la philosophie, sans aucun doute. Mais, ajoute le philosophe, elle ne serait pas science non plus. Faute de ‘«’ ‘ fixer sa définition ’», du fait de ‘«’ ‘ l'imprécision de son domaine ’» la psychologie ne peut être une science ( on le voit science et philosophie sont rangées du même coté du concept ). Ni science, ni philosophie, Canguilhem, n’accorde pas non plus à la psychologie le statut d'une technologie pratique, elle que le bon sens rapprocherait de la médecine? Elle n'est pour lui ni un "art", ni une technologie pratique et sociale. La psychologie est reléguée au statut d'un "entre-deux" douteux et suspect. "Philosophie sans rigueur", "Ethique sans exigence", "Médecine sans contrôle ».

Philosophie sans rigueur ? Mais d'où vient ce procès à la psychologie de se prendre pour la philosophie? On ne peut comprendre cette accusation qu'à partir de la grande querelle du psychologisme. Nous y reviendrons plus loin, pour l'heure, contentons-nous de relever cette assimilation discutable de la philosophie à la rigueur, bien dans l'esprit hégélien du temps (toujours la "Science").

Ethique sans exigence, mais l'éthique se réduit-elle à la pure exigence? Et si la psychologie « n'est » pas une éthique, pas plus que la médecine, il y a une éthique pour les psychologues, matérialisée par un code de déontologie, enveloppe essentielle de leur pratique. Nous y reviendrons longuement dans notre dernière partie.

Médecine sans contrôle ? Ce qui s’exprime là serait-il le regret qu’il n’y ait point d'ordre des psychologues? Médecine sans contrôle, précise Canguilhem, parce que ‘«’ ‘ des trois sortes de maladies les plus inintelligibles et les moins curables : maladies de la peau, maladies les nerfs, et maladies mentales, l'étude et le traitement des deux dernières a toujours fourni à la psychologie des observations et des hypothèses ’». Pour autant ne faudrait-il rien faire pour ces souffrances-là? Et n’y a-t-il pas quelque paradoxe à vouloir que la psychologie, pour répondre à l’idéal conceptuel du philosophe, et peut-être à celui de l’efficacité économique, cesse de s’occuper des maladies mentales ?

Canguilhem reconnaît que la psychologie est une pratique. Il affirme rapidement qu’elle n’est ni une sagesse, ni un art, mais une technologie. Ainsi habillée il est facile de faire admettre que, comme toute technique, elle conduit par une dérive naturelle à traiter l’homme ‘«’ ‘ toujours comme un moyen et jamais comme une fin ’» 281 . Canguilhem en conclut que le psychologue est un être ‘«’ ‘ immoral ’», ‘«’ ‘ non-éthique ’», qui ne s’occuperait même que de l’asservissement de l’homme. On pourrait lui répondre que comme toute technique la psychologie n’est pas immorale en elle-même, même si elle peut être utilisée par des êtres sans scrupules. Mais on pourrait aussi bien retourner à la philosophie elle-même la question de la pratique. La philosophie de cette époque ne recherchait plus la sagesse et s’en flattait. Elle était cependant une pratique. Et comme telle elle n’avait peut-être pas les mains si propres. Il lui est tout de même trop fréquemment arrivé dans ces années là d’être utilisée comme une technique d’asservissement intellectuel de l’homme, soit dans son utilisation purement sophistique, à la façon Gorgias, pure rhétorique argumentative pour, en toute fin de procès, faire taire l’autre, soit en développant des visions post-hégéliennes du monde niant toute possibilité d’une action humaine libre. Les pensées anti-humanistes que nous avons visitées disaient-elles autre chose que : l’homme n’est qu’un moyen, non une fin.

