La question du psychologisme.

On ne peut comprendre le sens de la critique de la psychologie par G. Canguilhem, si l’on ne sait d’où elle est partie et dans quel environnement intellectuel il a écrit son article. Au départ des choses, ce que le philosophe reproche à la psychologie, à une certaine psychologie, c’est le réductionnisme qu’elle prétend faire subir aux autres sciences. Le péché d’une certaine psychologie, mais en réalité une psychologie bien « philosophique », celle de Mill et des empiristes, est d’avoir voulu réduire les sciences normatives, parties nobles de la philosophie, la logique et l’éthique, à leurs conditions de manifestation dans les esprits humains. Telle est la faute première, initiale et primordiale, de la psychologie aux yeux des philosophes, et toutes les autres critiques en découlent, y compris la charge menée par Canguilhem dans son article.

Le point de départ de la querelle entre psychologues et philosophes, se trouve donc dans le problème du psychologisme qui posait la question de la naturalisation de l’esprit –i.e. du matérialisme. Par la suite le sens donné à cette critique, le mot même de « psychologisme », ont été complètement détournés pour servir un combat qu’il faut bien reconnaître comme réductionniste lui-même. Althusser, Lacan, Foucault, d’une façon ou d’un autre, veulent réduire l’esprit à une mécanique et cela contre la psychologie elle-même. On a vu ce qu’ils pensaient du sens, de l’intériorité et de l’homme même.

Quand le reproche de psychologisme a été porté, au départ essentiellement par Frege et Husserl, ce n’était pas pour reprocher à la psychologie d’exister, c’était pour lui reprocher de se prendre pour ce qu’elle n’était pas. Nous sommes obligés ici de faire un peu d’histoire de la pensée (une remarque préalable : bien que Husserl n’ait écrit ses ‘«’ ‘ Recherches logiques » ’(1913) où est abordée la question du psychologisme, que bien après les travaux de Frege, l’œuvre de ce dernier n’a été (mal) connue des philosophes français qu’ultérieurement. C’est pourquoi nous présenterons cette question en nous appuyant principalement sur le travail du premier).

Husserl était un élève de Brentano, professeur viennois, dont l’influence fut considérable ( Freud suivit ses cours). Le projet général de Husserl était de donner un fondement à notre connaissance en général et aux sciences logiques en particulier 287 . Pour cela il voulut commencer par purifier la philosophie en dénonçant un certain nombre d'erreurs, avant de s'attaquer à la constitution d'une science véritable de l'esprit.

La première partie de son oeuvre est donc une partie critique où il dénonce ces erreurs que sont selon lui : le psychologisme, le naturalisme, le positivisme. Elles sont pour lui associées. C'est dans les ‘«’ ‘ Recherches logiques ’» qu'il s'attaque au psychologisme. L’erreur de cette doctrine défendue par les empiristes anglais est de relativiser les lois de la logique en les réduisant à des phénomènes psychiques. Comme Frege, comme une majorité des mathématiciens, Husserl (lui-même mathématicien d’origine : il fit sa thèse sur une ‘«’ ‘ Contribution à la théorie du calcul des variations ’» et son premier ouvrage publié, en 1891, traitait de la ‘«’ ‘ Philosophie de l'arithmétique ’»), adopte une position de type platonicien (confer. le Ménon): les vérités mathématiques sont transcendantes, indépendantes de l'événement psychologiques par lequel elles se révèlent à notre esprit. A l’inverse, pour Stuart Mill 288 en qui on peut voir le père du « psychologisme », les principes logiques de base comme le principe d'identité ou le principe de non-contradiction n'expriment qu'une impossibilité psychologique de penser en même temps deux propositions contradictoires ( ‘«’ ‘ La croyance et la non-croyance sont deux états de l'esprit qui s'excluent mutuellement ’». J. Stuart Mill, Log. II,7). Stuart Mill va plus loin que Hume, et voit dans les mathématiques une sorte de science expérimentale. Pour lui les axiomes mathématiques sont des associations d'idées indissolubles dont l'origine est l'expérience. 289 Pour Husserl, le psychologisme de Mill est à rejeter car il conduit nécessairement au relativisme et au scepticisme dans ces disciplines fondamentales que sont la logique et les mathématiques : les vérités n’étant plus alors que des opportunités de fait, des croyance couronnées de succès, des habitudes. Pour d'autres êtres, dans d'autres conditions, d'autres mondes, ces vérités pourraient n'être que des erreurs.

