Canguilhem « interprété ».

L’article légendaire ‘«’ ‘ Qu’est-ce que la psychologie ? ’» a une intention générale, la critique des prétentions de la psychologie, interprétée à deux niveaux. Premièrement une critique du « psychologisme », prétention de la psychologie à justifier, i.e. constituer le fondement des sciences nomothétiques. Deuxièmement une critique d’une psychologie particulière, la psychologie du conditionnement - et par extension de l’adaptation - de l’homme à la machine, et plus généralement à une société qui traite les hommes comme des outils. Critique faite à partir d’un lieu précis, la philosophie (Canguilhem y revendique le droit de la philosophie à poser ces questions), et au nom d’une certaine idée éthique de l’homme. Mais si cet article a été repris, sans cesse cité, et a eu le succès prolongé qu’on lui connaît, c’est que son affiche philosophique, historique et épistémologique, couvrait en réalité une incrimination de type généalogique (qui servez-vous ?) qui ne doit rien à une philosophie entendue comme analyse conceptuelle. C’est ce mode d’accusation là, qui parla immédiatement aux trois professionnels du soupçon que nous avons auscultés tout à l’heure, et plus généralement à tout un public aspirant à l’intelligence sans doute, mais plus avide de dénonciations que de vérités ordinaires.

Revenons donc au contexte de réception de cet article, et à la lecture qui en fut faite à l’époque, dont nous allons trouver l'expression dans la conférence d'Élisabeth Roudinesco au colloque Canguilhem des 6-7 et 8 décembre 1990. Nous en avons déjà dit un mot au début de ce livre, mais il nous faut y revenir plus en détail. En effet, la contribution d'Élisabeth Roudinesco intitulée : ‘«’ ‘ Situation d'un texte : qu'est-ce que la psychologie ? ’» est une illustration demonstrative des déformations typiques qui conditionnèrent la réception et le succès de ce texte. Son retentissement est le fruit de ces simplifications et de ces interprétations.

L’analyse du texte de G. Canguilhem par E. Roudinesco est faite d’une série d’interprétations, en une sorte de fuite en avant, où l’on fait dire à Georges Canguilhem ce qu’il ne dit pas, et parfois même le contraire de ce qu’il dit explicitement. La conférence analyse en fait deux textes : le ‘«’ ‘ Qu’est-ce que la psychologie ? ’», puis le texte de 1980 sur ‘«’ ‘ Le cerveau et la pensée ’» que Canguilhem a envoyé en guise de participation à ce colloque. 292 Elisabeth Roudinesco commence ainsi son intervention (1994, p. 135) : ‘«’ ‘ Georges Canguilhem s'est toujours défendu vigoureusement d'avoir voulu mettre à mort la psychologie. Et pourtant, dans sa fameuse conférence du 18 décembre 1956 prononcée au Collège philosophique, et publiée deux ans plus tard dans la Revue de Métaphysique et de Morale, il s'agit bien entendu d'un meurtre de la première à la dernière ligne ’». Le ton de l’argumentation est donné : quoique puisse dire Canguilhem, le sens de ce qu’il a dit dans son article lui échappe, et ses dénégations ne feront que renforcer les interprétations de son analyste.

E. Roudinesco enchaîne une deuxième interprétation tout aussi discutable selon nous : la psychologie dont Canguilhem s'acharne à vouloir la mort serait celle que tentait de construire son ami Daniel Lagache. Page 137 : ‘«’ ‘  Pourquoi donc Canguilhem s'acharne-t-il en 1956 à démolir cette fausse science qui n'a ni objet ni identité? Pourquoi une telle violence ? La psychologie est-elle si menaçante ? Nul doute que Canguilhem s'attaque ici à l'édifice construit depuis 1949 par son ami Daniel Lagache ’». Elle précise ailleurs qu’il s’agit du projet de ‘«’ ‘  ressusciter l'ancienne psychologie clinique inventée par Pierre Janet ’». Or, si l'on revient au texte même, comme nous l’avons fait, il est facile de vérifier que la seule psychologie qui fasse l'objet d'une attaque en règle c'est la psychologie du comportement ou des tests d’aptitudes. Comme nous l’avons vu, ce que Canguilhem reproche à son ami Lagache, c'est son essai d'alliance avec le béhaviorisme. Il lui demande ensuite de reconnaître que la psychologie clinique humaniste qu'il défend, et qui recueille l'approbation de Canguilhem, interroge l'idée de l'homme qu'enferme cette théorie générale de la conduite. Ici, lui dit Canguilhem, tu as besoin de la philosophie.