Après cette introduction menée tambour battant, Canguilhem développe son analyse historique. Les huit pages qu’il consacre à l’histoire de la psychologie n’ont d’autre objectif que de soutenir la question conceptuelle qui a ouvert l’article. Il veut nous démontrer qu’à la question : qu’est-ce que la psychologie ?, la psychologie a répondu de façon cacophonique. Prolongement du même argument : la psychologie ne sait pas ce qu’elle est. Son histoire montre en effet qu’il n’y a pas La psychologie, mais des psychologies, plusieurs disciplines, d’âges, d’objets, et de buts différents qui continuent de coexister sous un même nom. Il y a la psychophysiologie normale et pathologique héritée des questions d'Aristote ( De Anima) qui est tirée vers la biologie ( ‘«’ ‘  I- la psychologie comme science naturelle ’» page 115). ‘«’ ‘  En somme, conclut Canguilhem, comme psychophysiologie et psychologie pathologique, la psychologie d'aujourd'hui remonte toujours aux IIème siècle ’».

Puis une autre psychologie s'est développée, qui ne se posait plus en science naturelle, mais s’affirmait comme science de la subjectivité (‘«’ ‘ II- La psychologie comme science de la subjectivité ’» page 116). Canguilhem range dans cette catégorie aussi bien les psychologies qui ont développé une physique du sens externe, la psychologie des sensations, expérimentale et mathématique, depuis Descartes et Malebranche jusqu'à Wundt et Fechner (‘«’ ‘ A- La physique du sens externe ’», page 117), que les psychologies introspectives, la psychologie comme « science du sens interne » (B-, page 118), science du Moi, de Maine de Biran à Wolf, 282 ou encore la psychologie comme ‘«’ ‘ science du sens intime ’» ( p. 120). Canguilhem introduit à ce point une réflexion sur la psychopathologie qui hésiterait entre ces différentes psychologies.

La troisième psychologie (‘«’ ‘ III- La psychologie comme science des réactions et du comportement ’», page 122) va réveiller l’ironie polémique de Canguilhem. Avec elle, en effet, il abandonne la point de vue historique proprement dit, puisqu'il s'agit selon lui, du tout de la psychologie contemporaine. Le but de cette analyse historique, rappelons-le, était de fournir des éléments factuels à la critique fondamentale de l'absence d'unité de la psychologie. La dernière partie contre la psychologie contemporaine, amène un nouveau type d'argumentation. L'adversaire désigné de Canguilhem, celui qui va faire l'objet de sa critique, étant le psychologue du comportement, assimilé au behavioriste, et plus spécialement le psychométricien, ( le psychologue des tests), il commence par en caractériser l’action ainsi : ‘«’ ‘ les recherches sur les lois de l'adaptation et de l'apprentissage, sur le rapport de l'apprentissage et des aptitudes, sur la détection et la mesure des aptitudes, sur les conditions du rendement et de la productivité (qu'il s'agissait d'individus ou de groupes) - recherches inséparables de leur application à la sélection où à l'orientation - admettent toutes un postulat implicite commun : la nature de l'homme est d'être un outil ’» (p.123-124). À partir de là Georges Canguilhem développe un procès de type généalogique 283 et non plus seulement philosophique ou épistémologique. Au service de qui travaille cette psychologie qui traite l’homme comme un outil ? L’argument est de nature morale : il s'agit, en attirant sur eux le soupçon généalogique, de disqualifier moralement les psychologues. Quel pouvoir servent-ils ? Quand Gédéon (la Bible, Juge, Livre VII) à dû sélectionner son commando par une double série de tests, c'était au nom et avec l'aide de l'Eternel. Mais qui a investi les psychologues de leur mission ? Est-ce l’évocation de la Bible, Canguilhem se laisse entraîner dans les dernières lignes de l’article, sur la pente de l’anathème : ‘«’ ‘ C'est donc très vulgairement que la philosophie pose à la psychologie la question : dites-moi à quoi vous tendez, pour que je sache ce que vous êtes ? Mais le philosophe peut aussi s'adresser au psychologue sous la forme - une fois n'est pas coutume - d'un conseil d'orientation et dire : quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre. Si l'on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le conservatoire de quelques grands hommes, mais si l'on va en descendant on se dirige sûrement vers la préfecture de police ’».