Les ‘«’ ‘ Recherches logiques ’» (‘«’ ‘ Logische Untersuchungen ’», 2ème édition remaniée publiée en 1913, Halle sur Saale, Max Niemeyer Verlag, traduite et publiée en 1959, aux PUF, collection Epiméthée) soulèvent la question du psychologisme et de ses dangers dans leur tome premier ‘«’ ‘ Prolégomènes à la logique pure ’». Dans l’introduction, Husserl énumère les questions qui feront l’objet de son examen :

  1. la logique est-elle une discipline théorique, ou bien une discipline pratique?
  2. est-elle une science indépendante des autres sciences et spécialement de la psychologie et de la métaphysique ?
  3. est-elle une discipline formelle, c'est-à-dire, pour employer la formule habituelle, a-t-elle seulement à faire avec la forme de la connaissance, ou bien doit elle aussi tenir compte de sa matière ?
  4. a-t-elle le caractère d'une discipline a priori et démonstrative, ou d'une discipline empirique et inductive ?

On voit déjà que la question du psychologisme n’y est posée que dans le cadre d’un examen de la valeur de la logique. Le libellé même de la question 2, fait apparaître, que l’existence même de la psychologie comme science n’est pas mise en doute par Husserl, comme plus tard chez Canguilhem, et surtout Althusser, Lacan, Foucault. Husserl n’attaque pas la psychologie, et sa prétention légitime à se construire comme science, mais le psychologisme, entendu comme cette revendication arrogante à se substituer aux sciences logico-mathématiques. Il ne critique pas les psychologues, mais les empiristes comme J. S. Mill. Ainsi le premier développement sur la question du psychologisme se trouve dans le chapitre III ‘«’ ‘  le psychologisme, ses arguments et sa prise de position vis-à-vis des arguments habituels de la partie adverse »’, et les psychologistes cités sont :J.S. Mill et Lipps. Les autres chapitres traitant des problèmes du psychologisme sont le chap. IV : ‘«’ ‘ Conséquences empiristes du psychologisme »’, le chap. V : ‘«’ ‘  Les interprétations psychologiques des principes logiques ’», où est abordée notamment l'interprétation psychologique du principe de contradiction, le chap. VI ‘«’ ‘  La syllogistique, à la lumière du psychologisme ’»,le chapVII : ‘«’ ‘  Le psychologisme en tant que relativisme sceptique »’,et enfin le chap. VIII : ‘»’ ‘ Les préjugés psychologistes ’».

Par la suite Husserl, dans ‘«’ ‘ La philosophie comme science rigoureuse ’», étendra sa critique à tout naturalisme qui réduit l'esprit et les idées à de simples faits de nature. On voit par là que ce que Husserl combat c'est la réduction de l'esprit à l’empirique, de la norme au fait. Sa critique du psychologisme, vaut tout autant pour l’historicisme, le sociologisme, voire un ‘«’ ‘ psychanalysme ’» qui prétendrait fournir le fondement des mathématiques. Par contre, il affirme la spécificité du psychisme, on ne saurait assez y insister. L'esprit n'est pas une chose.

A l’origine donc, ce que les philosophes attaquent sous le nom de psychologisme, c’est la réduction matérialiste de l’esprit. Il est donc paradoxal, ou faux intellectuellement de s’appuyer sur la critique du psychologisme par Husserl pour dénoncer la psychologie en elle-même, ou le moi, ou l’homme. Nous savons bien d’ailleurs que Husserl inspirera lui-même une nouvelle école de psychologie développée après lui par Binswanger, Merleau-Ponty, Minkowski… et leurs héritiers contemporains ( P. Fedida par exemple).