Il nous paraît déjà probable, à partir de l'examen de la première partie de sa conférence où Élisabeth Roudinesco résume les intentions de Canguilhem, qu'elle n'a pas relu son article, ou plutôt qu’elle l’a interprété, à partir du bréviaire de son école analytique. Ni la psychologie en général, ni la psychologie clinique ou la psychologie ‘«’ ‘ humaniste ’» 293 , ni Daniel Lagache, ni P. Janet ne sont les cibles choisies de Georges Canguilhem.

Dans la deuxième partie Élisabeth Roudinesco développe une argumentation pro domo. Après le compte de ce que Canguilhem critique, le relevé de ce qu'il défend. Page 140 : ‘«’ ‘  mais il ne faut pas réduire le texte à sa charge politique (... ) s'il a pu être lu et utilisé avec un tel profit par la génération althussero-lacanienne c’est parce qu'il contient une autre chose qu'un anti-psychologisme radical. Et cette autre chose, c'est un hommage constant à la découverte freudienne ’». A ceux qui objecteraient que Freud est à peine évoqué, à peine une ligne, comme psychopathologue, et pas plus longuement que ne l’est Pinel, 294 Elisabeth Roudinesco tient sa réponse prête : c’est en n ‘en parlant pas, qu’il en parle plus encore, à ceux qui savent l’entendre tout du moins… Page 141 : ‘«’ ‘  Contemporain de l'implantation du freudisme en France, Canguilhem est aussi un grand lecteur de l’œuvre freudienne. À cet égard on peut se demander pourquoi il n'a consacré aucun article spécifique ni au savant viennois, ni à sa découverte. Peut-être a-t-il choisi de parler sans cesse de Freud par allusion et en s'avançant masqué ? ’» Derrière quel masque se cache donc Freud ? Ici l’interprétation devient un peu forcée. S'appuyant sur la conférence de 1980 qui figure dans les actes du colloque, où Canguilhem rend hommage au projet de P. Janet, elle pousse son travail interprétatif jusqu’à y voir un hommage à Freud : ‘«’ ‘  et pour défendre Freud toujours par un détour, l'auteur fait appel à Janet dont il avait pourtant démoli la doctrine en 1956 »’. Si l'on essaie de ressaisir les fils de l'argumentaire, on doit comprendre dans l'article de Canguilhem l'inverse de ce qu'il y dit. Il veut la mort de la psychologie même s'il s'en défend, celle de Lagache et de Janet, il promeut la découverte freudienne même s'il n'en parle pas, et quand il dit du bien de Janet, c’est encore à Freud qu’il rend hommage.

Élisabeth Roudinesco poursuit ensuite sa démonstration avec sa lecture de cette conférence de 1980 sur ‘«’ ‘ Le cerveau et la pensée » ’dans laquelle elle voit le prolongement direct de la précédente critique de la psychologie. Page 141 : ‘«’ ‘  dans une conférence de 1980 prononcée au grand amphithéâtre de la Sorbonne et consacrée au cerveau et à la pensée, il réactualise son hostilité à la psychologie à travers une stratégie de défense masquée de la découverte freudienne ’». Masquée, le mot est important. Si nous relisons cet article de 23 pages, nous y trouverons seulement une demi-page consacrée à la psychologie proprement dite. Pour l’essentiel il est consacré à une analyse critique des excès réductionnistes des neurosciences (neurologie, psychophysiologie, intelligence artificielle, psychotropes) et s'achève sur un appel à la vigilance.

Entrons un peu plus dans le détail. La première partie est un historique sur la naturalisation du Je et ses dérives ; une naturalisation d’abord ‘«’ ‘ phrénologique ’» d'Aristote à Gall, puis un matérialisme psychologique de Taine à Ribot. À partir de cet historique Canguilhem veut mettre en évidence la dérive qui conduirait à substituer l'imagerie du cerveau à celles de la pensée 295 .‘’ ‘«’ ‘ Ça pense »’ disent–ils comme Lichtenberg. Contre cette dérive d’une naturalisation, ou matérialisation de l'esprit, il y a des résistances, comme celle dans les années 23-24 d’un Professeur au Collège de France ». Il cite alors 20 lignes de Pierre Janet qui pour lui constituent un modèle de résistance à la réduction de la pensée au cerveau. Nous en extrayons quelques éléments : ‘«’ ‘ on a exagéré en rattachant la psychologie à l'étude du cerveau. Depuis près de cinquante ans on nous parle trop du cerveau (...) le cerveau n'est qu'un ensemble de commutateurs (...) ce que nous nommons phénomènes de psychologie, c'est une conduite d'ensemble de tout l'individu pris dans son ensemble. Nous pensons avec nos mains aussi bien qu'avec notre cerveau, nous pensons avec notre estomac nous pensons avec tout (…). La psychologie c'est la science de l'homme tout entier : ce n'est pas la science du cerveau »’. Voilà ce que disait P. Janet et que Canguilhem approuve. Il affirme voir dans ces affirmations d' ‘»’ ‘ un psychologue aujourd'hui injustement délaissé »’ (dixit), l’exemple à suivre d'une réponse des psychologues au réductionnisme naturaliste. 296