Le Panthéon et la Préfecture de police, autant dire le Ciel ou l’Enfer. Mais quels psychologues ont jamais rêvé du Panthéon ? 284 Quelle valeur autre que rhétorique accorder à ce type d’argument ? Combien de psychologues ont fait le choix de la Préfecture de police ? On entend bien ce que Canguilhem veut signifier : qu’ils participent, comme les policiers à assurer le contrôle social. Mais pourquoi n’auraient-ils d’autre choix qu’entre se réfugier dans le ciel des idées, ou administrer les esprits ? Et si la liberté concrète se trouvait toujours dans l’entre-deux, dans ces espaces qu’essaient d’ouvrir de fait les psychologues, entre les mécaniques intellectuelles et les machineries sociales. 285

Est-ce que la psychologie dans sa pratique, et par exemple l'usage des tests, implique nécessairement que l'autre soit traité comme un outil. Une majorité des psychologues a su s’en préserver. On dira qu’ils sont dupes, que leur pratique sert un dispositif inconscient qui a ses propres objectifs. L'argument est imparable. Tout ce qu'on peut y répondre c'est qu’il est de la responsabilité des psychologues eux-mêmes, par le maintien de l’exigence déontologique d'une part, et d’autre part grâce à un travail constant sur eux-mêmes d'apprendre à s'en préserver. Pour nous, il n'y a pas d'implication logique, nécessaire, entre la pratique des tests et la réduction de l'autre à une machine.

L'erreur ici de Canguilhem est de confondre l'utilisation des tests et le béhaviorisme 286 auquel il reproche de déshumaniser l'homme. Nous voudrions faire ici deux remarques : l'une sur le réductionnisme que Canguilhem applique à la psychologie, l'autre sur l'humanisme profond de cet auteur. Tout d'abord le béhaviorisme n'est pas, ne représente pas l'essence de la psychologie, mais un moment historique et des conditions particulières d'utilisation de la psychologie. Sur ce point il serait facile de retourner à ce philosophe qui reproche à la psychologie (c'est même là la raison fondamentale de son attaque, nous le verrons tout à l'heure en étudiant la question du « psychologisme ») de réduire les normes, les concepts, les idées, à leurs conditions empirico-psychologiques, le reproche de réduire à son tour la psychologie à ses conditions d'apparition sociales et historiques. Il semble bien qu’il succombe par-là au péché ( pour un philosophe ), de sociologisme ou d'historicisme. L’utilisation pratique d’une science quelconque ne remet pas en cause sa valeur scientifique. Ses conditions de production n’obèrent pas sa cohérence et sa validité. La physique nucléaire ne devient pas non-scientifique du fait de son utilisation militaire, et ce n’est pas parce que la C.I.A. finance des travaux de linguistique que Chomsky est un escroc. Les conditions d’utilisation d’une science, quelle qu’elle soit ne peuvent suffire à la condamner en elle-même.

Canguilhem englobe dans sa critique du béhaviorisme, celle de toute psychologie de l’ » adaptation ». Il opère un peu rapidement une assimilation entre psychologie américaine, béhaviorisme, tests, psychologie de l'adaptation. On voudrait lui demander en quoi l'adaptation serait en soi négative. Lui qui a longuement réfléchi sur le normal et le pathologique, pourquoi fait-il ce procès aux psychologues de ne vouloir adapter les sujets qu’à des normes rigides ou des sociétés bloquées et répressives. On peut même être psychologue américain, un des pères de l'Ego psychology et de la théorie de l'adaptation, et n'avoir d'autre ambition pour ses patients que de leur redonner les moyens d’une plus grande souplesse adaptative, ce que Canguilhem appelle « normativité » (Nous espérons l’avoir montré dans notre chapitre consacré à l’Ego psychology).