Enfin on doit rappeler ici que le dernier mot de Husserl, dans son testament spirituel la Krisis sera pour reprocher à la science européenne, par la prédominance qu’elle a donné à la formalisation mathématique, d'avoir fait disparaître le sujet, la personne donatrice de sens. Citons-le : ‘«’ ‘ Galilée, dans le regard qu'il dirige sur le monde à partir de la géométrie et à partir de ce qui apparaît comme sensible et est mathématisable, fait abstraction des sujets en tant que personnes porteuses d'une vie personnelle ’» (‘«’ ‘ La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale » ’Gallimard p.69). Contre le dictat des sciences, ‘«’ ‘Zurück zu den Sachen selbst’”, le retour aux choses mêmes.

De Frege, dont la critique du réductionnisme psychologiste est antérieure à celle de Husserl, il faudrait surtout rappeler la distinction qu'il opère entre ce qu'il appelle les questions de justification et les questions de genèse. Frege pour assurer le fondement et la validité des mathématiques en fait les essences objectives mais non réelles, d'un troisième monde (das dritte Reich), les faisant échapper ainsi à tout risque de naturalisme ou de psychologisme. Ce troisième monde n'est cependant pas coupé de fait des deux autres ; les concepts mathématiques ont aussi une genèse dans l'esprit de leurs auteurs, mais ils ne trouvent leur validité qu’ailleurs : ‘«’ ‘ pour Frege la question de la genèse de nos croyances est une chose et celle de la justification et de la validité objectives des propositions auxquels nous croyons en est une autre totalement différente ’» (J. Bouveresse, 1998, p. 149). Ce qui veut dire que quoi qu'on puisse découvrir sur le contexte psychologique, historique, ou sociologique, d’une découverte scientifique, cela n'a aucune conséquence sur l'examen de sa validité. Le contexte de découverte d'une nouvelle théorie, les faits empiriques qui l'ont fait naître à tel moment dans tel esprit, et qu’étudient à bon droit psychologues, historiens, ou sociologues de la connaissance, ne peut être pris en compte dans l'examen de sa validité, qui lui s'inscrit dans un autre domaine, celui des raisons, c'est-à-dire de l'enchaînement logique des arguments, contrôlé par la libre discussion rationnelle, et la vérification expérimentale. Les circonstances, parfois cocasses, qui ont amené Newton, Poincaré, Mendeleïev, à leurs découverte et qu’ils ont eux-mêmes racontées dans leurs souvenirs, n'est pas ce qu'ils présentaient comme justification devant le cercle de leurs pairs. Et quoi qu'en pensent certains neuro-scientifiques, on ne présentera jamais comme démonstration rationnelle de la validité d’une idée, des images d’illuminations d’arborescences nerveuses, ou des formules de composés chimiques cérébraux.

Jacques Bouveresse, un des philosophes contemporains de la lignée de Frege et et de la pensée autrichienne, rappelle, dans le livre déjà cité, les conditions posées par Kant dans un passage de la seconde édition de la Critique de la raison pure, à la possibilité de la science. Il n’y a que trois possibilités dit Kant : soit c'est l'expérience qui produit les concepts, c’est la solution des empiristes ( de Locke à Stuart Mill) ; soit ce sont les concepts qui structurent l'expérience et imposent aux phénomènes la façon dont ils se présentent à nous, c’est la solution critique proposée par Kant ; soit il existe une harmonie préétablie entre les concepts et l'expérience (Leibniz). Une variante de cette troisième solution, selon J. Bouveresse, est celle de l'harmonisation par l'évolution (le darwinisme cognitif d’un Chomsky en est un exemple contemporain ; on peut se demander si elle ne nous ramène pas d’une certaine façon à la solution 1).