Après cette revue historique Canguilhem en arrive à l’actualité de ce problème en 1980. A partir de publications récentes, dans Pour la science, Newsweek, Mind, Brains and Machines, il demande : ‘«’ ‘ Qu'appelle-t-on penser ?’ 297  » dans le monde des ordinateurs et des psychotropes. Est-ce calculer ? Pascal, le père de ces machines en certaine façon, le refusait. Des scientifiques aussi reconnus que David Hubel, Fr. Crick, P. Nelson, M. Jouvet, soulignent eux-mêmes la différence de dimension existant entre un cerveau et un ordinateur 298 . Canguilhem s'étonne de l'engouement généralisé pour ces réductionnismes. Lui, le théoricien du concept, rappelle les démarches erratiques de la pensée vivante et les conditions très singulières de l'invention scientifique, comment par exemple vint à Poincaré son idée sur les fonctions fuchsiennes, ‘«’ ‘ au moment où je mettais le pied sur le marche-pied ’» 299 , et pose la question : ‘«’ ‘ y aura-t-il un jour des automates logiques à qui viendront des idées ? »’

S'il n'est pas possible quand on réduit le cerveau à un calculateur électronique de comprendre comment il est capable d'inventer, peut-on attendre mieux des recherches sur la chimie du cerveau ? Georges Canguilhem, après avoir souligné l'intérêt médical des psychotropes, le soulagement qu'ils apportent et l'espoir qu'il font naître dans le traitement de maladies graves comme la maladie de Parkinson ou la schizophrénie, moque les vulgarisateurs de magazines qui en attendent des solutions au développement de la créativité intellectuelle. De quelle molécule chimique, demande-t-il, naîtra la démonstration du théorème de Fermat ? Enfin, qu'appelle-t-on penser, quand il s'agit ‘«’ ‘ de ce pouvoir de l’être vivant que Pascal a nommé volonté et dont il refuse la capacité de simulation à la machine ? ’» Évidemment cette question de la volonté n'a aucun sens pour une psychologie réduite à une théorie du conditionnement. Quelle place pour la volonté dans une psychologie du dressage ? Comment une psychologie du réflexe stimulus-réaction donnerait-elle une place au ‘«’ ‘ sens de la situation ’» ? Car, souligne Georges Canguilhem ‘«’ ‘ l'essentiel de l'environnement social humain c’est d’être un système de significations. Une maison n'est pas perçue comme pierre ou bois, mais comme abri, un chemin n'est pas de la terre aplanie, c'est un passage, une trace...»’ (p.25). Plus encore avec le langage, on doit reconnaître que le sens déborde le conditionnement. Canguilhem renvoie d'ailleurs au débat Piaget-Chomsky de Royaumont –ils rejettent tous deux le béhaviorisme de Skinner - pour conclure que :‘»’ ‘ en résumé le langage humain est essentiellement une fonction sémantique dont les explications de type physicalistes n'ont jamais réussi à rendre compte. Parler c’est signifier, donner à entendre, parce que penser c'est vivre dans le sens »’ (p.27). Si nous rappelons un peu longuement ces éléments de la conférence, c'est pour bien souligner que c'est au nom du sens que Canguilhem critique le béhaviorisme, beaucoup plus proche en cela du point de vue phénoménologique, combattu par Althusser, Lacan et Foucault, que de ces derniers, de leur dénonciation du sens, des illusions de la subjectivité vécue, du sujet, de l’homme même.

‘«’ ‘  Penser dit Georges Canguilhem est un exercice de l’homme qui requiert la conscience de soi dans la présence au monde, non pas comme la représentation du sujet Je, mais comme sa revendication, car cette présence est vigilance et plus exactement surveillance (…) Le Je n’est pas avec le monde en relation de survol mais en relation de surveillance »’ (p.29). Un Je de surveillance-vigilance, donc chargé d'une mission de jugement (éthique). Ici Canguilhem définit la tâche même de la philosophie, une fonction régulatrice, non une théorie éthérée, en surplomb. Comme exemplaire de cette fonction de vigilance, il rappelle l’acte noble et courageux de Spinoza, non pas le Spinoza déroulant ses axiomes dans l'isolement de son cabinet, mais l’homme Spinoza, l’individu singulier courant dans les rues dénoncer l'assassinat de Jean de Witt. L’Ethique, cette philosophie sans sujet, sans liberté, n’explique pas cet acte. C’est cette fonction de surveillance et de dénonciation, qui appartient selon Canguilhem en propre à la philosophie, qu'il faut préserver en tout homme contre les tenants du conditionnement, adeptes du psychologisme et empiristes de tout poil. Canguilhem se doute que cette ambition de maintenir une fonction critique doit susciter les sarcasmes des matérialistes physicalistes et autres réductionnistes : ‘«’ ‘ Il m'est aisé d'imaginer quels sarcasmes le mot de réserve appelé à donner son sens à ce petit mot Je, ne peut manquer de susciter, d'une part chez les psychanalystes psychanalysants qui le tiendront pour un symptôme de méconnaissance de l'inconscient, et d'autre part chez les physicalistes physicalisants ’» (p. 31).