Mais la remarque la plus intéressante à faire ici est de relever que, contrairement à ceux qui ont brandi son article comme manifeste de l'anti-psychologie : Althusser, Lacan, Foucault, qui tous se réclamaient de l'anti-humanisme, Canguilhem lui ne critique le béhaviorisme qu'au nom de sa conviction humaniste profonde. Le reproche qu’il fait à cette psychologie-là est justement de déshumaniser l'homme. On le voit dans les remarques qu'il adresse à Daniel Lagache son ami. Il ne l'attaque pas comme le font Lacan, Althusser, Foucault, sur sa psychologie clinique, dont il ne nie pas la compatibilité avec une pensée humaniste, il lui reproche de la pervertir, en cherchant une alliance improbable avec une psychologie expérimentale fondamentalement naturaliste, donc réductrice, le béhaviorisme. Il demande surtout à Lagache de ne pas développer une psychologie coupée de toute réflexion sur l'homme. Ce qu'il craint c'est l'effacement de l'idée d'homme, c’est la raison pour laquelle il s'oppose à toute théorie réductionniste et à toute anti-humanisme théorique. Nous y reviendrons.

Notes
275.

Voir dans le chap.1 la note sur Nizan et les « chiens de garde ».

276.

On attendrait d'un philosophe du concept une analyse spéculative des concepts dont il critique l'utilisation par la psychologie, celui d'homme par exemple. On ne la trouve pas.

277.

Notons que Canguilhem ne pose pas cette question à la seule psychologie. Dans l'allocution de clôture du colloque de 1990, Michel Deguy rappelle qu'il posait une question identique aux médecins : « n'est-il pas surprenant que l'enseignement de la médecine - nous sommes en 1959, et cela au moins n'a pas changé - porte sur tout sauf sur l'essence de l'activité médicale, et qu'on puisse devenir médecin sans savoir ce qu'est et ce que doit un médecin ».(Albin Michel, 1993, p.326). Tout médecin doit s’interroger, mais ce ne sont pas les questions d’essence qui l’aideront dans sa pratique quotidienne.

278.

Cela ressemble furieusement au paradoxe du baron de Münchhausen qui arrivait à s’élever en se soulevant par les cheveux.

279.

Même l’argument ontologique n”assure pas l’existence de Dieu.

280.

Ainsi de l'idée si séduisante à l’esprit, de renvoyer les intellectuels aux travaux paysans. Quand elle n’a pas été mortelle, à quel long et pénible travail psychique oblige-t-elle encore.

281.

Dans le contexte de l’époque, dire que la psychologie est une technologie, renvoie automatiquement aux critiques de la technique par Heidegger, largement reçues de l’intelligentsia. Pour lui, la base de la technique, , c’est l’oubli de la différence essentielle, encore perçue par les présocratiques, de l’être et des étants. La technique, réduit tout à sa fonction instrumentale, elle arrache l’homme à la terre, à la tradition, à sa patrie (Heimat).

282.

Selon Canguilhem, c’est l'histoire des contresens dont les Méditations de Descartes ont été l'objet.

283.

L'analyse généalogique, née avec la « Généalogie de la morale » de Nietzsche qui dénonçait la morale asservissante des « prêtres », se situe toujours elle-même sur le plan moral, ainsi chez Nietzsche la morale judéo-chrétienne est condamnée à partir d'une autre position morale, aristocratique celle-là.

284.

A aller y voir de prés, l’orienteur pour psychologues aurait découvert dans son cher Panthéon, à coté de Voltaire, Rousseau, Zola, Jaurès, quelques sabreurs comme Lannes et Marceau ou quelques banquiers et spéculateurs tels Perregaux ou Tronchet. Alors après tout pourquoi ne pas leur préférer la compagnie des criminels et des policiers ? Comme les modes intellectuelles changent, on n’en a plus aujourd’hui que pour les « profiler » !

285.

Il est tout de même curieux qu’on puisse si facilement accuser les psychologues d’être les flics de la société et que les sociologues échappent à ce reproche, comme si ces experts des masses et de leurs déterminismes sociaux, du seul fait de dire des lois se plaçaient par miracle au dessus d’elles.

286.

Rappelons que Canguilhem avait étudié l’histoire du concept de réflexe.