Ce débat est toujours actuel. On rappellera ici les mémorables discussions qui opposèrent à Royaumont en 1975 Jean Piaget, Noam Chomsky, Jerry Fodor et de nombreux autres chercheurs célèbres (R. Thom, D. Premack, D. Sperber, H. Putnam etc.. ) 290 . Il est intéressant de voir si un psychologue comme Jean Piaget, à la fois psychologue et épistémologue généticien, évite le piège du psychologisme. Nous espérons faire apparaître ainsi que tous les psychologues ne sont pas psychologistes à partir du cas le plus litigieux. Piaget refuse la solution 1 de l’empirisme psychologiste. Il parle lui-même d' ‘»’ ‘ harmonie établie ’» au long du processus d'adaptation. Il affirme nettement son rejet du psychologisme : ‘«’ ‘ étant entendu une fois pour toutes que la logique procède par axiomatisation et doit aussi éviter tout psychologisme ou passage du fait à la norme ’» (page 77 de son Q.S.J.(1979). Une fois le principe fortement rappelé, Piaget s’affronte aux apories qu’il entraîne : ‘«’ ‘  les trois problèmes principaux et très classiques de l'épistémologie des mathématiques sont de comprendre pourquoi elles sont indéfiniment fécondes tout en partant de concepts ou d'axiomes peu nombreux et relativement pauvres, pourquoi elles s'imposent de façon nécessaire et demeurent donc constamment rigoureuses, malgré leur caractère constructif qui pourrait être source d'irrationalité et pourquoi elles s'accordent avec l'expérience ou la réalité physique malgré leur nature entièrement déductible ’» (page 86). Qu'est-ce qui fait que des structures mathématiques nouvellement découvertes, historiquement datées, apparaissent immédiatement nécessaires de toute éternité : elles sont nouvelles, elles ont été générées, et en même temps leur vérité s’impose hors de toute condition d'espace et de temps. Piaget pense apporter une solution par le bouclage (l'équilibre) de structures de plus en plus générales : en mathématiques on introduit indéfiniment des opérations sur les opérations précédentes 291 , plus ça se construit, plus c'est fécond et plus c’est rigoureux. On ne discutera pas ici de la validité des solutions de l'épistémologie génétique de Jean Piaget. Cela nous entraînerait plus loin que nous ne pourrions aller. On voit cependant qu’on est loin du psychologisme simplificateur dont on accusait les psychologues. Piaget n’esquive pas le problème et essaie de lui apporter sa solution dans le cadre d’une épistémologie génétique et non dans celui d’une psychologie dogmatiquement empiriste et naturaliste comme l’était le béhaviorisme américain.

Notes
287.

Cette question touche à l’épistémologie et à la gnoséologie. Mais il règne en ce domaine une grande confusion sémantique, d’une langue à l’autre, d’une époque à l ‘autre. Ainsi aujourd’hui la gnoséologie, originellement théorie de la connaissance, a disparu, englobée par l’épistémologie, au départ étude de la validité des sciences (que puis-je savoir scientifiquement ?). Lalande fait correspondre l’allemand Wissencchafslehre à épistémologie, et Erkenntnislehre pour la théorie générale de la connaissance ou gnoséologie. C’est un peu chinois. Partout ailleurs qu'en France c'est l’Erkenntnislehre qui est considéré comme l'épistémologie. Dans cette acception, l'article de Canguilhem n'est pas un article d'épistémologie.

288.

Philosophe empiriste anglais et économiste du XIXème , plutôt moderniste, un peu socialiste, un peu féministe… mais pas psychologue au sens où on l’entend au XXème siècle. A la demande de Théodor Gomperz, Freud traduisit un de ses ouvrages durant l’année 1879.

289.

Spencer prolongera et complétera l'empirisme associationniste anglais par la théorie de l'évolution, en postulant l'hérédité des associations et des habitudes. Du coup, et un peu paradoxalement il donne en quelque sorte raison à Leibniz contre Locke, le père de l’empirisme, puisque sa conception conduit à admettre qu'il y a des principes innés dans l'esprit. Comme le notait Voltaire : « jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage et plus méthodique, un logicien plus exact que Locke ; cependant il n'était pas grand mathématicien ». Nous l’avons dit, les mathématiciens sont viscéralement platoniciens, et donc les plus révulsés par le psychologisme quand il s’attaque à leur science. Leibniz est mathématicien.

290.

« Théories du langage, théories de l’apprentissage”. Centre Royaumont pour une science de l’lomme. Piatelli-Palmarini. Seuil. 1979.

291.

A côté de ce processus d’ » abstraction réfléchissante », Piaget introduit le concept d’ » équilibration majorante » pour souligner que le processus d'adaptation par assimilation -- accommodation accroît la puissance logique des schèmes.