La lecture de ces dernières lignes fait bien apparaître comment Canguilhem détermine les camps opposés. Son critère déterminant, c'est la position quant aux réductionnismes quels qu’ils soient. Et il range dans ce camp, les ‘«’ ‘ psychanalystes psychanalysants »’, aux côtés des béhavioristes et autres physicalistes physicalisants. On peut se demander qui sont ces psychanalystes psychanalysants, mais on ne peut guère avoir de doute sur le camp où se rangeraient d'eux-mêmes Althusser, Lacan et Foucault. En face il nous semble qu’il peut y avoir de la place pour des psychologues humanistes, éthiques, qui croient à la responsabilité, à la possibilité de dire non aux systèmes, qui croient que leur tâche est d’aider leurs patients à dire non, c’est à dire à retrouver plus d’autonomie et de liberté.

Or c’est cet article-même que E. Roudinesco interprète comme une attaque de la psychologie tout aussi rude que la première. Selon elle s’il parle des phrénologues d’hier et des neuro-sciences d’aujourdhui, c’est des psychologues qu’il s’agit, et s’il approuve P. Janet, c’est pour soutenir Freud. Elle redistribue les positions tout autrement que Canguilhem. Emportée par sa passion militante ou par ses réflexes rhétoriques, elle va jusqu’à utiliser, cette figure usée mais toujours efficace de l’opposition fascisme-antifascisme. Le résistant Canguilhem ne peut que condamner une psychologie fasciste. Page 143 : «‘ Ainsi peut-il (Canguilhem) s’identifier à Spinoza fondateur d’une philosophie sans sujet, pour battre le rappel d’une unité de la philosophie où seraient inclus les cartésiens, contre ce qu’on pourrait appeler par métaphore ’ ‘le ’ ‘«’ ‘ fascisme » de la psychologie ’» (sic). Il ne peut que se ranger dans le camp des anti-fascistes, où sont rangés, quasiment par définition, les psychanalystes : ‘«’ ‘ On songe ici à la phrase de Foucault dans la Volonté de savoir qui sera saluée par lui : Freud a inventé un modèle qui a conféré à la psychanalyse ’ ‘«’ ‘ l’honneur politique d’avoir été en opposition avec le fascisme »’. La boucle est bouclée. La conclusion est assénée. Quarante ans après la défaite du fascisme on peut encore s’en servir pour faire taire ses rivaux.

Notes
292.

Ce texte ouvre les actes du Colloque, 1994, p.11-33.

293.

Il faut entendre «humaniste” au sens habituel et non au sens de l”humanistic psychology” américaine (Maslow, Buhler, Mahrer).

294.

Ou Bossuet...

295.

Canguilhem cite Antonin Artaud marqué par cette imagerie au point de supplier qu'on lui change son cerveau : « j'attends-moi, seulement que change mon cerveau, que s’en ouvrent les tiroirs supérieurs » (cité par Canguilhem).

296.

Il n'y a que E. Roudinesco pour y voir autre chose. Dans les mêmes actes du colloque, Fr. Varela, commentant le même texte nous confirme que : « comme Canguilhem nous le rappelle dans cette esquisse d'introduction historique, la psychologie a systématiquement essayé, à la même époque, de s'éloigner de ce réductionnisme »

297.

Moquant au passage les tics de pensée du microcosme parisien : « bien que, selon la mondanité philosophique, la question ait une résonance heideggerienne, nous la prendrons par son côté banal trivial » page 18.

298.

Notons au passage qu’avec beaucoup d'acuité, Canguilhem souligne la différence entre la mémoire de l'ordinateur et la mémoire personnelle autobiographique. Elle mériterait plus qu’une conférence dit-il. C’est qu’ici vient se poser la question du rapport de la mémoire à l’identité, la question du Je.

299.

Il montait dans l’omnibus. H. Poincaré rapporte les conditions inattendues de plusieurs de ses découvertes dans «Science et méthode”. Pour lui de telles «illuminations” sont le signe manifeste d’un «long travail inconscient antérieur”, opéré par un «moi subliminal” qui «n’est pas purement automatique”, mais capable de «discernement”, et «tact”.